[IYAQCDPDLDDG] Chapitre IV

Résumé des chapitres précédents : Si vous avez besoin d’un résumé, c’est que vous avez suivi le RP avec un manque d’intérêt qui confine à la désinvolture, ou même que vous ne l’avez pas suivi du tout, et ça, franchement, ça mérite le four.

Ahah, vous y avez cru, hein ?

Bon, allez, silence tout le monde, et ouvrez grand vos oneilles, l’histoire reprend.



L’année 1126 se fait vieille et l’an neuf approche à grands pas. Mais alors que les gens des campagnes comptent les jours qui les séparent de la Nuit des Sorcières, bien peu dans le duché de Gasconnie ont le cœur aux réjouissances, qu’ils soient nobles dans leurs châteaux ou marchands prospères à l’abri des murs de leurs cités. L’hiver est plus rigoureux que jamais, la famine menace bien des fiefs, les loups sortent de leurs tanières et viennent rôder aux abords des villages. Les routes enneigées sont le terrain de chasse des brigands, et les brigands eux-mêmes doivent craindre les hommes-bêtes et les mutants en maraude. Quant au jeune duc Amaury, il contemple ses terres sombrer lentement dans l’anarchie depuis son castel, incapable de reprendre les rênes du pouvoir que ses vassaux confièrent à son oncle et tuteur, l’incompétent régent Sequin. 1127 commencera sous de sombres augures.

Indifférents à l’hiver, les belles dames et les joyeux chevaliers de la baronnie de La Tour ont fermé leur porte aux suppliques et aux mauvaises nouvelles pour ne plus s’occuper que de leurs brillants festins. Depuis les salles de sa forteresse, le baron Fulcrand moque les malheurs du petit peuple et attend le Nouvel An au milieu de grandioses ripailles.

Maudissant La Tour, le marquis Foulques de Perbrancas passe en revue ses vassaux, parents et alliés, mais doit se rendre à l’évidence : si le comte de Fontanes, qui a lancé aux premiers jours de la froide saison son ost dans une sanglante campagne de conquête, venait à l’assaillir, il risque fort d’être soumis en quelques mois. Aux dernières nouvelles, les troupes de Fontanes ont pris leurs quartiers dans le nord du duché, sur les terres de seigneurs vaincus, mais Foulques craint d’être le prochain sur la liste du comte Albéric. S’allier avec La Tour est plus que jamais hors de propos, et le marquis songe à présent à rejoindre le camp de Fontanes de son plein gré pour n’y être pas contraint par force.

***

Sur les marches méridionales du marquisat de Perbrancas, la cité de Valfons court un grave danger, à l’insu de ses habitants, pris dans les célébrations de clôture du carnaval de la ville.

Ferdinando Anselmo Giovanni Ermenegildo della Spada Sacra, un noble de Tilée que les palais fainéants appellent plus volontiers Din, fraîchement arrivé à Valfons avec son écuyer Beppe, fut plongé dans la tourmente quand il assista impuissant à l’enlèvement de la fille du marchand Alaudet Le Ferrant. Les prières de ce dernier le décidèrent à partir à sa recherche avec ses compagnons de fortune, l’ancien homme d’armes et vagabond Guyon ainsi qu’un hors-la-loi de douteuse réputation venu de la baronnie de La Tour et répondant (parfois) au nom de Marius Aigrefin, dit le Rapace. S’aventurant dans les bas-fonds de la cité, ils ne tardèrent pas à découvrir que l’enlèvement de la fille de maître Alaudet n’était qu’une infime part d’un ignoble trafic de jeunes enfants mené par une secte criminelle. Leur situation les conduisit à faire cause commune avec un certain Évariste, qui se dit chevalier de Gisoreux, et Brionne, héraut d’armes du baron de Gransette, tous deux sur la piste des malfaiteurs.

Une enquête semée de sanglantes embûches les mena sur les traces de Gonthier Montagnac, échevin de Valfons, et de son compère Florian de Clairac, chevalier de La Tour, chefs probables de la secte. Une part des mystères de leur sinistre confrérie est sur le point d’être révélée au moment où Din, Marius, Brionne et leurs compagnons se préparent à un rude coup de main nocturne en l’hôtel de Clairac, alors même que sur la Place de la Hart les festivités du carnaval de Valfons prennent fin.

***

Bien d’autres complots sont à l’œuvre dans le duché, et Leustant de Castagne, chevalier errant de Moussillon, en fit les frais. Piégé entre les murailles de Massillargues quand le comte Albéric de Fontanes en établit le siège, il reçut de Bermond des Mesliers, seigneur de la place, la mission d’aller quérir l’aide de son vassal Arnaud du Puech. Vinrent avec lui Urien de Havras, chevalier de la Quête anguillois à la piété limitée et à la probité douteuse, Wolfram d’Erguy et Celdric de Velm, errants de Lyonesse, ainsi que le chevalier du Graal Philibert du Montet, guide et capitaine de leur troupe. Après des lieux de chevauchée à travers la montagne gasconnienne battue par les vents glacés et une mémorable embuscade d’hommes-bêtes au cours de laquelle Celdric trouva la mort, les messagers parvinrent à la forteresse du Puech où leur expédition tourna au désastre. Grâce au providentiel sire Gormont de Montselgues, ils apprirent la trahison du prétendu Philibert du Montet, usurpateur au service de Fontanes dont le nom véritable était Raymond de Malbosc, sorcier et adorateur des démons, ligué avec le sire Arnaud pour les faire disparaître et étouffer l’appel à l’aide de Massillargues.

N’échappant que de justesse au guêpier qu’était pour eux le Puech, ils furent poursuivis et à deux doigts d’être massacrés dans les bois par le sire Raymond à la tête d’une bande d’hommes-bêtes. Gormont périt face à lui, mais les trois derniers messagers purent se réfugier au château des Espinaux, une veille ruine envahie par les arbres. Alors qu’ils pansaient leurs blessures, ils reçurent la visite du sorcier Albaron de Sauvan. Celui-ci leur révéla les plus sombres dessous de la campagne que menait l’ost d’Albéric de Fontanes. Il leur déclara que le comte avait acquis le gros de son pouvoir et de ses richesses en se rendant maître d’une confrérie vénérant les démons et pratiquant la sorcellerie ; Albaron lui-même se prétendit membre d’une secte rivale mais tout aussi abominable, prête à tout pour renverser Fontanes. Le comble de l’horreur fut atteint lorsqu’il fit paraître devant leurs yeux un démon qui leur apprit le moyen de pousser la noblesse du duché à se liguer contre Albéric : il leur fallait faire éclater au grand jour la déchéance du comte, qui restait terré dans son château car son corps prenait une forme atroce qui trahissait son commerce avec les Dieux Sombres. Wolfram, blessé, fut laissé en arrière alors que Leustant et Urien chevauchaient en hâte vers La Tour pour tâcher de convaincre le baron Fulcrand de la nécessité de combattre Fontanes. Mais avant même d’avoir quitté les terres d’Arnaud du Puech, ils furent pris. Leustant fut drogué et se réveilla à la merci d’une assemblée d’adorateurs des Dieux Sombres, sans le moindre indice quant au sort d’Urien.

***

Les complots d’Albéric, l’ambitieux comte de Fontanes, se répandent dans le duché tout entier et le sort de la Gasconnie est dans la balance. Son ost n’a plus fait parler de lui depuis que la neige bloque la plupart des sentiers et des cols montagneux, mais des rumeurs avançant qu’il assiège en ce moment même la cité forte de Massillargues commencent à se répandre. Cependant, des quatre messagers envoyés par Bermond quérir de l’aide auprès de ses vassaux, seul demeure Leustant de Castagne, qui a pour l’heure des préoccupations plus urgentes que sa mission. Quant aux ravisseurs d’enfants de Valfons qui paient leurs hommes de main en monnaie de Fontanes, ils ont réussi à atteindre les plus hautes instances de la cité et seule une bande de proscrits est décidée à faire échec à leurs agissements.



Din avança lentement vers le coin du couloir, Brionne sur ses talons. Le chant avait cessé, tout comme les rumeurs vagues de combat et de bousculade. Seul restait ce bourdonnement inexplicable qui planait dans l’air froid et emplissait le couloir comme si les murs grouillaient d’abeilles. À mesure qu’ils s’approchaient, suivis à quelque distance par Marius, Guyon et leurs compagnons, les deux hommes sentaient leurs pensées se brouiller, devenir confuses. L’air du souterrain semblait rendre leurs esprits somnolents ou nauséeux, à moins que ce ne fût l’étrange bourdonnement.

Leustant sentait son cœur battre la chamade. Sa précédente rencontre avec un démon avait été plus qu’éprouvante, et il risquait fort d’en subir une seconde. Malgré sa méconnaissance des arts sombres, il pouvait parfaitement sentir la magie qui saturait l’air de la salle : les cheveux de sa nuque se hérissaient, des voix chuchotaient dans son esprit, et il lui semblait entendre derechef le bruit de dizaines de clochettes.

Din fut le premier à se ressaisir. Adossé au mur, il risqua un œil sur la salle suivante. À la lueur des torches qui éclairaient la pièce, il ne vit d’abord qu’une assemblée de personnages richement vêtus, disposés en cercle. Tous portaient des masques cramoisis, au nez crochu, qui n’auraient pas détonné dans les rues en fêtes de Valfons. Parmi eux, il reconnut l’habit et la silhouette de Gonthier Montagnac. Le groupe entourait étroitement quelque chose que Din ne pouvait voir de là où il était.

Le cercle s’élargit soudain. Entre deux hommes masqués, Din aperçut une petite table de pierre nue, au-dessus de laquelle flottait une sorte de fumée ou de nuage irisé. Il ne lui fallut pas longtemps pour comprendre que le phénomène auquel il assistait là n’avait rien de naturel, et ses yeux se détournèrent instinctivement de la forme vague qui se tordait en l’air. Avec un violent effort pour garder son calme, Din reporta son attention sur le cercle de masques. Au pied de l’autel de pierre, un jeune homme vêtu d’un tabard de chevalier en piteux état était maintenu au sol par un personnage bossu et contrefait. Alors que Brionne et Marius s’approchaient du coin du couloir pour observer la scène eux aussi, l’un des hommes masqués s’avança vers la table de pierre, où il alluma neuf chandelles placées en rond.



« Frères, » commença-t-il, « nos conseils sont troublés et nos agents disparaissent. Des hommes sont lancés sur nos traces et nous risquons d’être découverts alors même que nous touchons au but. En cette nuit, nous demanderons au Sonneur de nous guider, de nous révéler qui nous traque ainsi, et sur quel ordre. Pour prix de ses réponses, » ajouta-t-il en désignant le jeune chevalier, « nous lui offrons cet homme, qui a défié le maître et moqué ses desseins. »

Alors qu’il écoutait l’homme à l’épée prononcer son arrêt de mort, Leustant sentit une soudaine faiblesse dans la main qui le maintenait à terre. Le mutant au dos difforme ne le regardait plus et fixait la silhouette floue du Sonneur, les yeux écarquillés d’émerveillement, ou d’horreur, ou d’un mélange des deux. Si quelque chose pouvait le distraire ne serait-ce qu’un instant, Leustant avait une chance de s’arracher à son étreinte.



(Quoi de mieux pour fêter l’ouverture d’un nouveau chapitre qu’une de ces cartes qui font le renom d’IYAQCDPDLDDG ? Sont représentés en jaune Din, Brionne, Marius, Beppe, Évariste et Guyon, prêts à se jeter dans la tourmente ; en vert, les ignobles et détestables culteux nazis ; en rouge, Leustant de Castagne ; et enfin, en bleu, maintenant ledit Leustant au sol, le mutant bossu.)

Rien n'avait préparé Brionne à cette vision terrible. Paralysé par la peur de ce mauvais charmement, il redoutait de compisser ses chausses. Un filet de sueur froide coulait dans son dos. Ses jambes vacillaient sous lui. Un tremblement incontrôlable de sa main droite lui fit un instant craindre que sa dague ne heurte le mur.

Comment pouvait on vaincre une créature si puissante et mauvaise. Des souvenirs vagues revenaient en mémoire : une sienne cognoissance, trop belle sorcière tiléenne, qui l'avait entretenu jadis de son commerce avec le démon. Elle avait parlé d'ail, de lames d'épées placées en croix pour se protéger. Il se rendait compte, maintenant, que ceci était dérisoir face au pouvoir. La seule solution sensée : la fuite ; s'ensauver sans un regard en arrière.

Pour arrêter le tremblement de sa main droite, il remit sa dague en fuerre et agrippa la lame de son épée tiléenne. Ce contact avec le métal froid le tira de son hébétude. Il avait tant de fois caressé et affuté cette lame, il l'avait tant de fois brandie face à l'ennemi qu'elle était maintenant une partie de lui même, une amie fidèle et sans état d'âme. Il vérifia mécaniquement le tranchant et ce geste mille fois fait auparavant le ramena dans la salle d'arme du château de Gransette. Il revit Penthésilée au milieu des autres élèves. Il n'avait pas le droit d'abandonner la bachelette sans vergogne. Pas maintenant.
Comme malgré lui, il avança son pied droit de quelques pouces. Sa heuse de cuir lui semblait peser des tonnes. Ce geste chassa définitivement le Charmogne de son esprit. Le second pas en direction du danger fut plus assuré. Il se colla au mur à sa dextre et s'avança dans le couloir.

Qu'avait il à perdre en cette encontre ? Son âme ? le démon ferait là bien piteuse affaire !

Marius vit Brionne s'avancer sans réfléchir vers le cercle des sorciers nazis, que faisait il? Cherchait il la mort? Mieux valait élaborer un plan avant de se lancer dans un assaut improvisé qui une fois débarrassé de son effet de surprise, n'apporterai rien d'autre qu'un coupage d'oneilles en règle.

Il posa sa main sur l'épaule de Din, pour attirer l'attention du Tiléen afin qu'il retienne Brionne encore un instant. Il valait mieux observer et trouver le bon moment pour intervenir.

Comprenant le souci de Marius, Din retint Brionne par le bras.

Il demanda, par gestes, l'attention de ses compagnons et, toujours par gestes, leur suggéra un plan en deux phases : premièrement, Evariste utiliserait ses pistolets pour tenter de mettre hors de combat deux des cultistes. Profitant de la confusion qui s'ensuivrait, les autres membres du groupe se rueraient alors à l'assaut des autres cultistes. Din acheva son "discours" en expliquant qu'il se chargerait du bossu.

Ensuite, il chercha dans le regard de ses compagnons une approbation...

Ce plan en valait bien un autre. Fors que, si la sombre menace qui se précisait maintenant au dessus de la table de pierre se mettait de la partie, leurs chances de survie seraient de toutes manières bien faibles. Une action menée avec hastance parviendrait peut être à sauver la vie du damoiseau pour l'heure en fort mauvaise posture.
Il tira de sa ceinture la mauvaise épée prise au garde dans la batisse. Lorsque Din lancerait la giguedouille, il comptait jeter cette lame en direction du jeune escuyer. Il expliqua par gestes ses intentions et attendit ... attendit ...

Pendant que Din tâchait d’exposer son plan à ses compagnons, l’homme qui semblait présider le rituel avait tiré de son pourpoint un long poignard orné, à la lame incurvée, qu’il élevait à présent au-dessus des neuf chandelles de l’autel. Évariste en était à charger ses pistolets quand le chant reprit une fois encore. Rapière et dague en main, Din guettait le moment propice.

La lame courbe du poignard n’était plus qu’à deux coudées de sa gorge, mais Leustant ne voyait pas comment il pourrait se libérer. Échapper au bossu était une chose, mais s’arracher du cercle formé par les horrifiques suppôts des Dieux Sombres en était une autre. L’image du démon était à présent terriblement nette, et Leustant se sentait de moins en moins capable d’avoir la plus petite pensée cohérente alors que la magie s’insinuait dans son esprit.

Une violente détonation le fit sursauter. Avant qu’il ait pu seulement comprendre d’où elle venait, l’un des chanteurs masqués s’effondra à moitié sur lui. Une bouffée d’espoir lui vint d’un seul coup. Sans réfléchir à ce qu’il faisait, il fit sauter sa dague des mains du bossu et lui décrocha un magistral coup de poing qui le jeta face contre terre. Alors qu’il se relevait, il entendit une seconde détonation assourdissante résonner sous la voûte obscure de la salle, immédiatement suivi d’un bruit de course, et vit trois hommes se ruer vers lui, dont deux costumés comme s’ils prenaient part à quelque carnaval. Puis tout sombra dans la plus grande confusion alors que des lames étaient tirées et des coups de poings échangés.

Pour la première fois depuis son arrivée à Valfons, Din ferraillait contre un adversaire véritablement à sa mesure. Il avait tenté de contourner les chanteurs par la droite pour atteindre le bossu et le jeune chevalier, mais l’un d’eux avait quitté le cercle et tâchait maintenant de lui barrer le chemin. Le bossu lui-même était de toute façon occupé à ramper au sol, étourdi par le poing vigoureux du jeune homme. La première balle d’Évariste avait trouvé sa cible et tué net l’un des chanteurs masqués, mais la seconde, tirée avec trop de précipitation, était allé se perdre dans le mur d’en face. Il entendait à quelques pas de lui ses compagnons engager le combat mais ne pouvait se permettre de leur accorder davantage d’attention. Din exécuta une savante parade et remarqua que son adversaire y répondait par une botte hâtive mais experte. Son épée et ses riches habits confirmaient qu’il avait en face de lui une personne de qualité, qui avait reçu un solide enseignement quant à l’art de l’escrime. Alors qu’il frôlait le masque pourpre de l’homme de la pointe de sa rapière, il vit Brionne surgir sur sa gauche.



Le maître d’armes grisonnant prouvait qu’il était encore redoutable une lame en main. Le premier à se trouver sur son chemin fut bousculé d’un coup d’épaule, le second désarmé. Profitant de cet instant de répit, il fit glisser l’épée prise au mutant sur les dalles du sol vers le jeune chevalier, qui mit quelques secondes avant de revenir de sa surprise et de la saisir. Le geste de Brionne faillit malheureusement lui coûter cher. Il se redressait à peine quand l’homme qu’il venait de désarmer revint à la charge, la dague haute. Avant d’avoir pu réagir, Brionne fut pris dans un rude corps à corps. Son adversaire lui enserrait la main gauche et tentait de lui percer la gidouille de sa lame. Tous deux finirent par heurter le mur de la salle et poursuivirent le combat de plus belle.

Marius, par quelque hasard ironique sans doute orchestré par Ranald, se retrouvait face à celui des adorateurs de démons qui devait être le plus chargé en phynance. Au moment où Din et Brionne s’étaient jetés à l’assaut sur la droite, lui s’était élancé du côté gauche et avait pris à parti le premier venu, qui d’après son vêtement et sa corpulence ne pouvait être que l’échevin Montagnac. Si le maître pelletier-fourreur avait reçu quelques leçons d’escrime en sa jeunesse, elles étaient aujourd’hui bien loin. Il ne faisait pas le poids une dague en main face à Marius et tentait par tous les moyens de s’éclipser, mais Guyon échangeait de rudes coups avec le bossu juste derrière lui et lui coupait toute retraite. L’échevin esquissa une estocade sans conviction, qui fut promptement parée. Marius enchaîna avec un large coup de taille qui désarma le marchand et déchira sa riche houppelande de l’épaule à la ceinture. La confusion de l’échevin à cette vue eut quelque chose de comique, malgré les circonstances, jusqu’à ce que Marius s’aperçût que la bedaine de Montagnac était absolument anormale. Une grande bouche s’ouvrait au niveau du nombril, sur près d’une demi-coudée. Reprenant ses esprits, le herrimault l’assomma d’un coup de pommeau sur la tempe et s’en alla prêter main-forte à Guyon.

Leustant n’avait guère perdu de temps dès lors qu’il avait pu mettre la main sur l’épée lancée par son providentiel sauveur et croisait à présent le fer avec un homme de haute taille. Il se trouvait à moins d’une toise de l’autel et l’endroit n’était définitivement pas sain. Trois officiants masqués, les seuls qui ne combattaient pas les nouveaux arrivants, s’étaient regroupés autour de l’autel où brûlaient encore les neuf bougies. Laissant à leurs confrères le soin de repousser les assaillants, ils paraissaient déployer les plus grands efforts pour poursuivre le rituel, ou éviter qu’il ne tourne à la catastrophe. Au-dessus des chandelles, la forme du Sonneur avait disparue, remplacée par des volutes de fumée multicolore qui s’étiraient, s’élevaient vers le plafond et grandissaient à chaque instant. Leustant avait cependant des soucis encore plus urgents ; son adversaire était au moins aussi douée à l’épée que lui et les expériences que le jeune Castagnet venait de vivre, sans parler des effets de la drogue sur ses réflexes, ne le mettaient pas à son avantage. Il para un coup de taille destiné à son cou mais ne put éviter une botte habile qui lui érafla légèrement l’épaule. La douleur et la surprise suffirent à le déstabiliser l’ombre d’un instant. Ce fut assez pour son adversaire qui passa sa garde et se fendit droit vers sa poitrine. Dans un mouvement de panique incontrôlable, Leustant abattit sa lame au jugé. Un grand cri résonna sous la voûte sombre et alors qu’il faisait un pas en arrière pour se mettre hors de portée de l’épée de son adversaire, il vit ce dernier à genoux, hurlant de douleur, tenant de la main gauche son bras droit qui s’achevait à présent par un moignon sanglant. Secoué de tremblements incontrôlables, il perdit son masque et Leustant reconnut la figure crispée par la souffrance de Gilles de Corbès, l’envoyé d’Arnaud qu’il avait rencontré lors de son bref emprisonnement à Castelbrunet.

Les cris du malheureux ne tardèrent pas à être couverts par un bruit de bourrasque. Le nuage multicolore au-dessus de l’autel était à présent gigantesque et grandissait encore à chaque instant. L’adversaire de Din et celui de Brionne s’étaient repliés vers l’escalier et le défendaient face aux assauts des deux bretteurs. Le bossu avait été repoussé vers l’autel par Marius et Guyon. Quant à Leustant, Gilles étant hors de combat, il était pour le moment libre de ses mouvements.



(Vos persos sont en jaune, identifiés par la première lettre de leur nom (et par Be dans le cas de Beppe) ; les culteux voleurs d’enfants sont en vert, avec le mutant bossu signalé par un B ; trois sont hors d’état de nuire et ne sont donc pas représentés : Montagnac, l’homme abattu par Évariste et Gilles de Corbès.)

Brionne avait le souffle court. Heureusement pour lui, la bastaille avait été brève. La situation ne semblait pas si mauvaise ...si on oubliait la sombre forme qui se mouvait au dessus de leurs têtes.
Tout en maintenant son adversaire en respect, il regrettait de n'avoir pas fréquenté plus assidument la jolie sorceresse de Miragliano. Elle aurait surement su s'il fallait éteindre ces chandelles, tuer cette merdaille ou en jeter un au milieu de la table en offrande à son dieu. Cette pensée l'amena au sieur de Clairac. Oui, il ferait un parfait candidat pour le rôle d'offrande. Brionne observa les marauds à l'entour, cherchant une barbe blonde sous le masque. Ce masque qui expliquait en partie leur succès : limiter ainsi son champ de vision était suicidaire.
Il tenta de rompre le combat avec un pas chassé du coté gauche. Peut être que son adversaire, géné par le masque, hésiterait entre Din et lui. S'il voyait la moindre ouverture, il se faisait fort d'enfiler prestement 3 bons pouces de fer sous les cotes du maroufle...

Le nuage irisé au centre de la salle ne cessait de grandir et de se tordre, plongeant les combats dans une lumière délirante. Bientôt, il devint difficile de distinguer tout ce qui se trouvait à plus de deux toises devant soi et la mêlée fut précipitée dans la confusion. Ceux des membres du culte qui étaient en état de le faire tâchaient à présent de battre en retraite. Jetant un regard du côté de la table de pierre, Brionne remarqua un homme de grande taille qui évoquait fort la description qu’on lui avait faite de Florian de Clairac ; les cheveux blonds qui tombaient sur ses épaules ne laissaient guère de doute. L’homme était de ceux qui faisaient cercle autour de l’autel de pierre, mais il quitta bientôt ses confrères pour se diriger au pas de course vers le souterrain et la salle où les enfants enlevés étaient retenus prisonniers. Il disparut en quelques instants au milieu de la fumée et des lumières qui emplissaient la pièce.

Quand Brionne esquissa un pas de côté, son adversaire saisit l’occasion et prit ses jambes à son coup, trop heureux de cesser le combat. Laissant son compagnon face à Din, il monta en toute hâte l’escalier, sortit une lourde clef et ouvrit la trappe. C’est à cet instant qu’un vent horrifique, sorti de nulle part, souffla en rafale sur les combattants. L’adversaire de Din prit la fuite dans un mouvement de panique qui lui coûta la vie : présenter son dos au bretteur tiléen était une mauvaise idée. Alors qu’il s’écroulait sur les marches de l’escalier, la poitrine percée de part en part, le cri des derniers adeptes du Chaos à s’attarder auprès de l’autel résonna dans la salle.



L’orage annoncé avait finalement éclaté et les pouvoirs invoqués par la secte échappaient maintenant à tout contrôle.

Guyon fut jeté à terre et deux hommes furent foudroyés juste sous les yeux de Marius, qui sentit son pourpoint roussir. Alors qu’il s’empressait de prendre ses distances avec le nuage terrifique, il vit une poignée d’adorateurs s’escamper par le couloir d’où ses compagnons et lui-même étaient venus, abandonnant derrière eux ceux des leurs qui étaient tombés, blessés, morts ou hors de combat. D’autres parvinrent à pousser Din et Brionne hors de leur chemin pour gravir l’escalier et s’enfuir par la trappe du plafond. À en juger par l’aspect peu engageant des volutes de fumée qui tourbillonnaient à nouveau au-dessus de l’autel, il paraissait peu judicieux de tarder à suivre l’exemple de l’ennemi.

Après avoir achevé Gilles de Corbès d'un coup de taille qui décapita net le vil suppôt du tresmalesfyque Arnaud, Leustant essaya de masquer le fait qu'il était terrifié et sur le point de mouiller ses chausses. Pour ce faire, il leva devant lui son épée ruisselante de sang, le plat de la lame vers son visage, et récita une courte prière à la Dame lorsque de toutes parts s'enfuyaient les cultistes de cet estrange dieu honni.

"...et mon bras jamais ne tremblera lorsque je devrai l'abattre sur vos ennemis, sur mon honneur, ma Dame, je vous le jure."

C'était une prière bidon qu'il venait d'inventer, car il n'en connaissait aucune par cœur. Mais cela lui avait au moins laissé le temps de se calmer et de réfléchir.
Remarquant que les inquiétants volutes de fumée tournoyaient toujours au-dessus de l'autel, Leustant se dit qu'il ne valait mieux pas rester ici.

"Merci pour votre aide, compaings. A présent donnons la chasse à ces vils adorateur des forces des ténèbres !"

Et il s'élança dans le souterrain en essayant d'avoir l'air sûr de lui.

Mordieu ! Il y a seulement cinq ans, Brionne eut occis son adversaire et même sans doute navré celui de Din. Décidément, il se sentait vieillir... Las, il n'était plus temps d'apenser, il fallait agir.
De l'autre coté de la salle, le sieur de Clairac lui échappait. En voyant certains de ses camarades s'engouffrer à sa suite, son cœur se serra : il aurait voulu être avec eux pour traquer le nigromancier.
Mais la traversée de la salle semblait périlleuse, et la trappe au dessus de lui représentait la seule petite chance de retrouver Penthésilée saine et sauve. De rage, il serra violentement la poignée de son épée à s'en faire blanchir les articulations. A défaut de Florian de Clairac, il comptait poursuivre son malheureux adversaire et le faire parler, sa vindication attendrait. Il était temps de guerpir de cette salle meshui. Il s'élança vers la trappe.

Marius suivit Leustant, bien content d'échapper à ces volutes peu avenantes. Ces marauds fuyaient, mais ils oubliaient les enfants. Il faudrait revenir les chercher plus tard, une fois la poursuite terminée.

Din, à l'instar de Brionne, jugea qu'il était par trop hasardeux de traverser la salle pour retourner dans le couloir par lequel ils étaient tous arrivés.

Il grimpa dès lors les escaliers, vers la trappe, Brionne et les ignobles cultistes qui avaient fui par là...

Alors que Din grimpait quatre à quatre les marches qui le séparaient encore de la trappe, il entendit un pas précipité derrière lui et vit une silhouette trapue émerger des brumes troubles qui envahissaient la pièce ; Beppe avait rassemblé assez de courage pour rejoindre son maître. L’écuyer paraissait secoué, et ses habits étaient comme brûlés par endroits, mais il était à peu près indemne par ailleurs. Les deux hommes se hâtèrent de disparaître par la trappe.

Marius et Leustant avaient entraîné le reste de la troupe avec eux. Évariste et Guyon étaient en train de tirer de la salle par les pieds le malheureux échevin Montagnac, toujours inconscient, quand il leur sembla entendre la voûte trembler au-dessus d’eux.



Ils avaient suffisamment goûté à la sorcellerie cette nuit-là pour ne pas s’attarder. Ils s’empressèrent de rejoindre leurs compagnons, qui les attendaient au coin du couloir. Tous les quatre franchirent à nouveau le seuil de l’ancienne citerne qui servait à présent de prison aux enfants enlevés, et où Leustant avait repris pleine conscience pour la première fois depuis des jours. Guyon traîna l’échevin dans un coin, prenant soin de recouvrir d’un pan de sa houppelande déchirée l’affreuse bouche qui ornait son ventre. Leustant venait de refermer la porte derrière eux d’un coup d’épaule quand un vacarme proprement terrifique éclata. On eût dit que la poudre d’un arsenal entier venait d’exploser. D’après les bruits qui suivirent, il semblait qu’une partie de la voûte venait de s’effondrer. Il était en tout cas certain que les enchantements horrifiques de l’hôtel de Clairac venaient de donner l’éveil à deux bons tiers du quartier noble.



Laissant Évariste et Guyon s’occuper d’écarter du péril les enfants toujours inconscients, Leustant et Marius s’aventurèrent dans le souterrain, dépassèrent l’échelle par laquelle la troupe était descendue, puis continuèrent sur quelques pas, mais durent bientôt faire halte : ils étaient parvenus à une fourche. L’ancien souterrain se divisait en deux boyaux, et s’il leur semblait entendre au loin un vague écho de pas qui pouvait indiquer que les fuyards n’étaient pas encore hors d’atteinte, ni Leustant ni Marius ne pouvaient être sûrs de la direction à prendre.

De leur côté, Brionne et Din, flanqués du fidèle Beppe, tâchaient de comprendre où ils étaient arrivés. La pièce autour d’eux était petite, obscure, sale et poussiéreuse, tout à fait dans le style qui dominait en l’hôtel de Clairac ; il semblait donc qu’ils se trouvaient toujours dans la même maison, sans doute au rez-de-chaussée. Le vacarme qui avait éclaté alors qu’ils reprenaient à peine leur souffle leur avait valu à tous un instant de saisissement ; la trappe qu’ils venaient de franchir avait volé en éclats dans la pièce et une fumée noirâtre s’attardait dans le trou béant vers la salle souterraine.

L’unique porte de la pièce où ils se trouvaient donnait sur un long couloir seulement éclairé par une torche. Brionne avait à peine jeté un œil à l’une des ses extrémités qu’il distingua dans la faible lumière deux hommes appuyés contre le mur, manifestement essoufflés, voire blessés ; leurs riches vêtements avaient sérieusement pâti du combat et tous deux avaient perdu leur masque. Trop épuisés pour prendre à nouveau la fuite, ils se préparèrent à faire front quand Din, Brionne et Beppe s’élancèrent dans leur direction. L’un d’eux tira son épée, l’autre, un homme corpulent à l’abondante barbe brune, détacha l’unique torche du mur et décrivit un large cercle lumineux comme s’il voulait enflammer le couloir.



Tout soudain, la torche s’éteignit et l’obscurité tomba. Il fallut quelques instants pour que les yeux de Brionne s’accoutumassent à la faible lueur venue d’une lucarne au bout du couloir. L’aube devait approcher. Sans la lumière de la torche, cependant, la pénombre était à présent trop profonde pour distinguer encore les deux hommes. Alors qu’il tâchait d’avancer tant bien que mal, Brionne remarqua un corps étendu contre le mur qui lui avait complètement échappé l’instant d’avant. En un éclair, il reconnut le visage de Penthésilée, fille de son maître le baron de Gransette.

Din peinait à comprendre la soudaine obscurité. Il pouvait bien s’agir à nouveau de sorcellerie, car de toute évidence, il ne se trouvait plus dans un couloir poussiéreux de l’hôtel de Clairac, mais dans un bois lugubre. Il n’eut pas même le temps de reprendre ses esprits ; un grognement le fit se retourner et il tomba nez à nez avec une puante créature qu’il reconnut dans l’instant, se rappelant les emblèmes honnis qu’on lui avait longuement décrit et qu’il voyait à présent sur un large bouclier : la bête n’était autre que l’orque Gorbo, probablement l’être qui dans tout le Vieux Monde méritait le plus sa haine.

Penthésilée ! enfin ! le coeur de Brionne battait à tout rompre. La pauvre enfant avait l'air malade, navrée peut être. Il fallait Hastanment lui porter secours. Déjà il ployait le genou pour s'approcher de la gente fillote, la prendre dans ses bras et l'éloigner de ses tourmenteurs ...

... Son vieux maitre appelait cela le sens de l'épée, un picotement dans la nuque lorsque quelque chose clochait : une prise d'épée inhabituelle, un reflet dans la nuit sur une lame dissimulée, un froissement d'étoffe dans son dos. Ce "sens de l'épée" lui avait sauvé la vie moult fois.
Il arrêta son geste et, tous les sens en alerte, observa attentivement autour de lui, cherchant dans l'air une odeur inhabituelle.

Il lança un avertissement à l'habile bretteur tiléen
- signor Din, attenti al stregone, niente e vero !
Au prix d'un effort considérable, il tenta de chasser le charmement de son esprit, détacha son regard de la forme allongée et se remit à avancer en direction des deux houliers, fouettant l'air devant lui de sa lame en aveugle.

Ayant entendu l'avertissement de Brionne, Din réprima dans un immense effort l'envie pressante d'occire la bête qu'il venait de découvrir.
Etait-ce Gorbo ou une simple illusion ?
Tentant de rester concentré pour éviter l'influence néfaste de la magie, il serra plus fort sa rapière.

Quant à Beppe, voyant son maître figé, il l'imita dans la fixité...

Alors que Din restait immobile, les arbres autour de lui devinrent flous, comme s’il les voyait à travers un rideau de pluie, puis se mirent à danser une ronde infernale sous son regard, avant de s’évanouir. Din chancela sous l’effet d’un soudain vertige, mais se retint à un providentiel pan de mur. Le charme avait cessé et il était de retour dans le couloir obscur. La silhouette de Beppe, à ses côtés, avait disparue ; son écuyer, aussi hébété que lui, se trouvait maintenant à l’endroit précis où il croyait auparavant voir le grand guerrier orque. Se félicitant d’avoir résisté à l’impérieuse tentation de le percer de sa lame, Din se hâta de chercher des yeux les deux fuyards.

À quelques pas devant lui, Brionne se libérait avec peine de l’illusion et continuait de donner des coups de taille en l’air. Il reprenait tout juste ses esprits quand la lame d’une dague s’abattit sur lui. Avant que Din ait pu esquisser le moindre geste, Brionne était aux prises avec son agresseur en une violente mêlée. Un grand coup d’estoc plus tard, et l’homme était à terre, le flanc transpercé. Brionne avait reçu une sévère entaille à l’épaule gauche mais un réflexe foudroyant l’avait sauvé. Encore sonné par la blessure, il serrait les dents en regardant la manche de sa cotte se tremper de sang.

Beppe saisit soudain le bras de Din et l’invita au silence d’un geste du doigt. Un bruit de pas vifs résonnait sur les dalles du sol. La lueur froide de l’aube envahit le couloir quand tout à coup, à quelques pas devant eux, une porte s’ouvrit à la volée. Le sorcier qui avait bien failli causer leur perte se ruait au-dehors, dans la rue enneigée.

"Avanti !", cria Din à ses compaings, avant de se ruer à la poursuite du fuyard.

La peste soit du maudit sorceor : son bras d'épée était touché !

Comble de malchance, le responsable avait réussi à quitter la bâtisse. Heureusement Din et Beppe avaient réagi hastan... vistement . Ils arriveraient peut être à le rattraper avant que le guet ne se mette de la partie, fors la journée pourrait finir en l'hast communal pour toute la compagnie. Brionne était confiant : Din n'avait rien à voir avec les jeunes damoiseaux, verbe haut et pensement court, qui fréquentaient habituellement les salles d'armes. il saurait arrêter la poursuite.

En attendant, blessé, fatigué, à bout de souffle, le maître d'armes ne pouvait être d'aucun secours à l'estalien et à son fidèle serviteur. Il allait voir en quel état se trouvait son dernier adversaire, prélever de quoi arrêter l'hémorragie sur sa vesteure et voir s'il ne celait pas quelque message ou objet caché.

Dérapant à moitié sur la neige tassée et rendue glissante de la rue, Din et Beppe talonnaient le fuyard. Ce dernier, plutôt ventru et sans doute peu habitué à la course, n’avait pas grand espoir de leur échapper en terrain découvert ; cependant, il semblait parfaitement connaître le dédale des venelles du quartier noble. Din n’était qu’à quelques pas de lui quand il s’engouffra brusquement sous une porte cochère plongée dans l’ombre, que le Tiléen n’avait pas remarquée. Lorsque les deux poursuivants parvinrent de l’autre côté de la porte, dans la cour enneigée d’un petit hôtel particulier seulement éclairé d’une lanterne, il était déjà trop tard : ils avaient perdu de vue leur proie. L’aube approchant, ils tâchèrent de distinguer les traces de pas de l’homme dans la neige ; elles menaient à un petit escalier montant jusqu’à une porte étroite, encore entrouverte.


Après s’être taillé un pansement de fortune dans un morceau d’étoffe, Brionne s’occupa de la santé de son agresseur. L’homme était touché au côté droit : la lame du maître d’armes l’avait percé de part en part, atteignant sans doute le poumon. À en juger par la flaque de sang qui ne cessait de s’étendre sur les dalles poussiéreuses du couloir, le coup avait été terrible et le malheureux n’avait guère de chances d’en réchapper s’il ne recevait des soins au plus vite. Pour l’heure, il respirait encore faiblement, mais son état était par trop grave pour que Brionne pût le secourir avec les moyens du bord.

L’homme devait approcher les quarante ans. Ses cheveux bruns soignés et son riche vêtement de taffetas vert sombre dénotaient le bourgeois prospère. La dague dont il avait poignardé Brionne était un bel objet à garde de cuivre doré. Il ne portait sur lui aucun pli ou document quelconque. Les seules de ses possessions qui eussent peut-être permis de l’identifier étaient un sceau à la main droite et un petit pendentif émaillé autour du cou. Le sceau était orné de deux roses, qui pouvaient être un emblème familial, surmontant des lettres dont il était probablement impossible de saisir le sens pour qui ne connaissait pas les maisons marchandes de la bonne société de Valfons : MAVR. S. LEVFR. Le pendentif était d’interprétation plus facile : une balance pesant des pièces de monnaie devait signifier la profession de changeur ou de banquier. Peut-être le blessé était-il membre haut placé de quelque guilde en rapport avec les métiers de la phynance, à moins qu’il fût l’intendant de quelque seigneur.

Il n’y avait rien de plus à tirer des effets de l’infortuné personnage. Brionne ne pouvait à présent que regarder l’aube arriver depuis la porte de l’hôtel de Clairac et attendre le retour de ses compagnons.

La porte menait hors de la cour et donnait sur une ruelle. Le matin était presque là et il devenait plus facile de suivre les pas du fuyard dans la neige. Malheureusement, le centre de la voie était trop boueux pour y distinguer la moindre piste. L’homme avait aussi bien pu prendre sur sa gauche que sur sa droite.

Des cris tirèrent Din et Beppe d’embarras. Alors qu’ils s’approchaient, ils entendirent le piétinement de nombreux sabots sur le sol gelé, des bruits de bousculade et un cliquetis d’armes.

« Lâchez-moi donc, rustres ! » faisait une voix impérieuse qui résonnait par-dessus les toits. « Je suis l’abbé Ferrand, du temple de Shallya. Il y a là-derrière des coquins qui en veulent à ma peau. »

Din et Beppe s’avancèrent jusqu’à l’angle d’une maison et virent l’homme qu’ils poursuivaient, essoufflé, entre deux gens d’armes. Il parlait avec l’un des cavaliers d’un groupe d’une douzaine de nobles ou de notables, masqués et vêtus pour le carnaval, et escortés d’une forte troupe de soldats.

« Çà, Ferrand » demanda le cavalier, « sais-tu ce qu’était ce vacarme que toute la ville a dû entendre ? Est-ce la poudre d’un arsenal clandestin qui a sauté, ou bien quelqu’un a-t-il voulu tirer un feu d’artifice en retard ? »

Son discours fut interrompu par le cri d’un des hommes d’armes. Si discrets qu’ils eussent été, Din et Beppe étaient repérés. Avant qu’ils aient pu faire un geste, quatre archers les tenaient en joue.

« Ce sont là vos ruffians, je présume ? » fit le chef des gens d’armes à l’abbé Ferrand. « Approchez, messieurs, nous allons tirer l’affaire au clair. »

Brionne aurait aimé avoir le temps de regarder se lever l'aube. Mais la compagnie d'un moribond, fut-il un respectable changeur adorant de sombres démons, ne l'avait jamais enchantée. Il se refusa à tronchier le col son malheureux adversaire : il méritait la souffrance dans cette vie, comme les tourments qui l'attendaient sans doute dans l'autre. Au vu du regard vitreux, la mort était de toutes manières prochaine et inévitable.
Du dehors parvenaient des bruit de volets et d'huis : les braves gens du quartier avaient été sorti brusquement de leur sommeil, ils venaient maintenant aux nouvelles. Brionne prit le sceau qu'il garda à porté de main. Si le guet se montrait trop pressant, il pourrait ainsi s'en délester discrètement. il arrangea sa vesture pour dissimuler son pansage et mit le masque du mourant qui n'en aurait plus besoin. Il sortit ensuite de la maison larrecineusement en longeant les murs et baissant la teste. Il croyait avoir vu à deux pas d'ici une taverne et espérait pouvoir s'y réfugier pour attendre les nouvelles, tout en surveillant entour. Il serait temps ensuite de se joindre aux badauds qui n'allaient pas manquer d'accourir céans.

Les dernières étoiles s’évanouissaient à l’ouest du ciel quand Brionne passa le seuil de l’hôtel de Clairac. La lune de Manann jetait encore une vague lueur sur la façade de la chapelle du Graal du quartier, mais elle disparut bientôt derrière un nuage.



Brionne se dirigea vers la taverne d’un bon pas, glissant un peu dans la neige boueuse. Il n’avait pas perdu de vue la maison du sinistre sire Florian qu’il aperçut une petite troupe de soldats, hallebarde sur l’épaule, qui s’attardait à un angle de rue, à quelques pas devant lui. L’officier qui menait les hommes d’armes était en conversation avec un habitant du quartier, un vieillard encore coiffé de son bonnet de nuit, penché sur le rebord de sa fenêtre.

« Oui, messire Renaud, » assurait le sergent de ville, « tous vos voisins m’ont dit de même : c’est du vieil hôtel de Clairac qu’est venu tout ce tapage. Un valet de messire Landulf, au bas de la rue, a même vu des tuiles voler en l’air ! Nous y allons voir de quoi il retourne, soyez sans crainte. »

« C’est cela, » grogna le vieillard du haut de son second étage, « et si vous trouvez moyen de saisir les grands imbéciles qui s’amusent à pareils jeux, vous nous obligeriez tous en les pendant sur-le-champ ; je veux bien offrir ma façade pour la cause. Çà, qu’ils périssent ! comme si nous n’en avions pas assez entendu avec ce carnaval qui vient meugler à nos portes jusqu’au petit matin. Allez, et faites diligence. »

Le vieil homme referma ses volets et l’officier fit remettre sa troupe en marche. Les gens d’armes remontèrent la ruelle vers l’hôtel de Clairac, écartant de leur chemin une poignée de fêtards masqués qui s’y attardaient.


Pendant que Leustant et Marius, dans le souterrain sous l’hôtel de Clairac, attendaient chacun que l’autre décide du chemin, deux Tiléens malchanceux croisaient une nouvelle fois la route de la maréchaussée de Valfons.

Din et Beppe furent encerclés dans l’instant et empoignés chacun par deux solides gens d’armes. Ainsi escortés, cernés par des soldats à la mine revêche qui n’auraient sans doute besoin que d’un signe de leur capitaine pour rendre une justice expéditive à coups de vouge, la fuite était hors de propos, du moins pour le moment ; quand bien même eussent-ils échappés à la poigne de leur gardes, ils n’auraient pas fait trois pas dans la rue avant d’être percés de flèches.



« Ce sont eux. » fit l’abbé Ferrand qui s’était approché pour toiser ses deux poursuivants. « Ces misérables ont menacé de me trancher le gosier si je ne leur donnait ma bourse. C’est miracle si j’en ai réchappé. » ajouta-t-il en baisant le médaillon d’argent représentant une colombe qui dénotait son statut de prêtre voué à Shallya.

Le cavalier fit avancer sa monture de quelques pas et jeta un regard mi-intrigué mi-amusé sur Din et Beppe, qui portaient encore les costumes de carnaval fournis par maître Alaudet.



« En fait de brigands, ils ont plutôt l’air de fêtards avinés. » remarqua le cavalier en souriant.

Quelques rires vinrent l’approuver. Les gentilshommes et nobles dames qui l’accompagnaient revenaient manifestement de la place de la Hart, où avait eu lieu la grande fête qui marquait la fin du carnaval de Valfons. Peut-être certains d’entre eux étaient-ils encore légèrement gris ; la plupart, en tout cas, semblaient trouver du plus haut comique la mésaventure de l’abbé.

« Fais-leur donc miséricorde, Marc. » intervint un seigneur à la voix quelque peu pâteuse, le visage toujours caché par son masque de carnaval, qui représentait quelque grotesque spécimen d’homme-bête. « On voit bien que ce sont des simplets qui ignorent encore que la fête est finie. »

« N’allez pas croire ça ! » s’emporta l’abbé, manifestement inquiet de n’être pas davantage pris au sérieux. « Ce sont de vulgaires brigands. Regardez-les, enfin, ils étaient armés ! » s’écria-t-il en montrant la rapière de Din, que les gens d’armes lui avaient arrachée.

« Allons, mes gaillards, » reprit le cavalier, « cette farce-là risque de vous coûter cher. C’est l’abbé Ferrand à qui vous avez cherché noise, et vous l’avez vu, il pardonne aussi facilement qu’un nain. Qu’avez-vous à dire pour éviter la corde ? Car c’est ce qui vous pend au nez, si j’ose dire ; en ma qualité de sénéchal de Valfons, sachez que j’ai toute autorité pour brancher au premier arbre venu quiconque se rend coupable de voie de fait ou autre délit semblable. Mais si vous nous contez une histoire amusante pour votre défense, je tâcherai de me montrer clément. Soyez bref : j’aimerais encore connaître le pourquoi de cette explosion, et le sire Laurent nous attend. »

Brionne se sentait bien seul en cette ville étrangère . Ses nouveaux compains semblaient s'être évanouis et avec eux tout espoir de remettre la main sur la fille du baron.
Apercevant la milice, il prit une démarche titubante, chose au demeurant assez facile sur cette neige glissante, sembla reprendre son souffle en se tenant au mur avant de barguigner :
- "Verse à boire à ton voisin
Car il aime, car il aime
Verse à boire à ton voisin
Car il aime le bon vin"
Glissant et tanguant, il arriva à la hauteur de la milice :
- "Il va boire ton voisin
Car il aime, car il aime
Il va boire ton voisin
Car il aime le bon vin"
Il conclut son chant aviné en levant une gourdasse imaginaire en direction de la soldatesque :
- A la santé des biaux membres de la vaillante milice de Valfont !
Cependant, il lança une prière silencieuse à Ranald pour que les soldats n'essayent pas de l'enchartrer sur l'heure.

Considérant que son accent tiléen était l'équivalent d'un passe-droit pour la corde, Din prit l'air le plus aviné possible et tâcha de faire comprendre par gestes qu'il ne comprenait pas un mot de ce qu'on lui disait car, à l'instar de son compagnon, il était sourd !
Ce que Beppe confirma d'un air aussi aviné que possible lui aussi.

Gageons que seul Ranald pouvait les tirer de ce mauvais pas... Et Din s'apprêta déjà à revoir le paradis Barilla.

Din et Beppe devaient jouer à la perfection les ivrognes, car une joie croissante s’emparait du cortège des nobles fêtards, au grand désespoir de l’abbé Ferrand. Les soldats tardaient à admettre la surdité de leurs prisonniers et jugèrent bon de les malmener quelque peu pour en tirer des aveux complets, ce qui ne fit qu’ajouter à l’hilarité du sénéchal Marc et de ses compagnons masqués.



« Il suffit, il suffit. » fit en riant le sénéchal à ses gens d’armes. « Cessez donc de rudoyer ces malheureux, ils sont à l’évidence muets, ou bien sourds, fous, gris -je ne sais ce qu’ils ne sont pas ! Faites-les marcher derrière nous, j’aurai l’honneur de statuer sur leur sort plus tard. »

Din et Beppe furent escortés sans grand ménagement en queue de la troupe, pendant que l’abbé Ferrand protestait vainement contre la désinvolture du sénéchal.

« Messire Marc, » grondait-il, « faut-il comprendre que les rustres peuvent à présent faire de l’esclandre dans les rues les plus respectables de la cité, tenter de me trancher la gorge, même, et s’en tirer ainsi ? Pendez-les sans attendre, vous dis-je. »

« Par la Dame, vous aussi, vous avez bu, mon pauvre abbé. » se moqua le sénéchal. « Vous faites bien piètre figure pour un prêtre de Shallya la miséricordieuse. Je refuse de pendre ces pauvres bougres au beau milieu des maisons nobles. Nous nous rendons chez messire Laurent ; venez donc avec nous, et vous pourrez plaider votre cause devant le seigneur de Valfons, si le cœur vous en dit. »

« Je… non, sans façons. » grommela Ferrand, manifestement inquiet à l’idée de voir les témoins gênants qu’étaient Din et Beppe s’en tirer entiers. « J’ai à faire. Portez mes respects à notre seigneur. »

Il partit sans en dire davantage. Alors que le sénéchal et ses compagnons se remettaient en route, Din aperçut l’abbé s’éloigner presque en courant, comme s’il prenait la fuite.

« Voyez donc le fat qui s’escampe en grand courroux ! » fit le sénéchal à ses amis, avec un signe de tête vers la venelle qu’avait prise l’abbé. « Espérons que nous rirons autant à l’hôtel de Clairac. »

Din et Beppe durent presser le pas pour suivre l’allure des palefrois que montaient le sire Marc et son escorte. L’aube était là et une timide lumière commençait à éclairer les façades sombres des maisons du quartier noble.



Bientôt, ils virent apparaître au bout d’une ruelle la silhouette pour eux aussi familière que sinistre de la demeure de Florian de Clairac, qu’ils venaient à peine de quitter. Les cavaliers firent halte à quelques toises de l’entrée. Une poignée de gens d’armes s’y trouvaient déjà. Ils s’inclinèrent profondément à l’arrivée du sénéchal.

« Tu vois, Marc, » fit un cavalier en bâillant, « notre brave milice est sur place. Laissons-les débrouiller l’affaire. »

« Fais comme tu l’entends, moi, je tiens à savoir le fin mot de cette histoire d’explosion. » répondit le sénéchal en mettant pied à terre, imité par deux de ses amis. « Que quelques hommes nous accompagnent, et je parie une bouteille de sombrefeuille 1112 que nous n’avons pas fini de rire. »

« Tenu. » fit le bâilleur.

Alors que le sénéchal Marc et sa suite se dirigeaient vers l’entrée de l’hôtel de Clairac, Din remarqua Brionne parmi les trois ou quatre badauds qui observaient la scène.

Une poignée de secondes seulement après que le sénéchal eut passé le seuil de la demeure, on l’entendit pousser une exclamation de surprise. Chacun se tut et attendit. Au bout de quelques minutes, il ressortit en trombe.

« Il y a eu un meurtre là-dedans. » déclara-t-il à la cantonade. « Je n’avais pas fait trois pas que je buttais sur un cadavre. »

Il se tourna vers ses gens d’armes.

« Encerclez la maison du mieux que vous le pouvez. Que l’on fouille tout de la cave au grenier, et au trot. »

Alors que ses soldats s’empressaient d’obéir, il remonta à cheval et s’adressa à ses compagnons, qui semblaient encore plus déboussolés que lui.

« Que je sois écartelé si j’entends le cas. » leur confia-t-il. « C’est Saint-Leufroy que j’ai trouvé mort, Maurice Saint-Leufroy, le banquier. Je ne puis comprendre ce qu’il faisait là. Il avait pourtant fait dire par ses valets qu’il était alité avec une fièvre terrifique et ne saurait pour cela se rendre à la fête avec nous. »

Brionne jeta un regard inquisiteur autour de lui : aucun individu ne semblait présenter le teint olivâtre et le cheveux de jais propre aux estaliens. Espérons que Ranald resterait clément. Il leva derechef son poing à hauteur du chef avant de s'écrier d'une voie avinée mais suffisamment forte pour être entendue de ses nouveaux compaings en for mauvaise engeance :
- Si volete scaparsi, e adesso o mai più. Posso tentare di rallentare la milizia. Appuntamento a la "taverna del guercio". Il finit sa tirade par un vibrant "Vive la milice de Valfond !, vive la vinasse de carnaval !"
Un badaud à ses cotés le regardait d'un air désapprobateur :
- Veuillez cessez vos criements. Nul besoin de brayer comme un goret qu'on égorge, les braves bourgeois dorment encore si tôt matin.
- Mille excuses, monseigneur !
Et Brionne de finir sa phrase par un rire de gorge hoqueteux...

Pendant que quelques gens d’armes de la milice, suivant l’ordre du sénéchal Marc, continuaient de fouiller l’hôtel de Clairac de fond en comble, leurs camarades restés dehors devenaient dangereusement nerveux. La bruyante intervention de Brionne, d’autant plus suspecte qu’elle était faite en une langue étrangère, ne les rendit pas plus jouasses.

« Qu’est-ce que tu baragouines, métèque ? » gronda un officier, en s’avançant vers lui à grands pas furibonds. « Tu veux sans doute la bastonnade ? Tu ferais bien de guerpir d’ici, et vite, encore. »

Sur quelques gestes du sénéchal, qui semblait à présent craindre d’être pris dans une cohue si un attroupement se formait, les hommes d’armes resserrèrent leurs rangs et écartèrent les badauds, encerclant toujours davantage Din et Beppe. Les compagnons costumés du seigneur Marc commençaient eux aussi à manifester quelque inquiétude. Ils ne s’étaient de toute évidence pas attendu à rencontrer un cadavre à leur retour du carnaval et leurs joyeux masques devaient cacher des faces quelque peu déconfites.


Alors que se jouaient ces dramatiques événements, Leustant et Marius hésitaient toujours : à gauche, ou à droite ?

Les sergents de ville mirent un certain temps avant de reparaître sur le seuil de l’hôtel de Clairac. Ce fut d’abord leur chef qui sortit, se dirigea droit vers le sénéchal, lui glissa quelques mots à l’oneille et repartit. L’instant d’après, on vit les soldats escorter deux hommes hors de la maison : Évariste et Guyon, que leurs compagnons avaient laissés derrière eux pour qu’ils veillent sur les enfants drogués et l’échevin Montagnac, avaient été pris. Tous deux furent menés sans un mot devant le sénéchal. Le capitaine des hommes d’armes revint parler au sénéchal, trop bas pour que même Din et Beppe, qui étaient pourtant retenus à quelques pas de lui, pussent l’entendre.

Il n’était pas bien difficile de deviner que l’officier était en train de faire un bref rapport de ce qu’il avait découvert en l’hôtel de Clairac : la cave dont la voûte était à demi effondrée, les cadavres richement vêtus qui jonchaient le sol, les enfants drogués et surtout l’échevin Montagnac dont les habits en lambeaux laissaient voir l’affreuse mutation, tout cela ne pouvait qu’alarmer le sénéchal, qui se tourna vers ses compagnons.

« Valfons risque de connaître un beau scandale d’ici quelques jours. » leur souffla-t-il. « Nous attendons encore quelques instants que mes hommes aient fini de fouiller l’endroit, puis nous nous rendons immédiatement chez le seigneur Laurent, à qui je demanderai une audience sur l’heure. Je vous en dirai plus quand nous y serons. Mettre à la question ces deux personnages devrait déjà nous apporter quelques réponses. » ajouta-t-il en désignant Guyon et Évariste, encadrés par de solides gens d’armes.

Il haussa la voix pour s’adresser aux quelques fêtards qui s’attardaient encore dans la rue, curieux de connaître le fin mot de l’histoire.

« Que chacun rentre chez soi, vous n’en verrez pas davantage aujourd’hui ! »

Les gardes du sénéchal, vouges en main, entreprirent de dégager la rue.

S'il attendait que Marius se décide, ils allaient en avoir pour un bout de temps. Il fallait faire quelque chose, prendre une décision.

"Bon, allons à gauche", décida Leustant, tout d'un coup, comme s'il venait d'avoir eu une révélation.

Intérieurement il se disait "de par ma merdre, c'est laquelle la gauche ?". Il essaya de se souvenir de quelle main il tenait l'épée et de quelle main il tenait le bouclier, mais il se rendit compte que bien qu'il sache parfaitement que sa main qui tenait l'épée était toujours la même, il était incapable de dire si elle s'appelait sa main droite ou sa main gauche. Son père lui avait toujours dit qu'il avait deux mains gauches.

Il avança donc vers la direction qu'il pensait être la gauche, alors qu'en réalité c'était la droite.

Eu égard au nombre d'hommes en armes et à sa situation plutôt défavorable, Din décida de ne rien tenter pour le moment. Ce qu'il fit comprendre à Beppe et Guyon d'un regard entendu. Il préféra ne pas se manifester auprès de Brionne dont l'intervention en tiléen avait attiré les foudres de la milice.

Mais sa gorge se nouait à l'idée de se retrouver dans les geôles pourries qu'il avait quittées quelques jours auparavant...

Ranald avait visiblement des affaires urgentes qui l'appelaient ailleurs...
Nul besoin de se faire estriller, Brionne fit un salut à l'officier avec un chaperon imaginaire qu'il traina jusqu'au sol avant de tourner les talons : force devait rester à la loi.
En s'éloignant de sa démarche titubante, il essayait de trouver une place d'où il pourrait continuer de suivre discrètement la sotie : le toit d'un appentis ou une ruelle un peu sombre pourraient peut être faire affaire

Les quelques masques qui s’attardaient dans la rue s’éclipsèrent devant l’ordre du sénéchal et les hallebardes de la milice. Brionne battit en retraite dans une venelle et se tassa de son mieux sous l’arche d’une porte cochère. L’aube était encore sombre et nul ne lui prêta la moindre attention ; tous les regards étaient tournés vers la façade de l’hôtel de Clairac où les hommes d’armes poursuivaient leurs recherches.



Le sénéchal Marc se pencha sur sa selle pour donner de rapides instructions à son lieutenant.

« Tu resteras ici avec le gros de ta troupe. Veille à ce que nul n’entre ni ne sorte de la maison. Fais garder toutes les portes, toutes les issues, toutes les fenêtres basses. Les gens du quartier doivent ignorer ce qui s’est passé, du moins pour l’instant : tes hommes monteront la garde à l’intérieur sans se montrer dans la rue. Ne répond à aucune question. Je t’enverrai dès que possible des renforts pour escorter ceux qui sont encore dedans. »

Le soldat s’inclina.

« Il y a autre chose, messire. » fit-il dans un murmure que Din et Beppe, dont on ne se méfiait guère puisqu’ils étaient censés être sourds ou bien idiots, n’eurent pas de peine à entendre. « La cave dont je vous ai parlé donne sur une vieille citerne, et la citerne sur l’ancien réseau de drainage des eaux. Ce n’est sans doute pas pour rien qu’on a entretenu ce passage, et j’ai idée que l’on aurait fort bien pu prendre la fuite par cette voie-là. J’y ai envoyé quelques hommes, mais je n’ai pas grand espoir qu’ils y découvrent rien ni personne. »

« Voilà des siècles que l’on a détourné le cours de la rivière et que les souterrains ne servent plus. » répondit le sénéchal. « À ce que l’on dit, les canaux couraient sous tout le quartier est. Il y a peut-être encore des couloirs qui aboutissent sur l’autre versant de la colline, hors des murailles, mais les trois quarts doivent être effondrés. De toute façon, il est clair que nous sommes arrivés trop tard pour prendre tous ceux qui étaient présents ce soir-là à l’hôtel de Clairac ; ils auront eu le temps de s’escamper. Aussitôt que j’aurai vu le seigneur Laurent, je lui conseillerai de faire surveiller les abords de la ville et toutes les routes qui en sortent, avec ordre de se saisir de Florian de Clairac s’il cherchait à s’enfuir. »


Leur décision prise, Leustant et Marius s’engouffrèrent dans le couloir de gauche qui était en fait celui de droite. L’écho de leurs pas sur le sol humide semblait résonner dans tout le souterrain et ils sentaient une fine couche de glace craquer sous leurs semelles. Leustant ouvrait la marche, lame au clair, talonné par Marius qui tenait une petite lanterne sourde ramassée dans l’ancienne citerne où les enfants étaient retenus prisonniers.

Des traces nettement visible dans le givre boueux leur indiquèrent qu’ils avaient choisi la bonne voie (ou la mauvaise, c’est selon). Ce fut le herrimault, à qui une vie de proscrit dans les bois de Sombrefeuille avait appris à toujours avoir l’oneille aux aguets, qui fit le premier arrêter la marche. Leustant l’interrogea du regard et Marius, pour toute réponse, l’invita au silence. Quand l’écho de leur pas se fût tout à fait évanoui, le chevalier entendit, à son tour, loin devant eux, des bruits de voix.

« …plus faire un pas en avant. » haletait une voix de jeune homme. « Cette lame m’a percé le flanc, père. »

« Il le faut, cependant. » répondait une seconde voix plus âgée et plus calme. « S’ils se sont lancés à nos trousses, ils peuvent nous rattraper d’un instant à l’autre. Allons, relève-toi. »

Marius et Leustant avancèrent le plus discrètement possible pour s’approcher des deux hommes.

« Encore un moment, père, je n’en puis plus. » suppliait le jeune homme. « Tout est allé de travers, cette nuit. Ce gros benêt de Montagnac n’a pas su voir à temps que nous étions découverts. À cause de ses négligences, nous ne savons même pas qui étaient ceux qui nous sont tombés dessus. Et nous avons irrité le Sonneur, père. » poursuivait-il d’une voix de plus en plus hystérique. « Nous l’avons appelé, mais par leur faute, il a été renvoyé. Je n’oserai jamais l’appeler de nouveau. »

« Tu ne sais ce que tu dis, Altfrid. » coupa la seconde voix. « Voilà assez de sottises. Puisque tout est perdu pour nous à Valfons, il faut se tirer de la nasse, envoyer un message au maître et gagner La Tour où nous ordonnerons les choses du mieux que nous pourrons. Nous repartons. »

Il y eut un gémissement qui semblait signifier qu’Altfrid s’était relevé, de gré ou de force.

Devant Leustant et Marius, le couloir tournait brusquement vers la gauche. Les deux hommes ne devaient pas être à plus de trois ou quatre toises.