[IYAQCDPDLDDG] Chapitre IV

*Un jeune blessé et un vieillard* se dit Leustant, *voilà notre aubaine, nous pourrons aisément les tuder*. Mais il se souvint aussitôt qu'au moins l'un d'eux, si ce n'étaient les deux, devaient posséder quelques pouvoirs de sorcellerie au vu de ce qu'ils avaient invoqués dans la cave d'où ils venaient. Deux options se présentaient : leur tomber dessus par surprise en espérant qu'ils ne puissent pas lire l'avenir auquel cas Leustant et Marius n'auraient aucune chance, ou les suivre discrètement en espérant ne pas se faire repérer.

Un coup d'œil à la carrure de Marius fit dire à Leustant qu'il ne serait point aisé d'être discrets dans ces souterrains, et sa propre armure (qu'il n'avait point retiré depuis quelques jours déjà et qui commençait à sentir fort le bouquetin à l'intérieur) allait cliqueter, ne facilitant point la tâche. L'option la plus sûre paraissait donc de se débarrasser une bonne fois pour toutes de ces vils sorciers. Mais s'ils les tuaient dès maintenant, comment retrouveraient-ils leur chemin dans les souterrains ?

Leustant fit donc signe à Marius, sans parler, d'être discret et prudent, en mettant d'abord l'index devant sa bouche puis en baissant lentement ses mains devant lui, paumes vers le sol.

Brionne observait attentivement les mouvements de la troupe. Depuis que le sénéchal en avait pris la tête, il sentait une efficacité inhabituelle aux milices communales...

Et la gente Penthésilée ?
Et les autres enfançons, enlevés et tourmentés ?
Il n'était peut être pas trop tard. Une maigre chance subsistait. Le risque était gros. D'autres que lui avaient été branchés pour bien moins. Malgré tout il devait essayer...

Il épousseta ses vêtements, écarta sa cape pour mettre en évidence l'écu qui ornait son tabard, redressa sa haute silhouette et s'approcha du milicien le plus proche.
- Mène moi prestement auprès du sénéchal. Les renseignements que je possède sur la merdaille de cette masure et sur les charmements de cette nuit vont l'intéresser.
Il parlait d'une voie posée et calme. Pourtant son cœur battait une giguedouille endiablée...

Le soldat eut un bref instant de confusion en voyant Brionne quitter sa cachette et traverser la rue à présent déserte jusqu’à lui. Quand il revint de sa surprise, ce fut pour lui rire au nez.

« Eng voilà ung qu’a de l’audace à revendre, oh. » lança-t-il avec un accent gasconnien à couper au couteau. « Est-ce le sire sénéchal a point dit de se tirer les pieds d’ici bieng vite ? Ong reste à la traîne, eh ? Vaudrait mieux songer à vider la place, l’ami. »



« C’est encore le drôle qui s’amuse à meugler ong sait trop quoi à tue-tête. » renchérit l’un de ses camarades. « La mesure est comble, cette fois : ouste ! et si qu’ong te revoit rôder dans le coing, ong te fout au trou, et avec supplice, encore. »

« Quel est ce tapage, soldats ? » fit la voix du sénéchal, qui s’était approché de la scène alors qu’elle commençait à prendre un mauvais tournant.

« Faites excuses, messire Marc. » s’empressa de répondre un vougier, faisant cliqueter son armure en exécutant une sorte de courbette maladroite. « Y a là ung quelconque soûlard qui vous veut matagraboliser l’esprit avec ong ne sait quelles fadaises. Ong le refoule de suite, s’il vous plaît. »

Le sénéchal jeta à Brionne un regard exempt de toute bienveillance, et son œil s’attarda sur les armes de son pourpoint

« Eh bien, soit. » dit-il enfin. « Si vous voulez me parler, je suis là. Laissez-le aller, vous autres. »

Le rang des soldats s’ouvrit à contrecœur pour céder la voie à Brionne, et se referma aussitôt qu’il fut passé.

À travers les couloirs humides et étroits qui serpentaient sous les rues de la cité, Leustant et Marius poursuivaient leur traque. De crainte d’être repérés, ils avaient dû laisser un peu d’avance aux fuyards et progresser dans la pénombre en couvrant leur lanterne. Parfois, ils se retrouvaient face à un nouvel embranchement et devaient se fier aux bruits de pas devant eux pour décider de la voie. Les deux sectateurs avaient peut-être entendu quelque écho suspect, car souvent ils s’arrêtaient net dans leur marche, comme pour tendre l’oneille. Leustant s’efforçait alors de demeurer parfaitement immobile pour ne pas faire tinter ses plates.

Bientôt, ils n’eurent plus aucune idée de la façon de revenir sur leurs pas. Dans l’obscurité, leurs ennemis étaient leurs seuls guides, et ils n’avaient d’autre choix que de les suivre, en espérant qu’ils ne les mèneraient pas en quelque péril horrifique.

Au bout d’un temps qui leur parut très long, ils commencèrent à percevoir une vague lueur devant eux. Ils n’entendaient déjà plus les pas des deux fuyards. Soudain, après un tournant, ils virent la fin du souterrain, une ouverture d’à peine un mètre de haut. Dehors, ils distinguaient de hauts et sombres troncs d’arbres baignés par la faible lumière d’une aube blafarde. Nul autre bruit ne s’entendait que le souffle du vent d’hiver dans les feuilles.

Marius s'avança vers la lumière, il jeta un œil au dehors. Le vent glacé lui fouetta le visage. Pas un bruit alentour, il invita Leustant à sortir à son tour. Malgré sa connaissance de la région, il ne pouvais reconnaitre le lieu où ils avaient atterris.

Brionne prit une inspiration profonde comme avant chacun de ses précédents duels à mort. Car c'était bien un duel à mort qu'il s'apprêtait à engager : de ce duel dépendait son sort mais aussi, peut être, celui de ses compaings d'aventure et de la douce Penthésilée.
Il se campa solidement sur ses deux jambes, redressa fièrement le chef et soutint le regard du sénéchal avant de se lancer :

- Je me nomme Brionne, héraut et maître d'armes au service du baron de Gransette, vassal du duc Robert de Reno. Je parle ce jour d'hui en mon nom propre, mon maitre n'ayant pas cognoissance de ma présence céans. C'est cependant en cherchant après sa propre fille que je me suis trouvé cette nuité en l'hostel de Clairac. J'y ai découvert un nid de houliers malfaisants : ils ont enlevé des enfançons dans toute la région pour les sacrifier et ont usé de charmognes pour attirer céans un démon de la pire engeance. Moi et quelques camarades sommes intervenus à temps pour interrompre cette lacrimable cérémonie, c'est la cause du grand rafut qui éveilla le quartier.
Ces houliers sont, pour ce que j'ai pu voir, des notables de Valfond. Mais je pense qu'un maitre est au dessus d'eux, un maitre malfaisant qui tient entre ses mains la vie de la fille de mon dit seigneur et celles des autres enfançons. Je vous prie, par la Dame et ce que j'ai de plus cher, de mettre sur l'heur en hast et de soumettre à la question les malfaisant encore vifs.
Certains se sont enfuis par les souterrains qui partent de la cave et j'ai grand crainte qu'ils soient hors d'atteinte. Mais un des malfrats est sorti de l'hostel il y a peu. C'est un homme corpulent et richement vêtu, à l'abondante barbe brune. Ces deux braves (il désigna du menton Din et Beppe) étaient à sa poursuite alors qu'un de ses vils charmements m'avait empêché de me joindre à l'hallali.

Ayant dit, il mit un genou en terre, baissa la tête et tira lentement son épée pour la présenter, garde en avant, au sénéchal.

Marius tâcha de comprendre où ils étaient arrivés ; même si le chemin sous terre leur avait paru long, ils auraient dû être encore en vue des murailles de Valfons. Ils se trouvaient à présent dans un bois de châtaigniers à flanc de colline. La brume légère qui s’attardait entre les troncs et la demi-obscurité de l’aube n’aidait pas à se repérer.

La bise qui murmurait dans les branches chassa un instant la brume et Marius su enfin où ils étaient ; au-dessus d’eux, il apercevait les défenses extérieures du château de Valfons, qui dominait la cité. Ils venaient donc de quitter l’enceinte de la ville et se trouvaient quelque part à l’est du quartier noble.



« Ne bougeons plus. »

Marius avait réagi une fraction de seconde trop tard, malgré ses sens affûtés par des années de brigandage forestier. Il n’avait eu le temps que d’entendre des pas précipités sur l’herbe couverte de givre avant de sentir la pointe d’une lame entre ses omoplates. Un bruit de pas traînants lui indiqua qu’un deuxième homme s’approchait.

« Tuons-le, père. » fit la voix du jeune homme qu’il avait déjà entendue dans le souterrain. « Nous sommes en grand péril si nous restons ici. »

« Qui es-tu ? » demanda l’autre en accompagnant sa question d’une légère pression sur sa lame. « Qui sont tes compagnons ? Que sais-tu de la réunion de ce soir et comment l’as-tu appris ? Hâte-toi de parler si tu ne veux périr. »

Marius était toujours dos tourné à ses agresseurs et ne distinguait ni l’un ni l’autre.

Leustant, en revanche, les voyait clairement. Il s’était figé sur place en comprenant que Marius avait été pris à revers, et avait renoncé à sortir pour le moment ; à travers l’ouverture du souterrain, il pouvait observer deux personnages masqués de velours cramoisi, l’épée tirée. L’un d’eux, dont le pourpoint était trempé de sang et qui avançait d’une démarche pesante, devait être le nommé Altfrid ; l’autre était le chevalier aux longs cheveux blonds et bouclés qui avait tiré Leustant de sa cellule pour le mener au sacrifice.

Le sénéchal ne répondit d’abord rien, se contentant de dévisager Brionne comme s’il le mettait à l’épreuve. Ceux des gens d’armes qui avaient saisi quelque chose de son récit échangeaient des regards hébétés. Quant aux amis du sénéchal, ils se penchaient les uns vers les autres sur leur selle et se parlaient à voix basse.

« Il est clair, en tout cas, que vous êtes mêlé à cette affaire. » déclara finalement le sénéchal, sans parvenir à masquer son trouble. « En bien ou en mal, je ne saurais le dire. Aussi, debout, héraut. » commanda-t-il sans esquisser le moindre geste bienveillant. « Vous viendrez avec nous chez le seigneur Laurent. »

Le sénéchal jeta un regard à l’hôtel de Clairac. Les derniers soldats étaient revenus bredouilles : l’exploration des souterrains n’avait rien donné. D’un signe de la main, il fit mettre en marche sa troupe. Le seigneur Marc et ses compagnons chevauchaient en avant, suivis par les cavaliers de leur garde et quelques gens de pied qui encadraient Din, Beppe, Évariste et Guyon, les mains liées. On avait laissé Brionne à peu près libre de ses mouvements, mais deux soldats à la mine revêche ne le quittaient pas des yeux alors qu’ils traversaient le quartier noble.



Les derniers fêtards erraient par les rues, le masque de travers, et recevaient de temps à autre quelques coups de hampe bien sentis, lorsqu’ils ne s’écartaient pas assez vite du chemin des soldats. Un ou deux ivrognes lancèrent d’incompréhensibles mais véhémentes invectives à l’escorte du sénéchal. Une ou deux fois, Brionne, Din et leurs compagnons aperçurent dans une ruelle un saltimbanque qui récoltait ses dernières piécettes du carnaval.



Bientôt, les rues se firent pentues. Cette partie de la ville était bâtie à flanc de colline, sous les hauts murs du château de Valfons, résidence du seigneur Laurent, maître de la cité.

La petite troupe fut bientôt arrivée.



Un garde aux traits tirés par le manque de sommeil leur fit lever la herse ; deux palefreniers traversèrent la cour du château à la rencontre du sénéchal et de ses amis pour mener leurs bêtes aux écuries. On défit les liens des prisonniers, qu’un officier de l’escorte mena dans une petite pièce nue, vide à l’exception d’un banc.

« De ce que j’en comprends, vous allez passer bientôt devant le sire Laurent. » leur dit-il. « Priez un coup, ça peut pas nuire. Si vous avez besoin de quelque chose, demandez au garde à la porte. »

Il s’inclina légèrement devant Brionne, le seul qui avait pu conserver ses armes, et quitta la pièce. Par une fenêtre, on voyait une aube brumeuse se lever sur la campagne aux abords de la ville.

Leustant se dit qu'il n'aurait pas aimé être à la place de Marius et que ç'avait été une bonne idée que de le laisser partir en éclaireur pour qu'il aille se faire tuder à sa place. Ce roturier avait jusque-là parfaitement rempli sa fonction. Maintenant il hésitait. Le laisser se faire tuder avec moult supplices par ses agresseurs ne lui faisait ni chaud ni froid sur le plan émotionnel, mais le mettait dans l'embarras pour la suite : il n'aurait plus de fidèle roturier à envoyer tâter le terrain et faire tomber dans les pièges pour vérifier que c'était bien des pièges (inexplicablement, Leustant eut à cet instant une vision mentale aussi soudaine que fugitive d'un homme à tête de calamar tout de blanc vêtu).

Il décida donc, en prenant son maigre courage à deux mains, d'achever le vieillard blessé du nom d'Altfrid qui était certainement un dangereux magister, avant de s'en prendre au blondinet à bouclettes qui avait l'air assez fort, mais il espérait qu'avec l'aide de Marius et l'avantage de la surprise il aurait des chances de le vaincre sans trop se faire mal.

Le castagnet tint donc son bouclier devant lui, et chargea depuis le souterrain, sa lame au-dessus de sa tête, prêt à fendre en deux la tête du vieux sorcier blessé à l'aide d'un coup de taille descendant alors que le vieil homme lui tournait encore le dos. Il n'avait plus que faire de l'honneur qui voulait qu'on frappe toujours un ennemi qui nous fait face, celui-là avait des pouvoirs magiques et il ne fallait surtout pas lui laisser le temps d'incanter la moindre formule.

La compagnie s'était installée dans la pièce en silence et têtes basses. Brionne tenta de se montrer rassurant, la situation était loin d'être désespérée. On avait bien voulu lui laisser son épée et ils avaient été déliés. On allait donc sans doute leur laisser une chance de plaider leur cause face à Laurent de Valfons. La transformation monstrueuse qu'avait subi l'échevin Montagnac prouvait, à elle seule, leur bonne foi et la justesse de leur combat.

Il s'approcha du garde à la porte et lui manda un certain nombre de choses :
- de la charpie et de l'eau de vie pour soigner ses plaies ainsi que celles de certains de ses compaings
- de l'eau fraiche et du pain : la nuit avait été longue et il était temps de reprendre des forces. Ajouter à ces aliments poison ou drogue de charmement serait sans doute malaisé.
- de l'encre et du papier : il comptait faire avec l'aide de ses compagnons une liste des adorateurs du démon. Il fallait que la justice de Valfons saisisse les maroufles encore vifs vistement pour les toster tout à son aise.

Il s'adossa ensuite au mur près de la porte, guettant les bruits à l'entour. Il était seul a posséder une lame et il devrait protéger ses compagnons si d'aucuns essayaient de les tuder traitrement avant leur entrevue avec Laurent.

(Je précise qu’aucun des deux culteux nazis masqués n’est un vieillard. J’ai écrit que vos persos entendaient une voix jeune et une voix plus âgée, pas très âgée en soi. Ça ne change pas grand-chose à la situation, d’accord, mais je préfère que ce soit clair -disons que ce sont ces satanés masques et l’écho dans les souterrains qui ont trompé le pauvre Leustant, dont l’esprit doit être encore un peu confus après avoir été abondamment drogué pendant plusieurs jours. )


Leustant faillit bien choir lourdement à terre, dans le fracas de mailles et de plates que l’on imagine ; se lancer à l’assaut par la maigre ouverture qu’était la sortie du souterrain ne fut pas tout à fait aussi aisé ni discret qu’il l’avait espéré. Heureusement pour lui, si le nommé Altfrid se retourna vers lui en un sursaut, ce ne fut que pour recevoir son épée sur le chef. Le coup avait bien porté, mais du plat de la lame, sans quoi le crâne de l’infortuné eût été très-horrifiquement fendu. L’homme aux cheveux blonds venait tout juste de comprendre de quoi il retournait quand son compagnon s’effondra dans l’herbe gelée, le masque arraché et le front en sang. D’après son visage, il devait avoir à peu de chose près l’âge de Leustant -mais ce dernier ne s’attarda pas à le contempler.



Marius profita de la confusion pour se mettre hors de portée de la lame qui le menaçait et tirer prestement la sienne. Il dut bientôt prêter main-forte à Leustant dans une passe d’armes acharnée. S’il était à présent seul contre deux, leur adversaire se montrait excellent bretteur et parvenait à leur tenir tête. Tous trois étaient cependant fatigués par les événements de la nuit et aucun ne pouvait prendre l’ascendant. L’homme aux cheveux blonds parait sans relâche les plus fines bottes de Leustant, et ses propres coups se heurtaient à l’armure du chevalier errant sans faire plus de mal.

Leustant crut voir quelque chose bouger sur sa gauche. Il ne put retenir un coup d’œil et comprit que le jeune homme blessé tâchait de s’éclipser en rampant, trop mal en point pour prendre part au combat. Ce regard manqua d’être fatal à Leustant : la lame du sorcier lui érafla la tempe et vint réveiller la cicatrice de son oneille mutilée. Ce fut Marius qui fit dévier l’épée à temps pour éviter le pire.

Alors que Leustant serrait les dents sous l’effet de la douleur, le bruit d’une cavalcade retentit. Le sorcier sembla soudain pris de panique, et ce fut au tour du Castagnet d’en tirer parti. Un coup de taille de l’épée de Leustant, porté en plein visage, arracha le masque de velours cramoisi, et le visage de l’ennemi fut révélé.



Son expression de surprise fit bientôt place à une grimace de colère. Dans un dernier effort, il décrivit de grands arcs imprécis de sa lame, au jugé, pour forcer Leustant et Marius à reculer de quelques pas. Il battit lui-même en retraite, l’épée toujours tournée vers eux, jusqu’au corps d’Altfrid qui tentait à grand peine de se relever.

« Père… » gémissait-il. « Ne me laissez pas… le bruit des chevaux… on vient par ici… »

Il n’eut pas le temps d’en dire plus : l’autre le réduisit au silence d’une estocade en pleine gorge et tourna les talons. Quand Marius et Leustant eurent compris qu’ils venaient d’assister au dernier meurtre de la nuit (du moins pouvait-on l’espérer), il était déjà trop tard pour songer à rattraper le fuyard, qui s’était évanoui parmi les châtaigniers. Leustant écoutait le son des sabots s’approcher quand Altfrid leur fit signe de s’approcher. Il vivait à l’évidence ses derniers instants et semblait en plein délire.

« Morr ne voudra pas de moi… » souffla-t-il d’une voix rauque, la bouche emplie de sang. « Il va venir… le Sonneur viendra me prendre… comprenez ? Il faut que vous compreniez. Dans les collines de Sombrefeuille, loin, là-bas… les collines, vous vous souviendrez ? Au Nouvel An. La Nuit… la Nuit des Sorcières. »

Il poussa un dernier râle, et c’en fut fini de lui. Quand Marius et Leustant se redressèrent, ils virent s’avancer à travers les arbres deux cavaliers. Marius reconnut les armes de la milice de Valfons. L’un d’eux, qui devait être quelque officier d’après sa vêture, descendit de selle et posa le regard successivement sur Leustant, Marius et le corps de feu Altfrid.

« Messire, » dit-il enfin à Leustant, « nous avons ordre de prendre et saisir quiconque rôde aux abords de la ville. Il vous faudra nous suivre, sauf votre respect. Et je dois par ailleurs vous demander ce qui est arrivé à cet homme. » ajouta-t-il en pointant le cadavre.


L’eau et le pain furent accordés sans discussion, et l’on fit venir un valet qui s’occupa des plaies de la nuit passée du mieux qu’il pût ; l’encre et le papier, en revanche, furent considérées comme un luxe excessif. « C’est les clercs et scribouillards de monseigneur Laurent qu’auront l’honneur de s’occuper de la chose de l’écriture quand vous aurez audience. » répondit le garde, sans excès de courtoisie, jugeant sans doute la demande hautement extravagante.

Brionne, Din et leurs compagnons se partageaient une miche de pain quand la porte s’ouvrit de nouveau sur un homme d’armes qu’ils reconnurent pour l’avoir vu chevaucher parmi l’escorte du sénéchal Marc. Il balaya la pièce du regard et s’arrêta sur Évariste, à qui il fit signe de l’accompagner.

Évariste, qui ne paraissait pas comprendre mieux que ses compagnons pourquoi il était distingué, disparut à la suite du soldat.

(Je laisse l’action en suspens au cas où vous auriez des choses à mettre au point avant l’audience. Dans le cas contraire, j’enchaînerai directement.)

"Messire Brionne", fit Din entre deux bouchées de pain, "je suggère que vous meniez les débats avec le seigneur Laurent. Vous sembler jouir de quelque crédit, et je crains que mon accent ne fasse qu'aggraver les choses. Cela dit, s'il faut que j'intervienne, j'interviendrai...".

Brionne avala sa bouchée avant de répondre :
- Je ne sais si le crédit que vous me supposez auprès du sieur Laurent sera encore vaillant le jour prochain, mais j'accepte votre proposition. Vous avez vaillamment mené l'assaut l'épée au poing, il me semble normal de prendre ma part bien tost.
Il replongea le nez dans son écuelle en espérant ne pas décevoir les espoirs que son brave compagnon Tiléen mettait en lui...

Marius maugréa dans sa barbe de trois jours en voyant les deux miliciens, et en entendant leur question stupide... Le cadavre du sorcier était encore fumant dans la neige du matin, que leur fallait il de plus, il était mort le bougre, occis férocement par son compain Leustant qui saignait de l'oneille. Il faudrait les suivre ces deux drôles et tenter de leur fausser compagnie dès que possible par quelque filouterie dont il avait le secret. Ah si Agasse pouvait les rejoindre et concocter une petite diversion...

Marius se contenta de regarder les deux miliciens, et aida Leustant a réajuster son armure brinqueballante.

Le soleil était tout à fait levé quand la porte s’ouvrit de nouveau. « Il est l’heure. » leur annonça-t-on sobrement. Din, Brionne, Beppe et Guyon furent escortés à travers les galeries et couloirs du château de Valfons par une demi-douzaine d’hommes en armes. On leur laissa les mains libres, mais ils étaient surveillés de près.

La forteresse était construite en hauteur, sur les flancs de la colline qui surplombait la cité. Au sommet se dressait le donjon du seigneur Laurent, où il réunissait le conseil de ses vassaux, donnait audience et rendait justice. La vaste tour était ceinte de murailles et cernée par un fossé ; on y accédait par un simple pont-levis. En un instant, si nécessaire, le logis du maître pouvait être coupé du reste de la place-forte.



Le changement était saisissant. Alors que les ailes inférieures du château étaient d’une architecture rude et massive, dans la tradition des vieilles forteresses de Gasconnie, le donjon célébrait avec force l’opulence et le prestige du seigneur de Valfons. Tout le long de l’interminable escalier de pierre blanche qui grimpait vers les étages, les murs étaient percés de larges fenêtres et le plafond s’ornait de grandes arches ciselées.



Au terme d’une longue ascension, ils arrivèrent devant de lourdes portes gardées par deux gens d’armes en superbe harnois. Le chevalier qui les commandait balaya le groupe du regard puis donna un coup de heurtoir à l’un des battants. Les portes s’ouvrirent vers l’intérieur et les gardes s’écartèrent pour leur laisser le passage.

Din, Brionne et leurs deux compagnons se trouvaient au beau milieu d’une assemblée de nobles ou de riches bourgeois de la ville qui les dévisageaient d’un air curieux, tantôt méfiant, tantôt moqueur. En face d’eux, sous un dais, siégeait un homme corpulent, au visage peu amène, qui ne pouvait être que le seigneur Laurent, maître de la cité forte de Valfons.



Derrière sa haute cathèdre se tenaient deux chevaliers armés de pied en cap qui toisaient les nouveaux venus. À quelques pas de là, Évariste parlait à voix basse avec un homme aux cheveux grisonnants, vêtu avec le luxe tape-à-l’œil des riches marchands ; tous deux paraissaient tendus. Ils n’étaient pas seuls à chuchoter : la salle bourdonnait de conversations agitées. Le héraut du seigneur Laurent descendit les quelques marches qui le séparaient de Brionne et réclama le silence. Le brouhaha s’estompa un tantinet.



« Étrangers, » commença le héraut d’une voix qui emplissait sans peine la salle entière, « vous comparaissez en ce jour devant mon très-magnanime et miséricordieux seigneur ci présent Laurent Lagarde de Tagnac, suzerain de la cité de Valfons qu’il tient du marquis Foulques de Perbrancas, avec droit de haute et basse justice, au motif de vos agissements supposés dans l’affaire de l’hôtel de Clairac. Vous aurez à répondre d’accusations de meurtre, voie de faits, entrave à la justice, enlèvements, pratique de culte abominable et proscrit, commerce avec les démons et sorcelleries indicibles.

Les faits se présentent comme suit, d’après le témoignage de messire Marc de Bussas, chevalier, sénéchal de Valfons. Tout d’abord et en premier lieu, fut entendu peu avant l’aube un fracas horrifique aux environs de l’hôtel de Clairac, ce qui motiva sa visite par messire le sénéchal, pour inspection et enquête. Passant par la rue neuve sainte-Hildegarde, il prit par force deux malandrins semblant ivres et contrefaisants les muets, les sourds ou bien les idiots, qui avaient attentés à la personne de l’abbé Ferrand des Astries, recteur du temple de Shallya, selon ses dires. Arrivé en l’hôtel de Clairac, il découvrit l’évidence d’un culte infâme dont les offices se déroulaient en une façon de cave communicant avec l’ancien réseau de drainage des eaux qui court sous la colline de Valfons. Un autel clandestin constitue la preuve indubitable et sensible de... »

Le seigneur Laurent fit signe à son héraut de s’arrêter.

« Voilà qui suffira bien. » grogna-t-il. « Nous n’avons que trop souvent entendu cette répugnante histoire aujourd’hui. Et ceux-ci la connaissent mieux que nous. »

Il se tourna vers Din et Brionne.

« Formellement, vous paraissez devant moi comme accusés. Cependant, mes conseillers et moi-même pensons que vous êtes innocents des sorcelleries de l’hôtel de Clairac. Ce qui ne veut pas dire qu’il est impossible que vous soyez pendus par le cou jusqu’à ce que mort s’en suive. Nous avons eu connaissance de votre enquête pour le compte du marchand Alaudet Le Ferrant et un récit de l’essentiel des événements de cette nuit. Ce fut grâce au témoignage de cet homme. »

Laurent désigna Évariste.

« Il s’est joint à vous sous un nom d’emprunt, cachant ses motivations par ordre de son employeur, Hubert Pomaret, maître de la guilde des drapiers et échevin de la ville. Maître Hubert, apprenant que son agent était emmené prisonnier céans, a eu la loyauté de me révéler qu’il avait fait mener secrètement une enquête sur son confrère l’échevin Montagnac, cherchant à contrer son influence au conseil de la ville. Le pardon lui sera accordé ; j’oublierai cette manigance, puisque les dieux ont voulu qu’elle se révèle utile. »

L’homme aux côtés d’Évariste fit avec un soulagement manifeste le signe de Ranald, index et majeur croisés, tout en murmurant quelque chose qui ressemblait à une prière de remerciement au dieu de la chance. Laurent reprit la parole.

« Je ne puis nier que votre enquête, quoique menée au mépris des lois de la cité et de mon autorité, fut une aubaine pour le salut de Valfons. L’échevin Montagnac, qui n’est plus à proprement parler échevin, a été soumis à la question. Ses dires semblent confirmer le récit de votre ami. Il nous a en outre donné le nom de plusieurs membres de la secte qui ne se trouvaient pas à l’hôtel de Clairac ; ils seront brûlés en place publique avec Montagnac dès que nous n’aurons plus rien à tirer d’eux.

Votre compagnon, Évariste de Fontenay, bénéficiera du pardon accordé à son commanditaire. Vous, en revanche, étiez à la solde du marchand Alaudet, qui vient d’être arrêté, et cela ne parle pas en votre faveur. S’il a cherché à quitter la secte infâme dont il a fait partie, il n’en a pas moins un temps été complice de ses crimes, et sera jugé en conséquence. En vous lançant à la recherche de sa fille, vous avez agi au rebours de la loi, négligé de porter toute l’affaire à la connaissance de ma fidèle milice et ainsi mis en grave péril la cité entière pour couvrir maître Alaudet, ce qui appelle un dur châtiment. Si le sénéchal Marc ne s’était pas saisi de l’affaire, ce sont tous les survivants de la secte qui auraient pu nous échapper. Qu’avez-vous à dire pour votre défense ? »

Devant le silence obstiné de Marius et Leustant, les deux soldats échangèrent un bref regard puis reculèrent de quelques pas. L’un d’eux retira son gantelet gauche et siffla dans ses doigts. Un bruit de sabots ne tarda pas à se faire entendre en réponse et quatre autres gens d’armes menés par un chevalier débouchèrent dans la clairière. Deux d’entre eux descendirent de selle pour prêter main-forte à leurs compagnons et lier solidement les poignets de Leustant et de Marius, non sans les avoir délestés de leurs armes.

« Ils ont tout l’air de fuyards, messire. » fit l’officier au chevalier. « Et ils ont refusé d’expliquer la mort de cet homme. »

Le chevalier mit pied à terre à son tour et releva la tête du cadavre pour observer son visage.



« Eh bien, » souffla-t-il, « nous sommes sur la bonne voie. Ce malheureux est le fils de celui que nous recherchons. Le père ne doit pas être loin. »

Il se tourna vers Leustant et Marius.

« Les abords de la ville sont sillonnés par nos patrouilles. Si vous aviez l’intention de couvrir la fuite du sire de Clairac, sachez qu’il n’a guère de chances de passer entre les mailles du filet. Dites-nous sur-le-champ quelle route il a prise, et vous pourrez peut-être éviter le billot. »

Brionne n'était nullement impressionné par l'emphase et le décorum du lieu. Il avait même remarqué la légère hésitation du héraut d'arme lors de l'énoncé des titres du seigneur : cet homme ne faisait pas honneur à la profession.
Il jeta un rapide coup d'oeuil à ses compagnons : aucun ne semblait désireux de s'exprimer avant lui. Il s'avança alors et salua de la tête le héraut d'arme et les chevaliers présents avant de s'adresser à Laurent de Tagnac.
- Seigneur, je réclame clémence et miséricorde pour moi et mes vaillants compagnons !
Il avait repris intentionnellement une des qualités énoncées par le héraut.
- Je me nomme Brionne, héraut d'arme du sire Gauvain de Vassac, baron de Gransette, prud'homme et vaillant chevalier parmi ses pairs du duché de Brionne.
Comme il s'y attendait, l'énoncé du titre de son maitre n'éveilla aucune curiosité dans les yeux du seigneur de Valmont : Brionne était fort loin !
- Votre héraut parla d' un culte abominable rendu au démon. Qu'il soit clair que c'est grâce à nous que cette maligne sorcellerie a échouée et l'ancien échevin a dû parler et dire combien le combat fut ardu pour faire fuir cette ignoble beste.
Il semble que vous fassiez une différence sur les raisons et les commanditaires qui nous ont amenées en cette sinistre cave la nuit passée. Je vous supplie de n'en rien faire : nous nous sommes tous battu cotes à cotes pour faire échouer le mal en votre bonne ville. J'en garde une trace cuisante dans ma chair et nombre de mes compaings de même.
Il désigna le pansement taché de sang sur son avant-bras.
- C'est l'honneur seul qui m'a poussé à leur coté : le mien, celui de mon dit seigneur et de sa fillote.
Baste ! le marchand Alaudet avait promis de l'or à mes compagnons et il se sont bien battus pour l'obtenir : on se bat toujours pour ce qui nous manque le plus.

Votre homme l'a également souligné, nous sommes tous étrangers à la ville, étrangers aux us et coutumes, étrangers pour votre milice qui apprécie peu ce qu'elle connait mal. Ne cherchez pas plus loin la répugnance à quêter son aide.
Et pour ma personne, loin de vouloir cacher cette affaire à votre justice, je me suis volontairement livré à elle pour vous faire accroire la vérité. Si mes compagnons n'ont pu faire de même, c'est grâce à l'habileté et à la présence d'esprit du sénéchal de Bussas qui les a enserrés promptement alors qu'ils courraient sus à l'abbé Ferrand, le dernier coquin qui essayait de leur échapper après nous avoir traitreusement ensorcelé. Nul doute que, nonobstant, ils se seraient rapproché de votre seigneurie pour lui livrer le scélérat.

Ayez aussi une pensée pour ces jouvenceaux qui vont retrouver leurs parents grâce à nous : ne transformez pas leur joie en amertume, montrez à tous que combattre le démon en la bonne ville de Valfons mène à la gloire et la reconnaissance : nous serons joiler comme des héros et cet honneur rejaillira naturellement sur votre personne.
Mais avant cela, laissez-moi vous mander de poursuivre ma quête : je n'ai point trouvé Penthésilée, la gente fille de mon seigneur, le baron de Gransette. Permettez-moi de mettre cette épée à votre service pour la délivrer : si je promets de vous louanger moultement à l'avenir ma liberté retrouvée, je promets aussi que nul ne sera plus vaillant et déterminé à poursuivre les démons qui pourraient encore sévir à Valfons
Il s'interrompit un instant dans la salle qui était devenu silencieuse (s'il mourrait demain, il aura au moins eu un auditoire nombreux et attentif) avant de conclure, sur un ton sombre :
- Clémence et miséricorde pour moi et mes compagnons !

Marius se laissa désarmer sans mot dire, que pouvaient ils faire tous les deux contre cette horde de miliciens désormais alertés et méfiants.

"Ce sieur de Clairac vient de s'enfuir, nous avons failli l'occire, mais il nous a échappé il y a de cela quelques instants. Vous devriez envoyer vos cavaliers suivre ses traces dans neige fraiche, il est a pied et fatigué par une longue marche dans les souterrains de l'Hôtel de Clairac. Cette aide vous convient elle?"

« Je préfère cela, en effet. » fit le chevalier après un instant de surprise. « Si vous dites vrai, nous avons de bonnes chances de le reprendre. Vous nous accompagnerez néanmoins au château et serez entendus par le seigneur Laurent ; vous semblez en savoir plus long qu’aucun de nous sur cette affaire. »

D’un geste, il ordonna à deux de ses cavaliers de remonter en selle.

« Vous autres, faites passer le mot. » leur lança-t-il. « L’homme est dans les parages, à pied. Les champs aux abords de la ville sont bien gardés et toutes les routes sont barrées ; si ce damné brouillard veut bien se lever, nous finirons tôt ou tard par lui tomber dessus. »

Les deux gens d’armes s’éloignèrent au trot à travers les arbres et s’évanouirent dans la brume.


Dans la grande salle du donjon de Valfons, les débats s’éternisaient. Le seigneur Laurent avait fini par se retirer dans une pièce voisine pour y délibérer dans le calme avec quelques-uns de ses plus proches conseillers, et en son absence, les conversations allaient bon train parmi les nobles de sa maisonnée et les riches bourgeois de la ville.

Lorsque Leustant et Marius avaient fait leur apparition, les murmures avaient redoublés. Le récit du chevalier qui les avait pris paraissait confirmer l’innocence du groupe et la version de l’histoire donnée par Évariste, mais il était difficile de deviner ce qu’en pensait le sire Laurent. De nombreuses questions furent posées sur le souterrain menant au pied des murailles ; le chevalier avait dû s’en faire montrer la sortie par ses prisonniers tant il était ardu de le découvrir de soi-même. On convint qu’il ne pouvait s’agir que de l’ancien réseau de drainage des eaux, dont certaines parties avaient dû être clandestinement remises en état par le culte proscrit, justement en prévision d’une fuite précipitée comme celle qui avait eu lieu cette nuit-là. Quand l’assistance apprit que Leustant venait du lointain et fort suspect duché de Moussillon, beaucoup se mirent à regarder le jeune Castagnet d’un œil méfiant, et Marius ne suscita pas plus de sympathie lorsque son identité de herrimault fuyant la justice du baron de La Tour fut établie.

Assis sur un banc avec leurs compagnons, ils attendaient le verdict. On avait remis ses armes à Leustant, eu égard à sa bonne naissance, mais ils demeuraient étroitement gardés. Dehors, la matinée avançait alors qu’officiers et messagers se succédaient aux portes de la salle, donnant au sire Laurent des nouvelles de la traque de Florian de Clairac et de ses sbires. D’une fenêtre, on pouvait voir les toits enneigés du château de Valfons en contrebas ainsi que la campagne gelée qui entourait la cité.



Le silence revint plus ou moins quand Laurent et sa suite reparurent. Comme lors du discours de Brionne, tous les regards se portèrent sur le centre de la salle où les accusés faisaient face au maître des lieux.

« Après avoir entendu et longuement pesé les discours et témoignages de chacun céans et l’avis de mon conseil, voici le jugement que je prononce de par ma sainte autorité et sous les auspices de la Dame et de Véréna, garante de la justice. En ce matin du vingt-sixième jour du mois d’Avant-Sorcières de l’an de notre seigneur Gilles 1126, moi, Laurent de Tagnac, sire de Valfons, je juge, déclare et proclame au vu et su de tous messire Leustant de Castagne, messire Fernando Anselmo Giovanni Erneme… Ermine… Erlimo… »

Un seigneur de ses conseillers tendit charitablement à Laurent de Tagnac le parchemin portant les noms et titres des accusés.

« Messire Fernando Anselmo Giovanni Ermenegildo della Spada Sacra, disais-je, » fit-il en massacrant allègrement par sa prononciation douteuse le nom complet de Din, « ainsi que maître Brionne et leurs compains les nommés Marius, Guyon et Beppe innocents du complot ourdi par le culte magique sis en l’hôtel de Clairac. Il y a toute évidence qu’aucun d’eux n’a pris part aux enlèvements d’enfants, rites et sacrifices infâmes, meurtres, voies de faits et autres crimes très-abominables du sire Florian, de l’échevin Montagnac et de leurs sbires. Nulle preuve solide n’a pu être apportée pour les en convaincre et mon conseil comme moi-même inclinons à croire qu’ils ont parlé franc devant cette cour et, loin de pactiser avec les démons, se sont gardés de tout commerce sacrilège. S’il faut ajouter foi à leurs dires, la chute des sorciers est largement de leur fait.

Ce nonobstant, la cour se refuse à laisser impunie la très-excessive audace et impudence des susnommés. Quelles qu’en fussent les raisons, ma loi a été par eux bafouée, ce qui appelle un dur et sévère châtiment. Leur coup de main en l’hôtel de Clairac eût-il échoué, c’était la cité entière qui se trouvait en grand péril, les dépositaires de mon autorité n’ayant pas été mis au fait des coupables agissements du culte.

En conséquence, ma sentence est telle. Messire Leustant de Castagne et messire Fernando Anselmo, etc., étant gens de qualité et de noble naissance quoique étrangers à ce duché, sont laissés libres, à cette seule condition qu’il s’acquitte chacun d’une amende de trente livres. Par sa qualité de héraut d’armes et la bonne volonté qu’il a montrée, maître Brionne allège sa peine et n’est condamné qu’au pilori avec bastonnade ; il ne lui sera pas fait autre mal, car je le veux bien traiter. Beppe, écuyer du sire Fernando, bénéficie de la bienveillance accordée à son maître et sera exempt de toute peine tant qu’il restera à son service. Aucune pitié ne sera en revanche montrée pour le vulgaire : le nommé Guyon est condamné à être pendu par le cou jusqu’à ce que mort s’en suive. Le bandit, pillard et hors-la-loi connu sous le nom de Marius le Rapace, échappé de mes geôles, est de même condamné à la hart et sera en sus promené en charrette par les rues de la cité, très-rudement bastonné, laissé tout un jour au pilori, après quoi il recevra le fouet, puis on lui coupera le nez et les oneilles avant de finalement l’exterminer par mort.

Néanmoins, la rébellion de ces hommes à l’égard de ma loi paraît née de la défiance que leur inspiraient certains de mes serviteurs les moins dignes. Je sais à présent, car l’enquête se poursuit en ce moment même, que les traîtres et pernicieux agents du culte se trouvaient jusque dans ma milice. Par ailleurs, si je blâme la témérité et l’impudence, j’ai grande reconnaissance pour la valeur et le courage ; si ma ville est sauve, c’est semble-t-il à vous qu’elle le doit. Aussi j’adoucirai ma sentence comme suit. Les peines prononcées ne seront effectives que demain à la première heure. Je vous engage à quitter Valfons entretemps. Tels sont et ma parole et mon jugement. »

Quelques-uns des vassaux de Laurent échangèrent de discrets sourires ; le sire de Tagnac conciliait comme il le pouvait le maintien de sa loi, sa gratitude envers les étrangers et la nécessité pressante de les écarter au plus vite de la cité pour éviter qu’ils ne provoquent un scandale en se montrant par trop bavards au sujet de l’affaire de l’hôtel de Clairac.

« Je dois maintenant en venir au sort des adorateurs du démon. » reprit Laurent. « L’abbé Ferrand a été pris alors qu’il tentait de fuir la ville sous un habile déguisement de maraîchère. Les autres sectateurs sont soit sous les verrous, soit étroitement surveillés. Gonthier Montagnac était manifestement l’un des seuls à connaître l’identité de tous les mécréants ; mes hommes l’ayant mis à la question, on a pu lui arracher assez de renseignement pour, s’il plaît aux dieux, éradiquer définitivement cette peste. Nous ferons saisir tous les suspects en même temps, pour éviter toute fuite de leur part. Le bon peuple demeurera dans l’ignorance des détails de l’affaire ; propager de tels secrets serait une criminelle imprudence. Les enfants seront remis à leurs parents sans scandale. Quant aux sorciers, tous seront brûlés, comme bien vous pensez.

Hélas, le plus gros poisson est passé entre les mailles du filet. Florian de Clairac a trouvé moyen de disparaître dans la nature. Cela est d’autant plus grave que la secte était de toute évidence en rapport avec d’autres sociétés semblables disséminées dans la région ; rappelez-vous qu’elle payait les exécuteurs de ses basses œuvres en monnaie de Fontanes. Il pourrait y avoir là un grave complot, peut-être à l’échelle du duché lui-même.

Il m’est venu une nouvelle pire encore. Il manquait une guerre aux malheurs de la région : nous l’avons. Mon suzerain le marquis de Perbrancas lève alors que nous parlons des troupes pour marcher sur la baronnie de La Tour. Une lettre de sa part m’en informe, et m’apprend aussi qu’il compte rallier la bannière de Fontanes. »

Il y eut plusieurs sursauts à cette annonce, mais Laurent n’en tint pas compte et poursuivit.

« Valfons pourrait bien ne pas se relever de cette guerre. Nous sommes ici sur les marches de Perbrancas ; si La Tour nous assaille, nous nous trouvons aux premières loges, et risquons d’être taillés en pièces si le baron vient en force. Cette guerre est une folie, même si mon suzerain la gagne en fin de compte. Je ne vois là-derrière qu’une nouvelle manigance du comte de Fontanes afin de dresser les grands seigneurs de Gasconnie les uns contre les autres pour son seul intérêt et profit. J’ai dès ce matin envoyé un mien vassal au marquis Foulques pour le dissuader de mener cette entreprise. Par loyauté, je l’ai aussi informé de la découverte du culte, et il ne lui échappera pas que Florian de Clairac est un noble de La Tour, ce qui ne peut que le conforter dans son idée, je le crains.

J’ai donc résolu de braver le marquis et le baron tout ensemble en envoyant de mon propre chef une ambassade à La Tour. Tout indique que le sire de Clairac a fui dans cette direction ; s’ils le rattrapent, mes hommes parviendront peut-être à le faire confesser ses crimes au baron, qui, je l’espère, conviendra que la menace que présente la secte nécessite de tout faire pour éviter la guerre. S’ils réussissent, la secte aura du souci à se faire et nous échapperons aux tueries et aux pillages. S’ils échouent, je ne donne pas cher de mon fief. La Tour n’est qu’à quelques jours de cheval, et j’ai bon espoir que mon ambassade arrive à temps pour arrêter les préparatifs guerriers. »

Le seigneur Laurent se tourna vers Din, Brionne, Leustant, Marius et leurs compains.

« Il apparaît que vous devez quitter Valfons et avez un compte à régler avec messire de Clairac. Je pensais vous offrir une place honorable dans cette ambassade. »

Le brouhaha enflait dans la pièce : ces rumeurs de guerre inquiétaient au plus haut point marchands et soldats ; tout ce petit monde fatrouillait à tout va. Brionne en profita pour s'approcher du seigneur Laurent :
- Une dernière requête, seigneur, avant que vous ne leviez votre conseil. Onques ne parlez de Penthésilée de Gransette, une gente damoiselle de quinze printemps, aux cheveux bruns et à l'allure décidée qui fut raptée par Florian de Clairac. Sans doute vos hommes n'ont su la trouver et la délivrer. Si le hasard venait à vous faire découvrir sa cache un jour prochain, daignez m'en informer afin que je puisse la ramener devers son père. Outre ma reconnaissance, qui est peu de chose, vous vous obligeriez de celle de son père le baron de Gransette. Cette assurance obtenue, je me propose de convoier avec votre ambassade. Peut être pourriez-vous me présenter comme votre héraut ?
Si m'en jugez digne, muni de lettres d'introduction et d'un tabard à vos armes, j'attirerai moins l'attention en noble arroi et pourrai, fort à mon aise, aider mes compagnons à mener l'enquête : trouver le sire de Clairac pour lui faire avouer ses noirs desseins ...et l'endroit ou il détient Penthésilée.
Brionne avait bien conscience que cette "ruse" enfantine énoncée dans une salle pleine du bon peuple de Valfons avait bien peu de chance de lober le baron de la tour bien longtemps. Nul doute qu'un espion à sa solde se trouvait dans l'assistance. Peut être, malgré tout, l'information mettrait quelques temps à parvenir jusque là. Et puis une position de héraut dans une ambassade, même en territoire ennemi, même par ce froid de loup, était préférable à la bastonnade et au pilori : la pitance était bonne (si elle n'était pas empoisonnée), la couche généralement confortable et la place près de la flambée assurée. De plus, cette mascarade l'amènerait sans doutes à fréquenter le héraut du sire de Valfons : même s'il ne lui avait pas fait forte impression, il pourrait peut être quérir quelques armes de seigneurs locaux contre celles de sa lointaine contrée. Sans compter toutes celles qui l'attendaient auprès du sire de la Tour !
A la pensée de toutes ces nouvelles armoiries qui pourraient agrémenter son ouvrage, un sourire fugace se dessina sur son visage, adoucissant son regard d'acier.

Le seigneur Laurent s’accorda un instant de réflexion, évaluant en pensée l’audacieuse proposition du héraut.

« Vous êtes un digne et fidèle serviteur, maître Brionne. » fit-il enfin. « Je ferai mon possible pour que soit retrouvée la fille du baron de Gransette, j’en donne ma parole de gentilhomme. Je crains cependant qu’elle ne soit passée hors de ma portée ; les malheureux enlevés par ce culte abominable semblent avoir été rassemblés dans la cave que vous avez découverte cette nuit. L’enquête va se poursuivre, bien sûr, et la demeure de chacun de ces mécréants sera fouillée de fond en comble. Si la damoiselle est encore à Valfons, nous saurons la délivrer. Mais Gonthier Montagnac, soumis aux plus sévères tourments, nous a avoué que la plupart des enfants qui passaient par la ville n’y restaient guère ; certains, a-t-il dit, étaient immolés en quelque affreux rituel, tandis que les autres s’en allaient vers le sud, en charrette. C’est votre route, d’une façon ou d’une autre, puisqu’il vous faudra chevaucher vers le sud pour gagner La Tour. Montagnac jure qu’il ignore où l’on menait les enfants, mais peut-être se souvient-il de la fille de votre maître et sait-il quelque chose de son sort. Je puis vous ménager une entrevue avec lui avant qu’il ne soit envoyé sur le bûcher.

Quant à vous faire passer pour mon héraut, je ne saurai y souscrire. L’heure est aux coups de poignards dans le dos, et le baron de La Tour sera déjà bien assez méfiant envers les hommes que je lui enverrai -n’oubliez pas que je suis vassal de ce même marquis de Perbrancas qui vient de lui déclarer la guerre. S’il venait à découvrir la supercherie, c’est toute l’ambassade qui serait en grave péril, et ma cité avec, à terme. »

« Vous serez d’ailleurs plus en sûreté sous votre véritable identité. » renchérit l’un des seigneurs du conseil. « Il n’y a rien de bon à attendre d’un baron de La Tour, et je crois celui-ci fort capable de faire passer tout Valfonsois qui entrerait sur ses terres au fil de l’épée. Voilà des années que notre suzerain le marquis Foulques se querelle avec lui. »

« Chacun de vous recevra une lettre portant mon sceau qui le déclarera mon envoyé. » continua Laurent. « J’espère qu’elles suffiront à vous mener sains et saufs jusqu’au baron Fulcrand. Mon chevalier Marc de Bussas, dont vous avez déjà fait la connaissance, sera le chef de l’ambassade. »

« Et j’aurai grand besoin de votre témoignage concernant l’affaire de l’hôtel de Clairac. » déclara le sénéchal Marc. « Pour convaincre le baron de la menace que présente le culte, il faut lui faire toucher du doigt la forfaiture du sire Florian. Or je doute que Fulcrand de La Tour m’accorde autre chose qu’un éclat de rire si j’accuse devant lui, sans témoins, l’un de ses vassaux de sorcellerie ; me sachant vassal du seigneur de Valfons, il prétendra qu’il ne s’agit que d’une manigance du marquis de Perbrancas pour semer la confusion. Je gage qu’il écoutera plus volontiers des gens étrangers aux complots et machineries du duché, et qui plus est témoins directs des crimes de Florian de Clairac. »

« Vous partirez au plus vite. » reprit Laurent. « Florian de Clairac, tout blessé et recru de fatigue qu’il est, a sans doute eu tout loisir de prendre de l’avance et de se trouver une monture. En plus de mon brave sénéchal, Bertrand, mon héraut, sera de la chevauchée, et avec lui une douzaine d’hommes en armes. Les chemins du duché ont rarement été moins sûrs que cet hiver. Vous avez encore le temps de prendre un solide déjeuner et, si vous le voulez, de rendre votre visite à l’échevin Montagnac ; ceci fait, dès que mes gens auront préparé pour vous vivres, armes, montures et vêtements chauds, vous prendrez la route de La Tour. »

Lorsque le seigneur Laurent avait évoqué le sort des enfants immolés, des larmes lui étaient montées aux yeux. Puis il avait serré les poings, relevé la tête : Penthésilée n'avait pu mourir ainsi. Il la sentait vivante, encore. Sans doute loin d'ici, mais vivante. Il ne fallait pas perdre espoir. Il s'éclaircit la voix pour chasser tout sanglot qui aurait pu s'y glisser par guignon : ce n'était ni le lieu, ni le moment.
- Il me déplait, seigneur, de ne point arborer vos couleurs : j'en aurai montré légitime fierté.
Sans vouloir tarder le départ, si il était possible d'avoir une courte entrevue avec ce chapon maubec, j'en serais bien aise. Je vous prie cependant de ne me point laisser seul avec cette engeance : j'aurais trop peur de me laisser aller et de priver le bon peuple de votre ville d'un feu de joie qui enchantera son quotidien à peu de frais. A ce propos, il serait peut être bon de confier les minutes de l'interrogatoire de Gonthier Montagnac à l'un de vos serviteur. A défaut d'y trainer le dit grippeminaud, ce document pourra étayer nos dires face au baron.
Il s'inclina ensuite bien bas.

Din avait gardé le silence jusque là, mais il n'en pensait pas moins.

D'une part, il était soulagé de la sentence "clémente" du seigneur Laurent.
D'autre part, il avait l'impression de passer de Charybde en Sylla, tant l'ambassade qu'on leur confiait avait des allures de mission suicide.
Au moins cette expédition pouvait-elle lui donner l'occasion d'occire d'éventuels orques rencontrés en chemin...

Il continua donc à garder le silence, d'autant plus qu'il s'était fait passer pour muet quelques heures auparavant !...

Sur ces paroles de Brionne, ils prirent congé du seigneur Laurent, le laissant poursuivre les débats avec ses vassaux et conseillers. Les montures, les provisions et l’escorte ne tarderaient pas à être prêtes ; d’ici une heure, ils chevaucheraient vers la baronnie de La Tour dans l’espoir d’éviter la guerre. Ne restait plus qu’à rendre une visite à maître Gonthier -visite qui s’annonçait pénible.

« Vous ne pouviez guère espérer mieux. » leur confia le sénéchal Marc lorsqu’ils furent sortis. « Laurent était forcé de vous infliger quelque peine, fût-elle symbolique ; et surtout, il fallait vous éloigner de Valfons au plus vite. Comprenez qu’une simple parole maladroite de votre part sur l’affaire de l’hôtel de Clairac suffirait à causer un affreux scandale en notre ville, peut-être même quelque émeute parmi la populace. Par ailleurs, nous ne pouvons être certains que tous les fidèles de la secte sont hors d’état de nuire, aussi êtes-vous en danger à Valfons, alors même que votre témoignage sera de la plus haute importance pour convaincre le baron Fulcrand. C’est pour toutes ces raisons que mon seigneur a rendu un tel jugement. »

Menés par le sénéchal, ils redescendirent le large escalier en colimaçon du donjon, mais au lieu de ressortir par où ils étaient entrés, ils s’enfoncèrent dans les fondations de la forteresse, jusqu’aux geôles les mieux gardées de la ville. C’était là, sous bonne garde dans une cellule aveugle, isolée et close par une lourde porte garnie de ferrures, que croupissait Gonthier Montagnac.



« Méfiez-vous de ce démon-là. » souffla l’officier qui les reçut. « Il ne cesse jamais d’implorer la clémence et de brailler qu’il se repent. Il est encore capable de nous envoûter, je gage. J’ai entendu qu’on allait lui couper la langue avant de le livrer aux flammes, et je dois dire que j’aimerais que ce soit déjà fait. Restez sur vos gardes. »

L’homme tira une grande clef ternie d’un trousseau pendu à sa ceinture et ouvrit la porte. Les deux gens d’armes en faction devant la cellule entrèrent les premiers, accrochèrent une torche au mur et réveillèrent leur prisonnier à coup de hampe de vouge.

« Debout, l’homme-bête. » cracha l’un d’eux. « Ong a des questions pour toi. Sers-toi donc de ta langue, tant que t’eng as une. »

Montagnac gémit, se redressa à grand peine et s’adossa au mur humide, incapable de véritablement s’asseoir. Le spectacle était à la fois grotesque et saisissant. L’échevin était traité comme quelque monstre terrifique, les quatre membres entravés par des chaînes, mais semblait plus misérable et impotent que le dernier des gueux. Il portait toujours sa luxueuse houppelande cramoisie, mais elle tombait en lambeaux après la nuit en l’hôtel de Clairac et les tortures subies par la suite. Sa jambe gauche paraissait brisée et son visage était couvert de bleus, au point qu’il arrivait tout juste à ouvrir les yeux. En Bretonnie comme dans tout royaume du Vieux Monde, il n’était pire crime que de porter la marque du Chaos, et les geôliers de Valfons l’avaient fort bien compris. Une pièce d’étoffe crasseuse recouvrait son ventre à l’endroit où la lame de Marius avait déchiré son vêtement et révélé l’horrifique bouche béante qui le désignait comme mutant sans rémission.

« Miséricorde ! » supplia Montagnac avant même qu’on l’interroge. « J’ai déjà tout dit, j’en atteste la Dame ! Les autres préparent quelque chose, un grand rituel, je vous l’ai dit, mais je jure que j’ignore le lieu et la date ! Je le jure ! Je… »

Un coup de botte le réduisit au silence.

« Il ne s’agit plus de cela. » fit le sénéchal sans le regarder. « Nous voulons savoir ce qu’il est advenu d’une jeune fille que ta coterie avait enlevée à sa famille, et qui n’a pas été retrouvée dans les caves de l’hôtel de Clairac. Fouille ta mémoire, et vite. »

Les deux soldats se tenaient prêts à frapper en cas de refus, mais la résistance du malheureux échevin semblait brisée depuis longtemps.

« Ce que vous voudrez, messire. » fit-il en sanglotant à moitié. « Mais je crains de ne rien savoir d’elle. Il y avait tant d’enfants, là-bas. Et je ne les voyais guère. À quoi ressemblait la jeune fille ? »

Boutedieu ! Que n'avait-il la facilité de Bellon-le-fol pour dessiner un doux visage. Il n'aurait eu qu'a saisir un morceau de parchemin et un charbon de bois pour que le drôle reconnaisse la fille de son seigneur.
Mais Bellon était à des lieues d'ici, et avec lui les dessins qu'il avait fait de la fillote. Il fallait se résoudre à n'utiliser que la parole :
- Il y a trois jours seulement, Florian de Clairac est arrivé Céans. Il emmenait avec lui Penthésilée de Gransette, gente damoiselle de noble lignage qui occupe à l'évidence une grande place dans ses charmements. Après avoir payé fort cher une bande de marauds pour l'enlever, à plusieurs jours de chevauchée de Valfons ou de la Tour, il est venu en personne la quérir à Férignac. Si une cérémonie pareille à celle de la cave de son hostel se prépare, il compte sans doute l'y sacrifier.
Elle était affublée, il y a peu encore, d'un pourpoint de voyage gris souris et d'un chaperon vert sombre. Son visage est plaisant et encadré de longs cheveux bruns, avec des yeux en amandes et un regard bleu azur qui sait se montrer froid comme l'acier. Elle possède habituellement un maintien fier dû aux heures passée dans la salle d'arme, mais ses ravisseurs l'ont sans doute droguée pour la ramener jusqu'à Valfons.

Si tu as cognoissance d'une information sur cette bachelette, parle pour l'amour de la Dame : tu soulageras ta conscience et je demanderai personnellement au sénéchal que le bourreau t'étrangle avant d'être tosté et rosti. Ton passage de vie à trépas sera ainsi plus doux.
Brionne regardait fixement cette merdaille, autrefois toute puissante et maintenant réduite à l'état de larve rampante. C'était la pitié qui l'emportait sur la rage désormais.

Le sénéchal eut un mouvement de surprise en entendant Brionne proposer d’adoucir le châtiment du mutant. Quant à Montagnac, il se serait sans doute jeté aux pieds du héraut malgré son état lamentable, s’il n’avait pas été retenu par ses chaînes.

« Messire, je ne sais comment… » commença-t-il en bégayant de reconnaissance.

« Il suffit. » l’interrompit le sénéchal pour couper court à ses remerciements. « Nous verrons ce qui peut être fait. Le seigneur Laurent sera informé de votre demande, maître Brionne, mais je ne vous mentirai pas : l’espoir est mince pour ce misérable. Nous n’avons guère de temps à perdre. » ajouta-t-il en se tournant vers l’ancien échevin. « Allons, dis ce que tu sais, et tâche de ne pas traîner. »

Montagnac déglutit avec peine et commença son récit.

« Moi-même, je n’ai vu la jeune fille que deux ou trois fois, mais je peux vous rapporter ce que messire Florian m’a dit à son sujet quand il est arrivé à Valfons avec elle voilà trois jours.

Depuis plusieurs mois, le Maître -c’est ainsi que nous appelions le guide de notre culte- entretenait un agent à la cour du duc de Brionne, un hobereau du nom de Milon de Vabres -ne me demandez pas quel était au juste son rôle, je vous assure que je n’en sais rien. Je suppose qu’il était chargé d’espionner le duc, à toutes fins utiles. Toujours est-il qu’il fut découvert et condamné pour haute trahison. Il réussit néanmoins à échapper à la justice du duc, mais ce fut pour tomber entre les mains des gens d’armes du baron de Gransette. Des hommes à la solde du Maître, venus à sa rescousse, firent parvenir un pli au baron, lui promettant une forte somme d’argent s’il voulait bien leur remettre le sire de Vabres et faire accroire au duc qu’il s’était évadé de ses geôles ; dans le cas contraire, on le menaçait d’une vengeance terrible. Le baron resta fidèle au duc, et Milon fut envoyé sur le billot. En représailles, sa fille lui fut enlevée. C’est ainsi que le Maître frappe ses ennemis et punit les manquements ; Alaudet Le Ferrant a été châtié de même pour s’être retiré du culte.

La jeune fille a bien été droguée, tout comme les enfants que vous avez retrouvés en l’hôtel de Clairac, de sorte qu’elle restait parfaitement docile. Elle a été un temps enfermée avec les autres, mais on l’a très vite envoyée ailleurs. Si Florian de Clairac pensait rester encore un jour ou deux, certains de ses hommes de mains partirent avant lui et emportèrent la jeune fille avec eux ; j’ai cru comprendre que messire Florian leur avait ordonné de l’attendre à un quelconque point de rendez-vous. Ils sont partis hier vers le sud, pour ce que j’en sais.

J’ignore quel doit être son sort, même si je peux faire des hypothèses. Le Maître enseigne que le sacrifice de celui qui s’est opposé au culte a une valeur particulière. C’est… c’est d’ailleurs pour cela que vous deviez être tué la nuit dernière, messire. » ajouta-t-il d’une voix hésitante en regardant Leustant.

« Puisque son père a bravé le culte, je pense que la damoiselle est devenue une offrande de choix, sinon messire Florian ne se serait pas donné la peine de la faire ainsi voyager à travers le duché. Le Maître ordonnait que des enfants lui soient envoyés pour une grande cérémonie qui devait se tenir prochainement, et je vous assure encore une fois que j’ignore où et quand, mais peut-être la jeune fille, qui n’est déjà plus une enfant, sera-t-elle sacrifiée lors d’un autre rituel, pour demander conseil aux esprits, à moins qu’elle ne serve d’otage. C’est tout. Je vous ai dit tout ce que je savais, en toute franchise. »

Brionne avait la gorge sèche et les intestins noués : ces faquins avaient donc des yeux et des oneilles partout ?
Si le courage et la détermination du sire de Gransette face à la menace ne le surprenait pas, il frissonna en pensant à la rage qui devait l'habiter pour l'heur. Et un des maigres espoirs de revoir Penthésilée vivante reposait désormais sur ses propres épaules. Il sortit de ses pensées et se tourna vers Laurent qui le contemplait, bras croisés, avec un air réprobateur :
- Laissez-moi m'expliquer avant de mander son avis au sire de Valfons.
Cet homme -si on peut encore l'appeler ainsi- a, je pense, dit ce qu'il savait sur le compte de cette malemaisnie. Son empressement à répondre à nos questions montre son repentir. La faveur que je demande au seigneur n'est dictée que par une seule pensée : ne pas nous comporter face à ces malcréants comme eux le feraient. Nous nous battons pour la Dame et la pitié qu'elle nous inspire est peut être la seule arme efficace pour lutter contre une telle engeance.
Bien loin de vouloir contester sa justice, je ne fait que soumettre ma requête. Je serais bien fol de méconnaitre son jugement et sa clairvoyance. Et pour le reste, qu'il accède ou non à ma demande, peu m'en chaut !
Et maintenant, si le permettez, je m'en vais quérir ma haquenée pour la mener en vos écuries. Je ne saurais entreprendre un tel voyage sans ma monture fidèle. Si mes compagnons ont finis cependant de déjeuner, je mangaillerai en selle. Tudieu, chaque heure compte en cette poursuite insensée.

Moins d’une heure après la sinistre entrevue avec le mutant Montagnac dans son cul-de-basse-fosse, les chevaux étaient harnachés et une escorte d’une douzaine de gens d’armes attendait, déjà en selle, le bon plaisir du sénéchal Marc de Bussas et de maître Bertrand, héraut du sire de Valfons. Trois chevaliers de la mesnie de Laurent étaient du voyage, mais le gros de la troupe était formé de rudes soldats armés de pied en cap, une élite par rapport aux déplorables faquins de la milice.



Le déjeuner, quoique copieux en prévision du périple à venir, fut expédié. Ce fut l’occasion de faire de brefs adieux à Évariste ainsi qu’à maître Alaudet et à son fidèle Bérard. Le drapier avait retrouvé sa fille, qui comptait parmi les enfants délivrés la nuit dernière, et ne craignait plus les agissements du culte secret. Au milieu des vassaux et conseillers qui ruminaient la nouvelle d’une guerre imminente, son visage était le seul à montrer quelque joie. Il lui restait encore à comparaître devant la justice pour avoir pris part à certaines réunions de la secte, mais à présent que ses affaires étaient de nouveau prospères, il y avait tout lieu de penser qu’il saurait se tirer de l’embarras. Il insista pour que Din, Marius et leurs compagnons acceptent un plein coffret d’écus en gage de reconnaissance.

Dès que chacun fut armé et chaudement vêtu, l’ambassade se hâta de quitter Valfons. La matinée commençait à peine et beaucoup de volets étaient encore clos, signe évident de lendemain de fête. La plupart des bourgeois se reposaient encore d’une nuit de carnaval et le héraut qui proclamait l’entrée en guerre du marquis Foulques de Perbrancas contre la baronnie de La Tour n’attirait guère de monde ; il reçut même une volée d’injures depuis une fenêtre proche pour avoir ainsi troublé le sommeil des honnêtes gens.



« Prions la Dame que d’ici quelques semaines, il puisse annoncer que les craintes et alarmes étaient vaines. » fit le sénéchal Marc alors qu’ils dépassaient le petit attroupement qui se formait autour du héraut.

« Et prions tous les dieux que le baron Fulcrand de La Tour soit devenu un seigneur sage et modéré. » ajouta sombrement Bertrand.

La troupe passa au trot sous la grande arche de la porte est de la cité et dévala la route tortueuse qui descendait vers les champs enneigés entourant Valfons. Ils jetèrent un dernier regard aux impressionnantes murailles et tours de la ville, songeant qu’elles ne suffiraient peut-être pas à la garder des ravages d’une guerre, puis repartirent au galop.


« La peste te prenne si tu mens ! » s’emporta le sénéchal Marc. « Encore un coup, es-tu sûr de ton fait ? »

« Messire, je veux être pendu si je vous enduis d’erreur ! » fit l’un des charbonniers. « Sans vous commandez, gardez-vous bieng de mener votre troupe dans cette merdaille, bonne mère ! J’ons vu de mes deux œils la fumée des chaumières qu’ong y a bouté feu, eh. Oh, je dis point, y a là avé vous de braves compains, mais j’ons peur que ça soye votre mort à tous si que vous poussez jusque-là. »



Le sénéchal se renfrogna. Il tira quelques menues piécettes de sa bourse et les jeta aux deux hommes qui s’inclinèrent en guise d’adieux, reprirent chacun leur fagots sur leurs épaules et s’en furent vivement.

La fin de la journée était là, une journée de chevauchée sous une bise glacée à travers la campagne. La compagnie faisait halte. Les hommes d’armes de l’escorte en avaient profité pour allumer un feu et les chevaux erraient à quelques pas de là, en quête d’un peu d’herbe gelée, pendant que le héraut Bertrand exposait en détail à Brionne les armes de la maison du baron Fulcrand et de ses vassaux les plus éminents. Le sénéchal, quant à lui, tâchait de décider de leur route.

Leur rencontre avec ces deux charbonniers avait été providentielle. Le prochain village sur leur chemin, un hameau du nom de Saint-Peyre-le-Vieux, avait été la proie d’une bande de maraudeurs qui, selon toute vraisemblance, comptaient bien camper là pour la nuit. Les charbonniers ne s’étaient pas attardés et n’avaient assisté à la mise à sac que de loin ; selon eux, tout portait à croire que c’était là le dernier méfait de la troupe de pillards peaux-vertes en maraude dans la région depuis une semaine.



« J’ai pris une décision. » fit enfin le sénéchal Marc en appelant ses compagnons autour du feu. « J’espérais que nous pourrions passer la nuit à Saint-Peyre, mais il nous faut y renoncer. Inutile d’aller donner tête baissée dans pareil guêpier alors que nous sommes fatigués par une journée de chevauchée ; ce n’est pas le moment de perdre ne fût-ce qu’un seul de nos hommes. Nous allons changer de route. Il y a à moins d’une lieue d’ici un autre hameau appelé Cabrillac -un gros mas et trois maisons, mais ce sera bien assez. Malheureusement, nous devrons couper à travers bois pour éviter de nous approcher de Saint-Peyre, et le chemin ne doit pas être plus qu’un sentier. »

Ce disant, il se tourna vers Marius. Il n’avait pas échappé au sénéchal que de toute la compagnie, le herrimault était le plus à même de retrouver un sentier perdu sous un enchevêtrement de ronces et de fougères.

« Maître Marius, » dit-il, « voilà une tâche à votre mesure. Je pense que vous avez assez arpenté les bois de Sombrefeuille pour vous frayer un chemin dans n’importe quelle forêt du duché. Partez en avant vous assurer que le sentier existe toujours, et s’il existe, que nous pouvons nous y engager sans crainte. Notre troupe est nombreuse et bruyante ; elle ferait une proie facile pour les gobelins, s’ils rôdent dans les parages. »

« Je vous accompagne. » fit Gaspard, l’un des soldats de l’escorte qui connaissaient le mieux la région. « Qui d’autre viendra avec nous ? »

"Fort bien ! fit Marius, je vais partir en avant, mais point trop ne faut de bruyants et repérables camarades avec moi. Un homme suffira pour m'accompagner. Mais je crains que son armure et son casque soient un handicap dans les sous bois. Qu'il garde seulement sa cotte et enfile une cape par dessus. Nous irons plus vite et serons moins bruyants."

Il toisa ensuite le garde nommé Gaspard, essayant de deviner si ce bougre serait capable de rester silencieux dans ce bois.

Brionne souffla sur ses mains. La buée réchauffa un peu ses doigts gourds. Il avait ôté ses gants pour pouvoir saisir sa plume et dessiner sur le parchemin les armoiries décrites par Bertrand. Son opinion sur ce dernier avait évolué : s'il prenait son office un peu trop au sérieux, il était malgré tout de bonne compagnie et les anecdotes échangées sur la noblesse de Gasconnie ne manquaient parfois pas de sel.
Après que le sénéchal ait parlé, il posa son écritoire, s'excusa auprès du hérault et s'approcha du groupe d'hommes en armes. Passant devant Marius qui bouclait son ceinturon, il lui fit de la main un signe d'encouragement avant de s'adresser à Laurent :
- Seigneur, ma présence en ces bois ne saurait que gêner, je suis plus à l'aise sur le pavé des villes. L'aspect de ces taillis ne me dit d'ailleurs rien qui vaille. Estes-vous sûr que ces deux charbonniers ne sont pas partie d'une bande de houliers qui voudraient nous déconfier en nous attirant en ces bois ?
Peut être pourriez-vous mander à un homme plus jeune et leste que je ne le suis de monter à un arbre pour s'enquérir de la fumée issue de l'ard du village ?
J'ai peur que ce soit la seule aide que je puisse fournir pour l'heur.

"Seigneur", fit Din en s'adressant à Laurent, "ne serait-il pas judicieux, en effet, de s'enquérir de la situation réelle à Saint Peyre ? D'autant plus que ces maudites peaux-vertes pourraient décider de visiter les alentours. Je me propose d'aller y jeter un coup d'oeil afin d'assurer notre sécurité de ce côté-là."

Le sénéchal Marc hocha la tête.

« Même sous le soleil de midi, maître Brionne, nous ne pourrions pas apercevoir le village d’où nous sommes. Il est au fond d’une vallée encaissée, sur l’autre versant des collines devant nous. Vous verrez d’ailleurs que plus nous irons vers le sud et nous rapprocherons de la baronnie de La Tour, plus le pays deviendra escarpé. Si le soir n’était pas encore là, peut-être verrions-nous quelques traces de fumée dans le ciel, mais il fait déjà trop sombre.

Quant à prendre le chemin de Saint-Peyre pour s’assurer des dires de nos deux charbonniers, messire Din, ce me semble plus périlleux encore que la mission de Marius et Gaspard. Mais à tout prendre, ce n’est pas mauvaise idée. Allez-y, si vous vous en sentez le cœur. Il vous suffit de suivre la route que nous venons de quitter jusqu’à la crête de la colline ; de là-haut, vous pourrez distinguer Saint-Peyre en contrebas. Hâtez-vous cependant, si vous voulez voir quelque chose, car la nuit tombe, et il n’est pas question pour vous de pousser jusqu’au village lui-même, cela prendrait trop de temps.

À propos, Gaspard, dans combien de temps pensez-vous être de retour ? »

« Y nous faudra pas moins d’une heure, je gage, et peut-être deux si que la guigne s’eng mêle. » répondit le soldat en retirant son casque. « Pas que ce soit tellement loing, mais sûr que le sentier sera pas aisé à trouver. Et si même ong eng trouve ung, faudra encore que les bêtes elles y puissent passer. »

« Faites au plus vite. » reprit le sénéchal. « De notre côté, nous allons poster des guetteurs et nous tenir prêts à lever le camp aussitôt que vous serez revenus. Bonne chance à vous, et puisse Taal vous montrer le bon chemin. »

Marius et Gaspard saluèrent la compagnie et disparurent parmi les arbres.

« Si c’est point par là, alors j’y renonce. » murmura Gaspard sans grande conviction, en s’engageant dans ce qu’il croyait être un sentier à demi effacé.

Le soldat connaissait bien les environs et n’avait guère eu besoin de Marius au début de leur marche, lorsque le chemin était encore net devant eux. À présent, c’était le herrimault qui avait pris la tête, tâchant de se diriger tant bien que mal vers le sud-est, d’après la direction que lui avait indiquée Gaspard. De toute évidence, seuls quelques braconniers empruntaient encore le chemin qu’ils cherchaient, et leurs souliers ne suffisaient pas à dessiner un sentier clair.

« Là, ong devrait être quelque part sur la crête de la colline. » fit Gaspard en écartant une branche.



Ils venaient d’arriver dans un sous-bois de châtaigniers très clairsemé, traversé par un ruisseau à sec aux pierres couvertes de neige, encore faiblement éclairé par les derniers rayons du soleil couchant. Le chemin par lequel ils étaient arrivés s’évanouissait sans laisser de trace. Ils se trouvaient sans nul doute au sommet d’une colline, mais la direction à prendre n’en était pas moins douteuse. Habitué aux sentes perdues de la forêt de Sombrefeuille, qui pouvaient égarer un voyageur en quelques instants, Marius se sentait moins décontenancé que son compagnon.

« L’heure doit être écoulée. » souffla ce dernier, la mine abattue. « À moins que t’ayes une foutue idée d’oùsqu’est le sud-est dans ce sous-bois de malheur, maître Marius, c’est peut-être bieng le moment de tourner talons. »

Marius leva les yeux et vit ce qu’il cherchait depuis qu’ils s’étaient mis en marche : entre les branches des châtaigniers, les toutes premières étoiles du soir étaient sorties. Il pouvait commencer à s’orienter de façon plus sûre.

« Par là. » murmura-t-il en entraînant Gaspard à sa suite.

Din mit pied à terre et attacha la bride de son cheval à une branche basse, un peu à l’écart de la route. Il était parvenu sans encombre à l’endroit indiqué par le sénéchal, sur la crête de la colline, et cherchait à présent un bon point de vue sur la vallée qui s’étendait devant lui. De petits chênes verts noueux poussaient de part et d’autre de la route, leurs branches encore touffues au plus fort de l’hiver masquant les alentours.

Din percevait de lointains échos de voix et quelque chose qui ressemblait à des aboiements. Cela pouvait venir du fond de la vallée, quoique sans aucune certitude ; le vent soufflait fort, et dans son dos, ce qui n’aidait pas à distinguer l’origine des bruits. La lune de Manann, presque pleine en cette période de l’an, était déjà brillante ; sa sinistre sœur, la lune de Morr, se devinait dans un coin de ciel, luisant de son éclat blafard. Quelques étoiles commençaient à poindre. La nuit ne tarderait pas à être tout à fait tombée. Din avisa un gros rocher surplombant la route à sa droite et y grimpa vivement. De là, il embrassait du regard toute la vallée par-dessus la cime des chênes.

Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer Saint-Peyre-le-Vieux : l’œil était tout de suite attiré de ce côté-là, très loin en contrebas. Des formes noires de cheminées et de toits défoncés se dessinaient au milieu d’une lumière rougeoyante. Le doute n’était guère possible : les charbonniers avaient dit vrai et le hameau était mis au pillage. Cependant, la neige était tombée tôt dans la journée, et Din n’avait vu aucune trace de pas suspecte jusque-là ; on pouvait donc encore espérer que les peaux-vertes, si c’étaient bien eux, ne s’étaient pas aventurés de ce côté de la route.

Din jeta un coup d’œil à l’ouest et vit au loin la lueur rouge du soleil couchant disparaître derrière une crête. Il était plus que temps de rejoindre le sénéchal Marc et sa troupe. Il revint sur ses pas, détacha son cheval et redescendit en hâte la route qui serpentait à travers les bois.


Il y eut un bruissement de feuilles et de pas précipitée dans la neige, puis un oiseau s’envola en piaillant. Marius et Gaspard demeurèrent un instant immobiles, leurs lames tirées, mais le silence revint. Ils se remirent en marche.

À force de tâtonnements laborieux, Marius était tombé sur un chemin forestier cette fois-ci bien marqué, que Gaspard avait immédiatement reconnu. En quelques enjambées, ils étaient en vue des chaumières de Cabrillac, à demi cachées par les branches. L’épée toujours au poing, Gaspard fit un pas pour quitter le couvert des arbres et s’avancer vers le hameau.

Marius l’arrêta d’un geste et, sans dire mot, pointa le sol. En travers du sentier, plusieurs traces fraîches marquaient la neige ; au milieu du piétinement, on distinguait des pieds chaussés de souliers grossiers, trop petits pour des pieds d’hommes et trop larges pour des pieds d’enfants, accompagnés çà et là de pattes de loups ou de gros chiens. Sombrefeuille comptait assez de gobelins pour que le herrimault puisse interpréter ces traces sans trop d’hésitation.

Marius passa la main sur l’une des traces. L’empreinte n’avait même pas eu le temps de durcir, malgré le froid mordant.

« Oh, merdre. » grogna Gaspard entre ses dents. « Quoi que t’eng dis, maître Marius ? Ong va voir de quoi qu’y retourne au village, ou ong se tire les pattes et ong s’eng va dire à messire Marc qu’y a du peau-verte qui rôde dans les parages ? »


« Les hommes sont tendus, messire Marc. » fit le héraut Bertrand qui venait de faire le tour des sentinelles. « Deux ont cru entendre des maraudeurs s’approcher. »

Il s’assit auprès du feu, entre Leustant et Brionne.

« Certains ont l’air de trouver que ce feu-là est de trop. » ajouta-t-il.

« Notre troupe n’avait de toute façon aucune chance de passer inaperçue. » fit le sénéchal. « Voyez combien nous sommes. Et puis nous avons chevauché ouvertement sur la grand-route tout le jour ; si nous n’étions pas si pressé par le temps, nous aurions pu nous montrer plus discrets, mais faute de mieux, ne nous reste qu’à espérer que notre escorte suffira à dissuader les rôdeurs. »

« Il faudrait une troupe forte et hardie pour oser venir se frotter à la nôtre. » renchérit Lothaire, l’un des chevaliers errants de l’escorte. « C’est une chose pour une vingtaine de peaux-vertes que de bouter le feu à trois chaumines et de trucider quelques manants, mais s’attaquer à de véritables gens de guerre en est une autre. »

Il y eut quelques hochements de tête. On fit passer une outre de vin à Din, revenu un peu plus tôt. La nouvelle de la mise à sac de Saint-Peyre rendait plus vitale encore la mission de Marius. Alors que Bertrand reprenait sa conversation avec Brionne, le sénéchal Marc relut une nouvelle fois les lettres que lui avait confiées le seigneur de Valfons, préparant mentalement son ambassade.

Un appel soudain lui fit lever les yeux de ses parchemins.

« Messire sénéchal ! » le hélait un guetteur. « Y a comme qui dirait des fumisteries subversives qui se trament à notre vis-à-vis. J’ons trouvé le Raoul avé le gousier tranché. Y s’était pourtant pas fort éloigné de nous, et je l’ai guère perdu de vue. »

« Saisissez vos armes, vous tous. » soupira le sénéchal Marc en se relevant.

Bertrand siffla dans ses doigts et les sentinelles émergèrent des arbres. Le héraut les compta rapidement.

« Il nous manque Abélard. » fit-il.

« Regroupez les chevaux et formez un cercle autour du feu. » ordonna le sénéchal. « Si nous demeurons au coude-à-coude, nous pouvons soutenir une attaque sans trop de peine, fussent-ils deux fois plus nombreux. »

Marius posa son doigt sur sa bouche pour signifier au soldat de garder le silence.

Après quelques secondes de réflexion, il jugea bon de rebrousser chemin et rejoindre la troupe du Sénéchal Marc pour l'informer de ce qu'ils avaient vu.
Précautionneusement, il se retourna et fit signe au soldat de le suivre. Ils repartirent par où ils étaient venus, en essayant de rester le plus silencieux possibles, tous sens en éveil.