[IYAQCDPDLDDG] Chapitre IV

"Il y a plus urgent : nous avons des blessés à soigner", fit Din en se dirigeant d'abord vers Beppe.
Voyant que ce dernier était certes mal en point, mais pas en danger de mort, il s'approcha de Wilhem afin d'évaluer la gravité de ses blessures...

Brionne se retint de crier tandis que Leustant resserrait le pansement sur sa main mutilée. Maintenant que l'excitation du bastal avait quittée ses veines, la fatigue le submergeait. Il leva malgré tout son visage pour tenter de dévisager le nouveau chevalier :
- Seigneur, je me nomme Brionne, héraut d'arme du baron de Gransette, qui appartient au duc de Brionne, pour vous servir.
Moult merci pour votre aide tant bienvenue en cet estour. Je serait bien aise de savoir ce que cet engeance peut cognoistre. Si vous voulez m'encroire, laisser-le entre les mains de Marius. M'est avis qu'il s'y entend à faire chanter les récalcitrants. Je le crois homme à faire avouer à un mort l'endroit où il cache son suaire ...
Mais il est chose qui m'intéresse plus encore : à qui je dois d'être encore de ce monde. Vous semblez bien connaitre cet endroit, cette canaille qui nous attaqua et il semble que vous nous suivez depuis quelques temps, tel un ange protecteur. Ne pensez-vous pas qu'il est temps de nous éclairer quelques peu ?
Votre nom, seigneur, pour l'amour de la Dame ; ou tout le moins la raison de votre présence céant !

Le cavalier mit quelque temps à répondre à Brionne -plus de temps, en tout cas, que ce que la courtoisie permettait. Un sourire tordu se dessinait sous sa capuche élimée.

« Héraut d’armes, hein ? ricana-t-il. Beau métier. Êtes-vous, maître, de ceux qui disent que blanc signifie foi et bleu fermeté, ou bien de ceux qui appellent l’azur saphir, le sinople émeraude et le pourpre améthyste ? Je vois du moins que vous savez tourner vos phrases en vrai poète de cour. C’est encore ça le plus utile, dans votre profession. Surtout quand on l’a embrassée pour se frayer un chemin jusqu’à la table des seigneurs alors qu’on est de père vilain et de mère vilaine -me trompé-je beaucoup, maître ? »

Il lança un regard à Brionne par-dessous son capuchon, mais ne lui laissa pas le temps de relever l’offense.

« Je vous suis depuis quelques jours, c’est vrai. Et vous devriez vous en féliciter. Je pensais vous suivre de loin, mais vous attirez les ennuis. D’abord les peaux-vertes, et maintenant ça. C’est drôle comme vous n’avez pas de chance.
- Depuis quand nous suivez-vous ? coupa Armand. Et plus important, pourquoi ?
- Mais parce que j’ai le cœur tendre et que je me soucie de votre sort, répondit aimablement l’inconnu. Il se trouve aussi que j’aimerais avoir avec messire Florian de Clairac un petit entretien privé avant que cette affaire ne soit terminée. Pour votre première question, je vous suis de loin depuis que vous avez quitté Valfons avec le congé de ce brave benêt de Laurent de Tagnac. Cela fera donc trois jours entiers dès que l’aube arrivera. Notez que je ne vous ai pas toujours suivis ; il m’est arrivé de vous précéder.
- Les fous du village de Jouvenargues vous ont vu, intervint Onésime. Z’ont parlé d’un cavalier qu’aurait traversé le hameau de nuit et jeté le mauvais œil sur eux. Il y a eu la peste chez eux le lendemain. Pissemerdre ! De pleines carrioles de paysans crevés !
- Peut-être suis-je passé là, en effet, et peut-être pas, fit doucement l’inconnu. Mais pour la peste, soyez convaincus de mon innocence. A-t-on jamais vu une peste se déclarer en une nuit ? Pour remplir des charrettes de cadavres, il faut plusieurs jours. À moins de croire à quelque grand ensorcellement. »

Tout en parlant, l’homme ne quittait pas du regard la malheureuse créature muette de peur à ses pieds.

« Puisque nous parlons de charmes et sorcellerie horrifique, tu as sans doute des nouvelles de mon bon ami Florian, vermine ?
- Sais pas… connais pas…
- Mais si, insista l’inconnu, avec un grand coup de talon dans les côtes en guise d’encouragement. Un digne gentilhomme bien mis, la barbe blonde, les cheveux bouclés.
- La tête du chef… la tête du Quatrezoneilles… l’est mise à prix, messire. Y a le baron qui promet de l’or pour sa tête. Pouvez être riche, vous jure !
- Allons, mon brave, fit l’inconnu sans quitter ses manières doucereuses, ce n’est pas là ce que je te demande. Réponds à ma question, et je te laisse aller. Autrement je t’écorche vif.
- Une… une clairière, par là, balbutia l’autre en montrant le nord-ouest du doigt. Sont plusieurs avec lui. Le chef disait qu’y parlaient aux dieux. C’est en montant la garde qu’on vous a repérés et pis on nous a fait attaquer avec les cornus. Pas ma faute, je voulais pas, je…
- Bon. Merci. »

Sans plus de cérémonie, le cavalier inconnu tira le mutant à lui par la barbe et lui trancha la gorge. Juste à côté de lui, Armand ne put retenir un sursaut. Quoiqu’il n’eût lui-même probablement pas laissé en vie un être aussi abject, le jeune chevalier ne pouvait s’empêcher de lancer un regard écœuré à l’inconnu. Celui-ci n’y prêta pas la moindre attention, et remonta en selle.

« Où allez-vous ? demanda Armand, qui semblait plus désorienté que jamais.
- Me promener du côté de cette fameuse clairière, répondit l'autre, qui s'éloignait déjà. Il doit se passer là-bas des choses tout à fait intéressantes, qu’en pensez-vous ?
- Nous ne pouvons pas nous y risquer. Nous avons tous été plus ou moins blessés, deux d’entre nous ne peuvent plus marcher, et nous ne savons même pas combien d’hommes il y a dans cette damnée clairière -si ce sont des hommes !
- Et je ne vous demande pas de me suivre, répondit l’inconnu du haut de son cheval, toisant les compagnons. Venez avec moi si vous vous en sentez l’envie. »

"Je vous accompagne, messire ! J'ai eu la chance d'être épargné par ce dernier combat, et je veux voir la tête de ceux qui sont à l'origine de cette attaque."

Din empoigna la bride de son cheval et monta, décidé à tirer cette affaire au clair...

Étrangement, Brionne accueilli presque sereinement les paroles pourtant volontairement insultantes : la faute à la fatigue du combat ...ou à l'âge. Malgré cela, il ne put s’empêcher d'apostropher l'inconnu :
- Holà, meshaigneor, vous qui préférez taire votre nom, en salissant celui de gens que vous ne connaissez guère, vous navrez tant par vos paroles que par votre épée. Sachez que j’apprécie peu les premières !
En d'autres temps, j'aurais demandé réparation, afin de vous faire respecter la lame qui pend à ma dextre, à défaut du nom de mes défunts parents. En place de ce combat qui ne bénéficierait qu'à l'ennemi, je me propose d'accompagner mon compaing Din vers la clairière ou se cache ce faquin de de Clairac.
Des yeux, il chercha sa fidèle haquenée. Il fut soulagé de voir qu'elle avait survécu à l’assaut des homme-bêtes.
Tandis qu'il montait péniblement en selle, il s'adressa d'un soupir au sire Armand qui reprenait ses esprits :
- A dieu, seigneur : si nous ne nous ne sommes pas revenus d'ici une paire d'heure, tracez vote chemin vers l'orée de la forêt. Maintenant que Quatrezoneilles et ses ruffians ne sont plus, ce devrait être chose plus aisée.
... Ah, et prenez soin de couper le col du bandit : si il est bien recherché par le baron de la Tour, cette sombre relique pourra vous servir de blanc sein pour approcher le baron si nous échouons à navrer de Clairac céant.
Il frappa les flancs de sa monture à la suivance des deux cavaliers, cependant qu'il fouillait dans ses fontes, en quête d'un peu de mangaille : reprendre quelques forces ne serait certes pas inutile !

Entendant parler d'or et de mise à prix pour Quatrezoneilles, Marius ne put réprimer un sourire, encore des promesses de phynance, mais qui pouvait y croire, dans un tel endroit.
Merdre alors ! était il possible que des gueux puissent encore croire à de pareilles sornettes, un procès pour sorcellerie, voila tout ce qu'un brave manant pourrait obtenir en récompense de la capture du vilain mutant.
Cependant, il suivit Din et Brionne à la suite de l'étranger, après tout ; il lui était redevable d'avoir occis la petite vermine qu'ils trimbalaient avec eux.

Armand ouvrit la bouche comme pour dissuader ses compagnons de suivre l’inconnu, mais céda devant leurs visages décidés. Boitant à demi après sa chute du haut de sa monture lors du combat, il s’approcha de Brionne et saisit sa haquenée par la bride.

« Pour l’amour de la Dame, n’allez pas vous risquer dans une affaire trop grande pour vous, dit-il. Si vous ne songez pas à votre peau, songez à nous autres qui restons en arrière, et à nos blessés. C’est la mort presque assurée pour nous tous si nous devons nous tirer de cette détestable forêt sans vous trois, et sans les chevaux que vous emportez. »

Le problème des montures n’était pas anecdotique. Sur les huit qu’ils avaient lors de leur entrée dans Sombrefeuille, seules cinq leur restaient, en comptant celle qu’ils avaient prise à Quatrezoneilles ; les autres avaient été tuées ou enlevées lors de l’attaque.

Armand fit signe à Brionne de se pencher vers lui et chuchota au plus bas qu’il put : « Et méfiez-vous de cet homme. Il ne nous fait pas confiance, et nous serions bien avisés de ne pas lui faire confiance non plus. »

Le jeune chevalier lâcha la bride qu’il enserrait et la jument de Brionne s’élança d’un pas vif sur les traces de Din et de Marius, qui l’avaient déjà distancé. Armand s’en retourna vers ses compagnons, l’air sombre. Leustant et Onésime étaient toujours penchés au-dessus du corps de Wilhem, à peine conscient, qui continuait à rougir la neige de ses plaies.


Brionne faisait presser le pas à sa monture, tâchant de ne pas perdre les autres de vue dans un détour du sentier. Il devait chevaucher un bras par-dessus tête pour ne pas laisser les branches basses lui fouetter le visage. Il rattrapa bientôt Marius et Din, mais l’inconnu était encore à plusieurs toises devant eux. Avec leurs chevaux qui ne se laissaient mener qu’à contrecœur, durement éprouvés par la fatigue et la panique du combat, ils peinaient à suivre la monture de l’inconnu. C’était un grand animal, assez maigre et de pauvre aspect, mais vif et nerveux, semblant infatigable.

Le sentier s’élargit soudain en rejoignant un chemin perdu au fond d’un vallon. De vieux chênes verts noueux, feuillus en toute saison, faisant une voûte si dense au-dessus d’eux que le ciel ne s’apercevait guère. Peu de neige était arrivée jusqu’au sol. Malgré l’aube qui approchait, l’endroit était presque aussi sombre qu’en pleine nuit. L’inconnu était descendu de selle et les attendait.

« Il y a une clairière un peu plus loin, leur fit-il d’une voix basse. C’est sans doute celle dont l’avorton voulait parler. Il faut prendre garde à partir de maintenant. Si la chance nous sourit, les hommes-bêtes et les coupe-jarrets de Quatrezoneilles ont été trop lâches pour retourner avouer leur déconfiture à leurs maîtres. Sans chef, ils ont pu s’éparpiller dans les bois. Il se peut que la clairière ne soit plus guère gardée. Mais prudence. Mettez pied à terre et suivez-moi. »

Il s’engagea sur un sentier de plus en plus tortueux et envahit de branches et de ronces. Les chevaux suivaient à grand peine. Il finit par abandonner le sien, qui resta placidement immobile sur ses hautes pattes, et passa entre deux buissons de houx qui avaient poussé au milieu du chemin. Les trois autres le suivirent, laissant à leur tour leurs montures derrière eux.

Le sentier obliquait brusquement vers la droite, longeant une pente abrupte. L’inconnu s’était installé contre un gros rocher couvert de neige. Il leva l’index, le plaça sur ses lèvres, puis désigna le bas de la pente. La clairière était là, au-dessous d’eux, éclairée par une unique torche. Avec la lumière de l’aube, c’était suffisant pour se faire une idée de ce qui se passait ; en revanche, Brionne, Marius, Din et leur compagnon, dans l’ombre des arbres, devaient être à peu près invisibles.

D’aussi loin, on ne pouvait comprendre les paroles chuchotées dans la clairière, mais la scène leur sembla horriblement familière. Au beau milieu des bois de Sombrefeuille ou dans une cave de Valfons, c’étaient toujours les mêmes riches habits de velours, les mêmes masques pourpres aux traits grotesques.



La lame dressée, celui qui devait être l’officiant de la cérémonie achevait quelque ignoble prière. L’homme à ses pieds, manifestement drogué, n’opposait pas la moindre résistance.

Din interrogea du regard l’inconnu, ignorant ce qu’il avait en tête.

« Ils sont encore trop nombreux, souffla l’homme. Sans compter les guetteurs que nous ne voyons pas. Il n’est pas question d’approcher davantage. Le mieux que nous ayons à faire est d’attendre qu’ils en aient fini et repartent chacun de leur côté. Alors nous pourrons en choisir un et lui tomber dessus quand il se sera assez éloigné des autres. »

Brionne ne put rester coi plus longtemps :
- Messire, estes-vous sûr de ce que vous faites ?
Du menton, il désigna ses deux compaings.
- Nous avons tous trois souvenance d'une itelle cérémonie qui, si nous n'y avions mis fin, se serait terminée par l'arrivée en ce monde d'une créature qui a certainement à voir avec un hennequin. Cette assemblée de bégards a sans doute le même but.
Il fut secoué d'un frisson violent, presque un spasme, au souvenir de la nuit maudite en l'hostel de Clairac.
- Ne pensez-vous pas que nous aurions meilleure chance a intervenir aval, avant que la dague n'égorge ce pauvre hère et n'appelle sur nous la malédiction du chaos ?
Il ne faisait que chuchoter, mais sa voix tremblait : de froid, sans doute, mais aussi de peur et de fatigue. Était-il bien sûr, lui même, de ce qu'il faisait ?

Brionne vit de nouveau le sourire tordu de l’inconnu s’élargir sous sa barbe grise.

« À quatre contre dix ? siffla-t-il. Et cela sans les gardes qu’ils n’auront manqué de poster à l’entour. Non, vous devrez vous passer de moi pour ça.

Je sais que vous commencez à connaître cette engeance. Je sais le plus gros de ce que vous avez vécu à Valfons. Mais vous n’en savez pas encore si long que moi sur leur compte. Ils parlent aux démons, cela, vous l’avez découvert, et c’est déjà, à mon escient, plus que vous ne voudriez en savoir. Cependant ils ne peuvent évoquer que des ombres, du moins pour le moment. La cérémonie à laquelle vous avez mis un terme a pu vous paraître abominable, mais il ne s’agissait sans doute que d’obtenir réponse à des questions difficiles. On ne saurait véritablement faire paraître un démon en égorgeant un pauvre bougre et en crachant quelques maudites formules. Au plus peut-on le faire parler, avec de la chance et une volonté ferme.

Qu’est-ce donc que la vie d’un idiot de vilain quand tout un duché menace de sombrer ? Nous ne pourrons sauver celui-là. Qu’ils l’égorgent. Ils ne le font sans doute que pour s’attirer bonne fortune. Au pis, nous verrons de loin une vague forme qui, peut-être, voudra bien leur dire quelques mots. »

L’homme conservait un ton narquois et presque détaché, mais sa voix trahissait le dégoût qu’il éprouvait pour les masques réunis dans la clairière. Il s’y mêlait même quelque chose de plus profond, comme de la haine et, malgré toute sa morgue, de la peur.

« Vous ferez ce qu’il vous plaira, reprit-il. Mourez si vous êtes las de vivre. Pour moi, je tiens à entendre la raison de cette assemblée, et ce n’est pas en me jetant au milieu d’eux que je la saurai. Tenter seulement d’approcher la clairière pour entendre ce qu’ils se peuvent bien dire serait téméraire. Les assaillir serait démence. »

"Moi, j'essaierais bien de m'approcher pour les entendre. Il y a peut-être quelque renseignement à glâner."

Et joignant l'acte à la parole, Din se mit à avancer avec moult précautions, profitant de tous les couverts que lui offrait la forêt et scrutant les arbres à l'affût d'une sentinelle...

Brionne soupira en voyant Din s’enfoncer d'une démarche souple dans la pénombre. Que n'avait-il vingt ans de moins pour suivre son compaing et lui prêter main forte.
Il tourna son regard vers le sombre inconnu et un maigre sourire éclaira furtivement sa face amaigrie :
- Rassurez-vous, messire, je ne cherche ni une mort rapide, ni un combat inégal. Si j'avais voulu l'un ou l'autre, il y a beau temps que je l'aurais trouvé. Et peu me chaut le sort de ce rustre qui va rejoindre Morr. Encontredit, je suis fort aise d'en savoir plus sur votre compte : si vous nous celer toujours votre nom, je crois pouvoir vous accorder fiance pour le béhourd à venir.
Son vieux maître dans l'art de l'escrime, Giorgio di Sanpellegrino, aurait adoré cette escarmouche verbale en forme d'attaque composée : une feinte pour obliger l'adversaire à se découvrir, suivie d'un coup droit rapide .
- D'autre part, ne pensez-vous pas qu'il serait bon de trouver où ces masques qui s'agitent ci bas ont cachés leurs montures ? Ils vont sans doute prendre cette direction une fois leur malvaistié accomplie.

« Ma foi, c’est une idée, murmura l’inconnu après un court silence. Mais peut-être vont-ils chevaucher ensemble un temps avant de se séparer. Si nous voulons en questionner un, il nous faudra sans doute le saisir avant qu’il ne soit en selle, et nous escamper bien prestement. »

Il suivit un instant des yeux Din qui se faufilait entre les arbres et les ronciers blancs de neige, puis reporta bien vite son attention sur la clairière où l’assemblée de masques se poursuivait. Quoiqu’il fût toujours difficile de distinguer ses traits dans la pénombre, Marius et Brionne apercevaient maintenant, sous sa lourde cape, des vêtements usés mais de bonne facture, ceux d’un riche voyageur. Sa main gauche, gantée de vieux cuir, reposait sur la garde de son épée. Le pommeau d’acier attira l’œil de Brionne. Un petit écu y était émaillé. Lorsque la timide lueur de l’aube traversa un instant les branches au-dessus d’eux, le héraut d’armes distingua un blason d’or à une croix engrêlée de sable, ce qui hélas ne lui évoquait rien. Il se remit à fixer les masques de la clairière.

Din progressait à grand-peine à travers le sous-bois. Sans cesse ronces et branches basses lui barraient le passage, au point que se déplacer silencieusement devenait presque impossible ; en revanche, il ne craignait guère d’être aperçu de très loin. S’orienter était un autre problème. Prévoir un chemin jusqu’à la clairière n’était pas chose aisée.

Il pensait toucher au but lorsqu’il tomba sur un ravin inattendu qui le fit s’arrêter net. L’endroit était largement découvert.



Il devinait la lueur d’une torche à quelque distance. Conscient du danger, il inspecta longuement les alentours, et remarqua une forme bossue, recroquevillée près d’une vieille souche. Un homme -ou du moins, une forme humaine- guettait, aussi immobile que les arbres. Lentement, Din traversa le ravin, priant pour que le vent dans les feuilles couvre le léger bruit de ses pas. Le guetteur esquissait un geste pour saisir son arme et se relever lorsque Din lui tira la tête en arrière et lui trancha la gorge. C’était une créature trop velue pour être honnête, dotée d’oneilles aussi longues et pointues que celles d’un loup. Malgré lui, Din avait le cœur qui battait la chamade. Si un autre guetteur se trouvait à portée de voix, il n’avait pas pu manquer d’entendre la plainte étouffée de son compagnon.

Après avoir tiré le corps sous un buisson, Din se hâta vers la clairière. Il s’arrêta derrière un grand châtaigner. Il ne pouvait qu’entrevoir les masques, mais entendait distinctement leurs paroles.

« Nous sommes donc venus, à grand peine et grand péril, pour t’entendre avouer que tu as été chassé de Valfons par une bande de risque-tout dont tu ne sais rien ? sifflait une voix. Et pis encore, que nous sommes découverts là-bas ? Le Maître ne l’ignorera pas longtemps, sois-en certain. Je me demande ce qu’il en pensera. Que tu ne mérites pas de nous donner des ordres, peut-être ?
- C’est niaiserie de croire que je cherche à lui cacher mes fautes, répondait une voix que Din ne reconnaissait que trop bien pour l’avoir entendue résonner sous les voûtes de la cave de l’hôtel de Clairac. C’est à lui en tout premier lieu que j’envoyai un messager après m’être enfui de Valfons, avant même de vous appeler tous ici. Et je gage qu’il est déjà au courant. Le Maître est plus près de nous que tu ne le soupçonnes.
- Alors ton châtiment est proche, lui aussi.
- Il est clair que tu te trompes depuis le début, fit une autre voix, basse et inquiète. Je ne comprends pas pourquoi nous ne lançons pas notre attaque dès à présent. Il n’est plus question d’attendre si nous sommes découverts, à moins de vouloir finir sur les fagots du bûcher comme l’échevin Montagnac. Tant pis pour les sorcelleries du Maître. Quelques jours de plus ou de moins…
- Ce sont les lâches et les ânes tels que toi qui sont cause de nos échecs, rétorqua la seconde voix. Tous nos alliés se sont préparés pour le jour dit, pas pour la veille ni le lendemain. Notre victoire aura lieu à cette date ou elle n’aura pas lieu. Au reste, tu n’as qu’à obéir sans regimber, comme tu en as fait serment devant l’Architecte. T’en souvient-il ? L’Architecte connaît la voie.
- Il l’a tracée devant nous, psalmodia l’assemblée entière en réponse.
- Tu nous as dit ce que nous devions faire, reprit une voix après une courte pause. Toi, que feras-tu ?
- Je chevauche droit vers La Tour. Le baron Fulcrand est aveugle à tout ce qu’il ne peut pas boire, manger ou mettre dans son lit ; je resterai auprès de lui pour m’assurer que ses yeux restent clos jusqu’au dernier moment.
- Et ceux qui te collent aux basques sans que tu saches t’en défaire ? Qu’ils portent la nouvelle de tes exploits à Valfons, et même Fulcrand finira par trouver que tu ne ferais pas mauvaise figure sur un bûcher.
- Tu te figures qu’il croira Laurent de Valfons, le vassal du marquis Foulques ? Autant croire qu’il va se mettre au régime sans vin ni viande. Cependant, si cela te torture l’esprit, sache que ceux qui ont troublé nos affaires là-bas recevront à La Tour un accueil digne de leur rang. Mais en voilà assez. Je vous ai réunis pour vous apprendre l’affaire de Valfons et vous donner mes ordres, non pour répondre à vos angoisses. Chacun sera récompensé à mesure de sa loyauté. Ce n’est pas le moment de vous montrer tièdes. »

Un à un, les derniers murmures s’éteignirent, remplacés par une sorte de prière récitée à l’unisson. Deux voix s’élevèrent et prononcèrent quelques mots en une langue que Din n’avait pas besoin de comprendre pour savoir qu’elle n’énonçait rien de bon. Il y eut un bruit écœurant, suivi du choc sourd d’un corps tombant à terre.

Tout indiquait que l’aimable réunion des masques était sur le point de s’achever. S’attarder seul dans les parages devenait plus dangereux à chaque instant ; mais prendre un tel risque pouvait ne pas être vain si Din surprenait d’autres paroles…

« Là ! » souffla Marius, montrant quelques formes sombres en bordure de la clairière.

En suivant l’étroit chemin qui longeait la pente, ils étaient parvenus à découvrir l’endroit où étaient gardés les chevaux. Loin en contrebas, on apercevait quelques roncins et palefrois attendant patiemment leurs cavaliers. Seule la présence du herrimault leur avait permis de les repérer, et même lui était incapable de distinguer d’éventuels gardiens. Leur providentiel quoique peu avenant compagnon ne paraissait pas à proprement parler enthousiaste à cette vue.

« Leurs montures sont dangereusement proches de la clairière. Ils les auront rejointes sitôt leur petite fête achevée. Peut-être pourrions-nous approcher les chevaux sans qu’on nous remarque, mais pour ce qui est d’enlever l’un de ces maudits masques, nous aurons la partie difficile. Il nous faudrait trouver moyen d’en éloigner un des autres, et le réduire au silence dès qu’ils l’auraient perdu de vue… »

Malgré la tentation d'essayer d'en savoir plus, Din décida de battre en retraite et de quitter les lieux, afin de mettre le plus de distance possible entre le groupe hostile et lui.
Avec une infinité de précautions, il rejoignit ses camarades à l'arrière...

Brionne retint un cri de surprise lorsque la lune éclaira furtivement le pommeau armorié de l'épée : soit l'homme masqué cherchait à porter préjudice à un sien ennemi, soit c'était un fieffé coquebert. A la réflexion, la seconde hypothèse était plus probable : il nota soigneusement en sa mémoire ces armoiries encore mystérieuses, mais qui trahiraient certainement le porteur une fois arrivé en la Tour.

... La progression dans le sous bois, glissant et courant pour ne pas se laisser distancer par ses compères, avait laissé Brionne soufflant comme une forge. Il repris un instant son souffle avant de chuchoter :
- A mon entendement, je ne vois qu'une cautelle pour séparer les comploteurs :
se glisser tout tanstot jusqu'aux montures pour couper quelque peu une sangle de selle, ou du moins la desserrer : son cavalier devra bien mettre pied à terre. Las, je m'en sens bien incapable et je doute que même notre ami Marius, pourtant tellement à l'aise parmi ces arbres, le soit beaucoup moins. Si quelqu'un voulait tenter l'aventure, je pourrais aller à dextre, y agiter les buissons pour lober un éventuel guetteur.

Du regard, il interrogea ses compagnons.

« C’est une ruse qui en vaut bien une autre. » murmura l’inconnu, avec sur le visage une moue mi-figue mi-raisin.

Il n’avait pas achevé sa phrase qu’un bruissement de feuilles ou de branches mortes se fit entendre sur leur droite. Marius encocha une flèche. L’inconnu tira lentement sa lame du fourreau, sans un bruit, pendant que Brionne faisait de même. Le héraut distinguait à présent très nettement l’arme, une épée de facture ancienne, lourde mais bien ouvrée. Le petit écu émaillé d’or à croix noire du pommeau était surmonté de trois lettres : TOT.

Brionne n’eut pas le temps de se demander s’il s’agissait d’initiales ou d’une devise abrégée. Un nouveau bruit se fit entendre…

...Et Din apparut, le surcot taché de sang. En peu de mots, il rapporta les paroles entendues, et Brionne l’informa de leur plan.

"Je veux bien m'occuper des chevaux, si vous le voulez. Il est temps d'agir et d'en finir avec cette engeance, porca miseria !"
Et Din de repartir, cette fois en direction des chevaux...

...tandis que Brionne se dirigeait vers le bosquet enneigé dont il comptait agiter doucement les branches.

L’inconnu et Marius emboîtèrent le pas de Din et Brionne, tout en restant à bonne distance. Le herrimault avait gardé sa flèche encochée, prêt à couvrir la retraite de Din en cas de danger.

Din marcha lentement en direction des montures sans rencontrer le moindre guetteur, suivi de près par Brionne. Ils ne virent qu’au tout dernier moment que l’endroit était gardé ; une silhouette cornue faisait les cent pas au milieu des chevaux. Les bêtes, renâclant et frappant du pied, semblaient impatientes de quitter la place, à moins qu’elles n’aient été rendues nerveuses par la présence de cet être répugnant.

Appliquant le plan convenu avec sang-froid, Brionne agita délibérément les branchages du buisson pendant que Din filait aussi silencieusement que possible vers le cheval le plus proche. Couvert par le bruit que faisait son compagnon, il prit doucement le palefroi par la bride pour le rassurer, et desserra sa selle de sorte qu’il suffise de poser le pied sur l’étrier pour la faire choir.

Brionne continuait son manège. Le guetteur se dressa de toute sa hauteur, le museau en l’air comme s’il cherchait à renifler une odeur inhabituelle. Sans prévenir, il bondit à quelques pas de Brionne et jeta sa lance au jugé à travers le buisson. Il rata largement Brionne, qu’il ne pouvait apercevoir, mais l’instant d’après, il avait contourné le buisson, un long poignard à la main. Le héraut n’eut que le temps d’exécuter une parade hâtive avant de se retrouver plaqué contre un tronc d’arbre. Dans un geste instinctif, il envoya de toutes ses forces son poing sur la face de l’homme-bête qui en resta étourdi, le mufle en sang.



Din accourut pour lui prêter main-forte. Ils réduisirent le guetteur au silence et traînèrent son corps vers leurs compagnons. Déjà il leur semblait que des pas et des bruits de voix se rapprochaient. Brionne resta quelque temps en arrière pour calmer les chevaux, puis s’efforça de faire disparaître le plus vite possible les traces de sang en les enfouissant sous la neige.

Il n’était que temps ; l’assemblée dans la clairière s’était achevée. Din, Marius et l’inconnu se dissimulèrent qui derrière un tronc d’arbre, qui derrière un buisson tandis que Brionne les rejoignait en hâte.

« Si les choses devaient tourner au vinaigre, leur souffla l’inconnu, repliez-vous tous vers nos propres chevaux et prenez chacun une direction différente ; ils n’oseront sans doute pas se disperser pour nous poursuivre. »

À quelques pas devant eux, les hommes masqués regagnaient déjà leurs montures.

« On ne peut vraiment pas se fier à ces dégénérés de cornus, grogna l’un d’eux. L’affreux idiot à face de chèvre qui devait garder les chevaux n’est plus là, Florian.
- Je l’ai noté, répondit la voix qui résonnait un instant plus tôt dans la clairière. Et j’ai aussi noté qu’aucune nouvelle ne nous est venue de Quatrezoneilles et de sa bande. Ils avaient l’air d’avoir repéré quelque chose ; j’espère qu’ils sont à la poursuite des fous de Valfons.
- Espère surtout que Quatrezoneilles est toujours fiable. Ce ne serait pas une mince affaire que de devoir remplacer l’un de nos capitaines au pied levé, quelques jours avant l’attaque. »

La plupart des cavaliers étaient en selle. L’un d’eux semblait peiner ; il mit le pied à l’étrier, mais tomba lourdement dans la neige, et sa selle désanglée avec lui.

« Merdaille ! »

Il y eut quelques rires et commentaires narquois, mais l’heure n’était guère aux plaisanteries fines. Le cheval, apeuré, recula vivement entre les arbres.

« Rattrape cette foutue bête-là, et hâte-toi de remonter en selle ! lui fit l’un des masques. On ne t’attendra pas jusqu’au matin.
- Allez toujours, je vous aurai vite rejoints, maugréa le malchanceux. »

C’était l’instant. Les cavaliers étaient presque hors de vue et l’homme masqué avait posé la main sur la bride de son palefroi lorsque la main de Marius se plaqua rudement sur sa bouche. Trois lames d’épées reflétèrent le clair de lune, pointées sur la gorge du captif. Le bruit sourd des sabots dans la neige se faisait peu à peu plus lointain.

« Il n’y a pas un moment à perdre, souffla l’inconnu pendant que Marius liait les poings du prisonnier. Ils peuvent faire demi-tour à tout instant pour s’assurer qu’il les suit bien. »

L’homme portait un riche surcot de velours vert sombre sous sa cape fourrée de vair. Din lui retira l’épée et la dague qui pendaient à sa ceinture. Brionne lui retira son masque, découvrant un visage livide sous des cheveux grisonnants. Son regard se posa successivement sur chacun de ses ravisseurs. Il étouffa un cri à la vue de l’inconnu encapuchonné.



« Je suis gentilhomme et chevalier, fit-il en un souffle, seigneur de Renans et Cornois en baronnie de La Tour. Qui que vous soyez, vous n’avez aucun droit de me saisir.
- Assez de ta comédie, vermine, cracha l’inconnu.
- Laissez-moi aller, implora-t-il en regardant Din et Brionne, qui devaient lui sembler les plus engageants du lot. Mes gens paieront rançon pour ma vie sauve, je vous en donne assurance…
- Je ne souffrirai pas ton babil un instant de plus, coupa l’inconnu. N’essaie pas davantage de nous en faire accroire. Tu sais que nous sommes pas des bandits de grand chemin, et nous, nous savons que tu as commerce avec les sorciers et les démons qui sont ligués autour d’Albéric de Fontanes. Je veux savoir ce qui s’est dit ce soir, ce qu’il en est de cette attaque qui doit avoir lieu dans quelques jours, tout ce que tu as pu apprendre depuis que tu t’es souillé avec les gens du comte. Parle ou je t’arrache la langue.
- Trouvez quelque pitié pour moi, messeigneurs, fit l’homme d’une voix étouffée. Les dieux me sont témoins que j’en dirai autant que j’en sais. Je… je vous jure que j’ai été entraîné malgré moi. Mon domaine… mes terres… tout sera mis à feu et à sang lors de l’attaque. L’ost de Fontanes n’épargnera que ceux qui lui sont acquis.
- Ce n’est pas de l’ost du comte qu’il est question. Ses armées sont loin, je le sais, trop loin pour un assaut d’ici seulement une semaine. Ce ne sont pas les hommes du comte qui vont s’abattre sur la région. »

Le captif était plus blanc que jamais. Il pris le temps de calmer son souffle et commença.

« Voilà six mois que mon écuyer, mon homme de confiance, m’a parlé d’un complot qui mettait en péril tout le pays. Il m’a dit qu’il connaissait le moyen de s’en garder. Sa famille est au service des miens depuis trois générations. Je l’ai écouté. J’ai reçu chez moi cet homme, le chevalier Florian de Clairac. Il m’a dit qu’il était temps d’abandonner le baron. Fulcrand de La Tour s’est enfermé dans sa forteresse pendant que le comte de Fontanes guerroie. Nous savons qu’il ne fera rien pour protéger ses vassaux.

J’ai dit que j’accepterais de jurer allégeance au comte. Mais messire Florian m’a répondu qu’il n’en était pas encore question. De ce jour, je le suivis dans ces assemblées où l’on tuait pour le plaisir de je ne sais quels êtres abominables. Je n’ai pas su me tirer de là. Le comte Albéric a passé un pacte avec un démon. Depuis plus d’un an, il fait enlever des enfants, des jeunes vagabonds le plus souvent, des malheureux dont personne n’irait se soucier. Il en fait je ne sais quel horrible usage pour ses magies. Je… j’ai dû fermer les yeux quand tout cela se produisait sur mes terres. Mon écuyer faisait enlever de jeunes bergers, des gamins gardant leurs oies…

Il y a dans Sombrefeuille et dans les autres forêts à l’entour plus d’hommes-bêtes, de brigands, de mutants que jamais. La plupart ont été circonvenus par Fontanes. Ce sont eux qui mèneront l’attaque au jour prévu. La Tour et les seigneuries voisines seront balayées en une nuit, et le comte Albéric n’aura plus qu’à marcher sur les ruines des fiefs dévastés. Puis viendra le tour du marquis Foulques de Perbrancas. »

- Messire de Renans, vous me semblez homme d'honneur : j'aime que l'on clame son nom et ses titres malgré l'adversité. En foi de quoi, laisser-moi vous éclairer sur la véritable nature du chevalier de Clairac. Ce nom fut choisit par un sien ancêtre pour ne plus avoir à porter celui de ... Cathelin de Beaufort !
Était-ce seulement l'ombre des arbres agités par la brise ou le misérable avait-il frémi à l'énoncé du nom maudit ?
- ... Ce Cathelin de Beaufort finit en l'arssure d'un feu d'enfer ; il venait d'échouer dans une entreprise démoniaque que sa misérable géniture tente de poursuivre. Comprenez bien que vous ne risquez pas seulement votre vie en cet estour, mais également la réputation de votre lignée, votre nom même.
Brisez-là et aidez-nous à jeter bas ce misérable : Dites-nous qui sont les capitaines qui vont mener l'assaut et quel sera le signal pour déclencher leur attaque. Et également si ce démon ne détient pas quelques enfançons essentiels à ses charmements.

Brionne regardait intensément le prisonnier mais sans dévier la pointe de son épée pointée sur la gorge.

« Je ne sais traître mot de ce que vous me demandez, messire, je vous en jure mon serment. J’ignore tout des mutants et des hommes-bêtes qui se cachent dans les bois, et n’ai moyen de connaître leurs chefs, sauf pour ce Quatrezoneilles que je vis cette nuit pour la première fois. Florian de Clairac le disait son allié et j’ai entendu qu’il devait être de ceux qui mèneraient l’attaque. Mais je ne saurais donner d’autre nom. Voilà bien pourquoi nous avons sur le visage ces masques lors des assemblées ; il est impossible à celui qui trahit de livrer ses complices. Quelques-uns se connaissent, j’ai fini par le deviner, et messire Florian nous connaît tous. Mais pour ma part, je ne connais que lui. Le seul confrère de la secte que je puisse nommer, c’est Bouchard, mon écuyer qui m’a entraîné dans cette affaire ignoble. »

Il fit une pause pour reprendre son souffle. Dans ses riches habits de velours et de vair, l’infortuné seigneur de Renans ne faisait pas superbe figure. Il reprit sa douloureuse confession, pressé par un geste d’impatience de l’inconnu à la capuche.

« Quant au reste de ce que vous voulez savoir, messire, je n’aurai point de part à l’assaut et ne sais donc point le signal, s’il doit y en avoir un. J’ignore si Florian de Clairac garde avec lui certains de ces malheureux enfants enlevés ; je ne l’ai jamais vu avec aucun d’eux. Les captifs prennent la route du nord du duché, la route de Fontanes à ce que je crois. Ce que le comte en peut faire, je n’ose l’imaginer. Messire Florian affirme qu’ils serviront à la victoire, lorsque La Tour et les fiefs à l’entour seront envahis. »

L’inconnu avait écouté sans un mot, presque aussi pâle que le prisonnier.

« Tout ce que tu dis là ne se tient pas, lui dit-il d’une voix rauque. L’ost du comte n’arrivera jamais à temps pour prendre possession des terres du baron, même ravagées. S’il envoie des mutants et des hommes-bêtes faire sa vile besogne, alors ils resteront seuls maîtres des terres conquises.
- Le comte parvient on ne sait comment à raccourcir les distances, se hâta de répondre le captif. Les gens de son ost ne s’en rendent pas compte, mais ils font route deux ou trois fois plus prestement qu’aucune armée, même avec l’hiver que nous ont envoyé les dieux cette année. C’est ainsi qu’il a mené campagne à travers le duché, tombant soudain sur des châteaux mal garnis qui ne s’attendaient pas à voir surgir sa troupe.
- Mais pourquoi assaillir la baronnie ? Fulcrand de La Tour n’a plus posé le pied sur un champ de bataille depuis dix ans ! Il se soumettrait, ferait son hommage à Fontanes si le comte lui permettait seulement de poursuivre ses fêtes et ses tournois.
- La Tour sera brûlée en guise d’avertissement. Le baron et le comte se détestent. Après pareil exemple, tous les seigneurs de Gasconnie ouvriront grandes leurs portes à l’approche de l’ost de Fontanes. Le régent du duché lui-même finira par s’incliner. Et puis… et puis, il y a quelque chose qui dort dans les collines de Sombrefeuille. J’ignore quoi… une magie que le comte essaie d’éveiller. Florian de Clairac en a parfois parlé très vaguement. Des sacrifices auront lieu là-bas la nuit de l’attaque. Je n’en sais pas plus.
- Quand ? demanda l’inconnu d’une voix à présent gagnée par la peur. Quand cela aura-t-il lieu ?
- Nous n’en parlons jamais. Mais le Nouvel An sera bientôt là : et dans cinq jours, ce sera la Nuit des Sorcières, et les deux lunes seront pleines. »

L’hypothèse du seigneur de Renans paraissait évidente, même pour celui qui ignorait tout de la magie. La Nuit des Sorcières ne portait pas ce nom sans raison. D’après les contes, c’était la pire nuit de l’année, la plus favorable aux caroles et enchantements. Si le comte de Fontanes devait user de sorcellerie, il saurait sans doute tirer profit du pouvoir que l’on prêtait aux deux lunes lorsqu’elles étaient toutes deux pleines dans le ciel, comme à chaque Nouvel An. L’inconnu hocha la tête sinistrement.

« Je ne vois rien d’autre à tirer de ce pauvre insensé. Tenez-le ferme, ajouta-t-il à l’attention de Marius. »

L’inconnu remit son épée au fourreau et tira un long couteau de sa ceinture. Il saisit le captif et se mit à défaire rudement le col de son habit pour libérer sa gorge...

"Est-il vraiment nécessaire d'en arriver là, messire ?"

S'il détestait les mutants plus que tout (non, pas plus que les pâtes trop cuites), Din n'était pas plus partisan de ce genre de méthode expéditive.

"Attachons-le, bâillonnons-le et emmenons-le avec nous. Qui sait ? Il pourrait peut-être nous servir ultérieurement."

- Vous parlez d'or, signor Din. J'allais mesmement le dire à notre si mystérieux ami.
Ce disant, Brionne dévisageait avec attention le chevalier, cherchant à savoir s'ils avaient affaire à un rude soldat amené par son existence à faire peu de cas de la vie humaine ou à un dément avide de tuderies et de mortailles.
- Je sens bien que l'appel à la clémence de mon compaing tiléen, pour légitime qu'il soit, éveille peu d’écho en votre esprit. Laissez-moi y ajouter deux arguments qui pourraient aider à votre entendement :
En premier lieu, je pense son affublement plus utile en l'état que taché de sang vermeil : il pourra servir à approcher nos ennemis par cautelle.
En second lieu, ce gentil seigneur nous pourrait coucher sur parchemin le récit que nous venons d'ouïr. Nul doute que son sceau apposé au bas nous serait une aide précieuse si nous arrivons quelque jour prochain en la Tour. 
Il écarta la pointe de son épée de la poitrine du malheureux sire de Renan, qui tremblait de tous ses membres, avant de l'apostropher :
- Aidez-moi, messire : dites tout soudain à cet impulsif chevalier votre envie de réparer ce que vous devez considérer comme une funeste erreur. N'est-ce pas que vous êtes prêt à nous aider? prêt à nous dire par exemple ce que vous savez sur ce mystérieux Architecte, ce maître qui semble tellement vous terroriser ? prêt à nous faire tous vos aveux sur le beau parchemin que je serre en mes fontes ?
Par la dame, hâtez-vous : mon compagnon à capuche s'impatiente !

Le sire de Renans, muet de peur, guetta le regard de l’inconnu sous sa capuche. L’homme ne semblait guère disposé à épargner leur captif. Il parut d’abord faire un geste pour s’avancer malgré eux, mais se ravisa ; si rude combattant qu’il fût, il ne pouvait espérer l’emporter sur eux trois. De dépit, il cracha à terre.

« Je pensais que vous aviez pu comprendre qui étaient ces belles gens-là. Ce chien peut supplier tant qu’il veut, il reste un des leurs. Il vous a lui-même avoué avoir permis des enlèvements sur ses propres terres. Même s’il ne s’était pas souillé dans l’adoration des démons, il n’y aurait pas la moindre merci à lui accorder. »

À contrecœur, il remit sa lame au fourreau. Brionne fit signe au prisonnier de parler.

« L’Architecte… l’Architecte est l’être avec qui le comte de Fontanes a conclu un pacte, bredouilla le sire de Renans. Je n’en sais pas plus. J’ignore ce qu’il peut être, si ce n’est qu’un nom inventé pour effrayer les membres de sa secte ou s’il existe réellement. Quant aux aveux, je vous en conjure, n’exigez pas une telle chose de moi. C’est au moins le bûcher qui m’attend si…
- Pour ça, il a raison, et deux fois raison, se moqua l’inconnu : ses confessions lui vaudraient le bûcher, et nous n’avons plus le temps de lui en soutirer. Si vous ne voulez pas le tuer, liez-le et déguerpissez.
- Je peux vous donner mon anneau en gage de foi, s’empressa de dire le seigneur. À ma main droite, prenez-le. C’est le sceau dont je scelle tous mes plis. Je vous jure que si je peux revenir vivant sur mes terres, il n’est rien que je refuserai au porteur de cet anneau. »

Marius retira la bague du doigt du seigneur.

« À présent, attachez ce coquin à un arbre, fit l’inconnu. Nous ne pouvons pas le…
- Là, derrière les arbres ! l’interrompit soudain Marius. »

Deux cavaliers s’approchaient, venant droit dans leur direction. L’inconnu, devant le danger de la situation, tira à nouveau l’épée et se rua sur le seigneur, mais celui-ci, voyant l’attention de Marius détournée, lui envoya un grand coup de tête dans le menton. Devinant qu’il s’agissait de ses compagnons revenus sur leurs pas à sa recherche, il se mit à courir vers les cavaliers.

L’instant d’après, l’inconnu avait disparu dans un fourré.

Din, qui avait gardé un œil sur l'inconnu, partit à sa poursuite dans les fourrés dans l'intention d'arrêter le coquin et de l'empêcher, si possible, d'alerter ses "compagnons".
Il eut tôt fait de le rattraper et s'apprêta à lui sauter dessus pour le faire tomber et le faire taire...

Coquefredouille ! les choses allaient de mal en pis. Resté seul avec Marius, Brionne chuchota :
- Maître herrrimault, si vous voulez m'en croire, escampez-vous pareillement en ces taillis et apprêtez votre arc. Je m'en vais attirer l'attention des cavaliers, vous pourrez tout à votre aise navrer et tuder, s'ils sont partie de la malemaisnie.
Ayant dit, il se hâta vers le cheval du sire de Renans, resserra hâtivement la sous ventrière et monta péniblement en selle. Brionne se sentait déjà plus à l'aise en cette forêt hostile juché sur une monture. Il sortit son épée et lança d'une voix forte :
- Qui vive ?
Étrangement, Brionne ne ressentait pas d'inquiétude. Pourtant ses médiocres capacités de cavalier lui laissaient peu de chance de vaincre face à deux adversaires montés ... et encore moins de les semer en ces sombres bois.

Les deux cavaliers s’arrêtèrent net au cri de Brionne. Sans même échanger un regard, ils tirèrent chacun l’épée, et le reflet des lames brilla dans la pénombre. Le silence tomba soudain.

Le prisonnier et Din, qui luttaient l’instant d’avant en un corps-à-corps acharné, étaient à présent figés. Leur course-poursuite les avait menés à deux pas des cavaliers ; un buisson enneigé les dissimulait, mais le moindre bruit pouvait trahir leur présence. Din était en danger de mort s’il se révélait, mais le fuyard savait qu’il risquait quant à lui d’avoir la gorge prestement tranchée s’il essayait de se dégager ou d’appeler à l’aide.

Brusquement, les deux cavaliers lancèrent leurs montures en avant, droit sur Brionne, l’épée haute. Le héraut d’armes, montant pour la première fois le cheval déjà tendu du sire de Renans, eut grand peine à le maîtriser. Le palefroi céda à la panique et manqua d’envoyer à terre son cavalier. Il parvint à rester en selle tant bien que mal. Il distinguait maintenant les masques pourpres des deux cavaliers, ne laissant aucun doute sur leur identité. L’un d’eux était déjà sur le point de lui porter un coup de taille et Brionne sut d’emblée qu’il n’arriverait pas à le parer.

Il y eut un sifflement et le coup ne tomba pas. Une flèche de Marius avait blessé le cheval et l’homme masqué était à terre, à demi étourdi, cherchant à échapper aux coups de sabots de la bête, qui hennissait à fendre l’âme. Din bondit en arrière en voyant l’animal s’abattre à côté de lui, ce qui lui sauva sans doute la vie, mais le força de lâcher le sire de Renans qu’il maintenait fermement. Ce dernier, avec la force du désespoir, se remit immédiatement sur pied pour fuir de nouveau. Din ne put même pas se lancer à sa poursuite : le cavalier masqué qui avait été jeté à terre par la flèche de Marius s’en prenait à lui.

Pendant ce temps, Brionne ferraillait avec le cavalier resté en selle, moins habile que lui sans doute, mais plus en état de soutenir un combat. Alors que le héraut d’armes commençait à se juger en très mauvaise posture, son adversaire rompit l’affrontement. Une flèche de Marius venait de siffler à son oreille, le décidant à battre en retraite. Il lança son cheval sur Din, qui dut une nouvelle fois faire montre d’agilité pour sauver sa peau. Le masque qui combattait Din, trop heureux de pouvoir cesser la bataille, grimpa en croupe avec hâte et les deux cavaliers s’en furent aussi vite qu’ils le pouvaient par le sentier forestier. Dans leur fuite, l’un d’eux sonna puissamment du cor.

Il n’y avait plus nulle trace du seigneur de Renans, ni de l’inconnu encapuchonné, qui s’était éclipsé sans juger utile de leur apporter la moindre assistance. Si les chevaux étaient toujours là où ils les avaient laissés, ils pourraient sans doute rejoindre Armand, Leustant et leurs compagnons restés dans la clairière. Mais la sonnerie de cor pouvait bien annoncer que la chasse avait repris ; outre les masques, qui étaient déjà nombreux, armés et montés, les hommes-bêtes et les mutants de Quatrezoneilles avaient sans doute eu le temps de se regrouper.

Brionne descendit de sa monture et la calma d'une caresse.
- Ami Marius, grâce soit rendue à la précision de vos flèches : je vous dois une fière chandelle en cet estour !
Tirant le cheval par la bride, il se rendit au pied de l'arbre ou ils avaient interrogé le sire de Renans quelques instants auparavant. Il ramassa machinalement le masque du scélérat tombé à terre pour le glisser dans sa ceinture.
Le son du cor, qui retentissait de nouveau à quelques lieues de là, le fit sursauter.
- Il est temps de rejoindre Armand. Pour le moins, nous lui ramenons une monture supplémentaire.

Voyant le masque, Din eut une idée : "Et si l'un d'entre nous se parait de ce masque pour se mêler aux comploteurs et tenter d'agir de l'intérieur ?"
Il regarda ses compagnons, cherchant dans leur regard autre chose que "Mais vous avez perdu la tête, ma parole !"

Devant leur hésitation, il dit : "Je veux bien, moi. Vous ne pensez pas que c'est une bonne idée ?"

"Vous avez sans doute raison. Je risque d'être démasqué à la première apparition. Hâtons-nous de rejoindre les autres. Je n'ai jamais si peu aimé le son du cor au fond des bois..."