[IYAQCDPDLDDG] Chapitre IV

Wilhem s'arrêta juste aux côtés du seigneur qui venait de le présenter:

- Je ne vous cache pas, sieur Harland, que je me serai volontiers proposé de moi-même pour accompagner ces braves gens. Je n'ai en effet que trop abusé de votre générosité et je me dois de reprendre la route. Vous fausser compagnie m'aurait coûté, mais la proposition venant de vous, je ne peux décliner.

Puis, s'approchant du groupe qu'il allait désormais intégrer, il regarda chacun d'entre-eux tour à tour, une expression de compassion se lisait sur son visage:

- Mes bons seigneurs, je ne sais ce qui vous amène par ici, mais vous devez être bien tourmentés pour vous aventurer dans des sentiers de la sorte. Je vous épargnerai le récit de ma vie, mais sachez que ma quête semble tout aussi désespérée que la votre. Ainsi, si ma compagnie peut vous être d'une aide, quelqu'elle soit, alors ma masse est votre. Et si la dame le veut, alors votre compagnie me sera tout aussi profitable.

Brionne observait avec attention les armes posées sur l'écu de l'inconnu :
- Quelle heureuse surprise d'encontrer gens de qualité céans, après avoir failli être mis en capilotade par ces cagots. Je suis Brionne, héraut d'arme du baron de Gransette, vassal du duc de Brionne. J'aurai grand plaisir à convoier avec vous, tant par l'aide que nous apporterait votre masse et votre molosse face aux mâles rencontres de cette route que par votre conversation. Vous pourriez par exemple me dire d’où viennent ces armoiries sur votre écu que je ne pense pas connaitre, ou me décrire les armes, mots et devises de vos voisins, suzerains et vassaux afin que je les consigne en mon armorial qui ne me quitte guère. En échange, je vous conterai mes aventures en la lointaine Tilée ou dans les principautés de l'Empire et la quête désespérée qui me jette sur les traces de la fille de mon dit seigneur.
Son esprit revenait maintenant vers la chapelle si proche :
- Mais, pour l'heur, et si vous m'en donnez la permission, sire Harland , je vais prendre congé et visiter la chapelle de Morr devant laquelle nous sommes passé il y a peu...

Le sire Harland hocha la tête et invita Brionne et ses compagnons à le suivre. Parvenus devant la chapelle, il fit ouvrir l’un des battants de la vieille porte de bois blanchie par les ans. Le soldat qui s’en chargea dut s’aider d’un coup d’épaule. Harland entra le premier, suivi de Brionne et d’Armand ; alors que les autres pénétraient à leur tour dans l’église et qu’Onésime manquait de trébucher sur le seuil, les yeux du héraut s’accoutumaient à l’obscurité des lieux. Une faible lumière tombait des murs, passant à travers l’étroite fenêtre de la façade ainsi que par trois autres ouvertures, aussi fines que des archères, qui éclairaient le chœur. Il régnait là une vague odeur de moisissure. Tout l’édifice paraissait extrêmement ancien et dégradé par les siècles. Les piliers qui soutenaient la voûte étaient ornés de sculptures étranges, érodées, dont plus personne sans doute ne savait la signification.



On pouvait se demander si l’endroit avait toujours été dédié à Morr. Dans cette région perdue de la forêt de Sombrefeuille, les vieilles croyances des druides, ce que l’on nommait l’Ancienne Foi, avaient laissé un fond tenace de rites et de contes dont on devinait parfois les échos en d’antiques temples comme celui-ci. La statue de Morr, à l’autre bout de l’église, sous la lumière des trois fenêtres du chœur, semblait l’ajout le plus récent -quoique sans doute vieux de quelques siècles déjà. Le Roi des Défunts paraissait en majesté, les bras ouverts comme pour accueillir ses futurs hôtes.

Un craquement résonna sous la voûte ; Wilhem venait d’écraser un morceau de bois carbonisé sous son soleret. Sans un mot, Harland désigna le sol.

Les dalles grises étaient jonchées de cendres, de débris, de feuillets de parchemin déchirés. En s’approchant du chœur, ils virent que le visage de Morr avait été écrasé au burin ; on ne distinguait plus qu’une surface lépreuse par-dessus sa barbe.

« Voilà le travail de mes serfs. » fit sombrement Harland. « Le prêche de ces moines leur est monté à la cervelle, s’ils en ont une. Ils ont entendu les folles rumeurs de malédiction qui courent la campagne et croient que les dieux se sont détournés du duché. Ils se pensent abandonnés, et les quelques histoires qui leur sont parvenus au sujet de notre jeune duc et des abus et faiblesses du gouvernement du régent les y encouragent. Voilà pourquoi, je pense, ils ont voulu saccager la chapelle. J’ai fait pendre quatre hommes aux arbres qui poussent derrière l’église pour cela, sans être trop sûr d’avoir choisi les bons. Les corps ont été dépendus, d’ailleurs, et enterrés, je l’espère ; j’aurais voulu les faire garder, mais je ne pouvais me permettre de laisser des hommes ici, où les gens sont ou bien fous, ou bien ladres. Ma famille protège ce sanctuaire depuis des siècles, et je n’ai pas été capable d’empêcher ces blasphèmes répugnants. Contempler ce spectacle est la pire honte qui fût jamais pour moi. Je vais vous laisser visiter les lieux à votre guise ; je préfère encore la vue des toits crevés du village à celle-ci, et d’ailleurs j’offenserai Morr en demeurant plus que nécessaire. »

« Un instant. » fit Armand en retenant Harland qui avait déjà fait un pas vers le portail. « N’y a-t-il pas de prêtre ici ? »

« Oh, il y en avait un. » répondit le vavasseur. « Mais ils ne veulent pas dire ce qu’il est advenu de lui. Il a disparu, paraît-il. Son sort est laissé à notre imagination. Nous avons battu les bois à la recherche d’un cadavre, mais en pure perte ; peut-être l’auront-il tué et donné à manger à leurs porcs. Je m’attends à toutes les horreurs, à présent. Il y a quelque chose de pourri dans le duché de Gasconnie. »

« C’est c’qui s’dit. » grommela Onésime.

Brionne ne mit pas longtemps à découvrir ce qu’il cherchait. La dalle tombale de Thibaud Roqueviel, le clerc qui avait mit fin aux abominations de Cathelin Beaufort de Clairac, se trouvait non loin du chœur, usée par les souliers des fidèles. Il se mit à genoux pour l’examiner de plus près.



Les lettres gravées dans la pierre étaient encore assez lisibles pour l’identifier. Hélas, sans doute n’y avait-il rien à tirer de cette tombe. L’inscription ne révélait rien qui pût secourir Brionne et ses compagnons dans leur quête, non plus que le portrait du prêtre. Armand et Leustant, qui s’étaient approchés, échangèrent un regard abattu. Leur détour par Jouvenargues prenait de terribles allures d’échec. Armand, le visage résigné, s’agenouilla face à la statue sans visage de Morr et se mit à prier.

En se relevant, Brionne distingua une forme sombre au pied d’une colonne. Il se baissa et ramassa un livre à demi dévoré par les flammes. Tout le dessus avait disparu, mais les dernières pages étaient presque intactes, les bords tout juste roussis. Il s’agissait, comme il le découvrit bientôt en se plaçant sous une fenêtre pour déchiffrer les caractères, d’un vieux livre de psaumes. À moins d’être à l’article de la mort, cela ne pouvait être d’aucune aide. Plus intéressante fut la découverte d’une vieille lettre abandonnée entre deux pages. Le sceau dont elle était fermée avait collé au parchemin du livre ; il n’avait pas été brisé. Sans doute la lettre avait-elle séjourné entre ces deux pages durant les deux ou trois dernières décennies.

Les armes du sceau figuraient un lion issant. Sans les couleurs, elles ne pouvaient cependant rien évoquer de précis à Brionne ; cela indiquait tout au plus qu’il ne s’agissait pas du blason de Thibaud Roqueviel, qui s’ornait d’un simple chevron, d’après la dalle qui couvrait son tombeau. Autour de l’écu figurait quelques lettres : SIG. MILITIS PONS CAMPCLOS.

Brionne ramassa de la poudre de bois noircie par l'incendie et la déposa sur la pierre tombale, puis il la balaya avec précaution, espérant faire apparaitre des détails jusqu'ici cachés. Le titre du tome que Thibaud Roqueviel serrait contre sa poitrine l'aurait diablement intéressé ...
Prenant garde à ne pas endommager le sceau -qu'il comptait montrer prochainement au sire Harland- il ouvrit ensuite la mystérieuse lettre.

Le dessin de la pierre se précisa quelque peu lorsque Brionne eut répandu la poussière de charbon. Les lignes se firent plus nettes et l’on put lire sans hésitation le nom du défunt, écrit en langue classique, le dialecte des érudits : THEBALDVS VETEROSAXI, « Thibaud du Vieux Rocher », c’est-à-dire Thibaud Roqueviel. Ses titres religieux étaient ensuite rappelés brièvement. Le reste de l’inscription n’apprenait rien de neuf, sinon peut-être la date de sa mort : DIE VII ANTE MAGAS ANNI MXLVI MORTVVS, « il mourut au septième jour du mois d’Avant-Sorcières de l’an 1046 ».

Il fallut à Brionne de longs efforts avant de commencer à déchiffrer quelques lettres sur la couverture du livre que le prêtre tenait en ses mains. La gravure de la dalle, sans cesse foulée au pied, s’était mal conservée, et la faible lumière de la chapelle n’aidait pas à y voir clair. Le héraut d’armes finit par deviner un titre à demi effacé : TRACTATVS DE STELLIS, « Traité sur les Étoiles. » Ce titre était malheureusement trop vague pour rien évoquer de précis ; des dizaines d’ouvrages anciens ou nouveaux auraient pu être ainsi désignés.

Gardant malgré tout ces indications en mémoire, Brionne décolla délicatement le seau de la lettre en passant par-dessous la lame de sa dague.

Le parchemin manqua une ou deux fois de se déchirer quand il le déplia ; quoique la missive n’eût sans doute pas plus d’une centaine d’années, le climat sec de la Gasconnie l’avait rendue fragile. Le texte, en revanche, préservé pendant tout ce temps de la lumière, était parfaitement lisible. On le comprenait sans grande peine, malgré quelques archaïsmes dans l’orthographe, signes d’une région farouchement traditionaliste comme de l’ancienneté de la lettre.



« Au vénérable et discret messire Thebault Rocvielh, son amy Pons de Campclos.

J’espère, amy trèscher, que ceste lettre te trovera en bonne santé. Je fus bien contris d’apprendre de par messire le chanoine de Sainct-Hilduin de Cambrège que la fièvre t’avoit pris aux primes jours d’hyver. Pour ce, j’ay trèslongtemps hésité avant que de t’escrire, ne voulant pas ajouter à tes maulx des tracasseries nouvelles. Pardonne-moy si je n’ay su trover d’aultre secours en mes doubtes que de troubler ta retraite. Pardonne-moy aussy de mettre en une lettre des choses si graves et si secrètes ; je le fays car je ne scauroys davantage souffrir mon angoisse, et pour ce que tu es de ceux qui scavent le secret, estant en l’affaire celuy qui conduisis tout. J’ay toute confiance en mon neveu qui te porte ma lettre, et j’espère que tu le jugeras un messager assez sûr. Il ignore tout de ce que je t’escris, mays a bien fait serment de brusler la lettre au feu plutost que de la laisser ouvrir à nul aultre que toy.

Les resves et phantasmagories estranges dont nous avions parlé me reviennent, et j’ay grand-peur de devenir fol quelque jour. Mon espouse m’a avoué voilà plusieurs mois que parfois lorsque je suis couché avecque elle et bien endormi, je me mets à parler hault, à me lever pour marcher et fayre d’aultres choses telles que prendre avecques moy une chandelle, tout cela sans m’esveiller, et cependant les yeux ouverts tout grands, ce dont elle est fort esfrayée. Je ne puys guère davantage celer mon grand trouble à mes enfants, à ma fille surtout qui vient en âge de prendre espoux et cognoit trèsbien mes façons. Or, tu le scays, on m’a défendu de leur rien dire de la vraie raison pour quoy fut pris et tudé Cathelin, et cela me pèse d’autant plus.

Je croys souvent revoir en mon somme les grandes horreurs par nous descouvertes au castel de Clairac, et celles qui vinrent après. Je veulx y envoyer un bon prestre dire des prières à messire Morr, car je croys que les enfants occis y reviennent pleurer la nuict, mays ton ordre me respond que ce seroit raviver la crainte et les mauvays souvenirs. Je te prie de m’instruire d’autres formules que je réciterois le soyr, ou bien de me bénir une médaille. J’en suys à avoir peur de dormir, vingt ans après l’affaire. Mon plus cher désir seroit de te revoir et de parler de ces questions de vive voix, et ainsy tu me dirois si je dois m’enfermer dans quelque monastère pour m’éviter de porter la main sur les miens en ma folie. Car tu doys aussy apprendre que, tout endormi, j’ay battu presque à mort l’un de mes chiens, dont j’ay grande honte et peine.

Il est aultre chose dont je te veulx parler. Le malheureux fils de Cathelin m’est venu poser de pressantes questions. Il n’a, hélas, que trop claire souvenance de Malagant et de moy brisant les portes de la demeure et emportant son père malgré ses cris, devant la table toute dressée pour le repas. Ne sachant pas bien que lui respondre, je ne luy ay rien respondu du tout, et je croys hélas m’estre monstré bien rude avec le jeune sire.

Il veult scavoir le vray, je le crains, et non pas les contes vagues que l’on a fait à sa mère pour ne point la mortifier, elle qui souffrit tant déjà de scavoir son seigneur mage nécromant et chevaulcheur de démons. Son enqueste a resveillé les souvenirs, et les bavards recommencent à parler, ainsy que les sots qui veulent amuser l’assemblée par une estoire à faire peur sur le vieulx Cathelin. Il fault calmer le jeune homme, sans quoy il mettra toute la campagne en émoy avecques ses questions. Je regrette de devoir dire qu’on ne m’écoute guère, car le gros des clercs qui officiaient lors de l’affaire ont pris de l’avancement, ou ne sont plus, et les nouveaux sont ignorants du fond des choses. Puys on me croit devenu craintif et voyant des lutins à chaque détour de chemin.

On finira ou bien tost ou bien tard par se rappeler que cinq misérables jours séparent notre coup de main sur le castel de Clairac de cette abomination dans les collines de la forêt que les vilains cognoissent peu ou prou et nomment la bataille d’Asperac, ce qui dict assez qu’ils en scavent déjà trop long, puisqu’ils la peuvent situer. Il ne restera bientost plus que les idiots sans rémission pour n’avoyr pas rapproché les deux faicts. Je suis de trop petit vasselage pour que l’on m’écoute en tout cela, et poinct ne suys clerc ni docte. Aussy je te conjure, mon trèscher amy qui toujours fut mon bon secours, de faire le siège de ton ordre et de tes supérieurs, d’aller s’il le fault à La Tour auprès de notre sire le baron, et de mettre bon ordre à tout cela, sinon le secret va se répandre comme une peste.

Fays-le, si tu le peulx, avant toute aultre chose. Je te supplie par ailleurs encore une foys de poinct m’oublier, car tu scays que je ne me puis confier à aulcun aultre prestre sinon toy ; je l’ay juré.

Ton amy trèsfidèle,

PONS DE CAMPCLOS

À Campclos, le vingt et un d’Avant-Sorcières de l’an 1046.

J’ajoute cecy en haste : as-tu descouvert quand doit revenir ce que tu nommois naguère la Nuit de la Chèvre, et quand surtout elle tombera encore pendant la Nuict des Sorcières ? C’estoit la grande question de tes estudes quand nous nous sommes revus pour la dernière foys. »

Son bras retomba, sans force, comme alourdi par cette lettre porteuse de tant mauvais présages. Cet autre souvenir de la lointaine Tilée : ce moine illuminé, Bruno Giordano, criant à qui voulait l'entendre sa vision de la marche des étoiles. Avant de mourir d'une mauvaise indigestion d'acier bruni, il avait enseigné à Brionne que la marche des planètes s'écoulait plus surement que l'eau des fleuves, plus implacable que la peste rouge, dominant le destin des hommes autant que le bouvier son bœuf. Une certitude s'imposait : cette conjonction de planètes que semblait tellement redouter Pons de Camplclos approchait : le picotement sur sa nuque le lui disait plus surement que si Thibaud Roqueviel lui-même était revenu du royaume de Morr le lui annoncer.
... Et il fallait désormais renoncer à l'idée de n'avoir à affronter que le sire de Clairac et quelques gens de sa suite. Il y a 105 ans de cela, malgré la diligence à mettre en l'hast le maudit sorceor, il avait fallu une bastaille en un lieu nommé Asperac pour vaincre le démon...
Oui, décidément, cette lettre venue du passé portait de bien mauvais présages !

Lorsqu'il parla, il eu peine à reconnaitre le son de sa propre voix :
- Partons ! vite ! point ne faut perdre un instant pour chevaucher vers la Tour.

La voix de Brionne résonna sous la voûte de la vieille église et fit sursauter Armand, plongé dans ses oraisons devant la statue de Morr. Le jeune chevalier se releva et rejoignit le héraut.

« Vous avez sans doute raison. » dit-il. « Nous ne nous sommes que trop attardés ici, je le crains. Maintenant que les chevaux ont eu quelques instants de répit, mieux vaut remonter en selle et tâcher de nous frayer un chemin à travers cette maudite forêt. »

Tout en parlant, il jeta le regard de droite à gauche, l’air contrarié.

« Où reste encore ce gnome de malheur ? » fit-t-il entre ses dents.

« Ici ! » répondit la voix flûtée d’Onésime, quoiqu’Armand eût parlé bas.

Les deux hommes s’approchèrent du coin sombre de la chapelle d’où provenait la voix. Une petite porte était ouverte sur une modeste cellule, sans doute un ajout tardif à la construction. La pièce avait manifestement servi de chambre au précédent prêtre. Les gens du village n’avait pas négligé l’endroit : la porte ne tenait plus qu’à peine sur ses gonds, et le seul meuble en dehors de la couche du prêtre, à savoir un vieux coffre, avait été rageusement défoncé. Onésime errait au milieu du chaos, ramassant divers objets.

« Le pauvre prêtre a dû vouloir s’enfermer là-d’dans, pissemerdre, et les autres furieux auront brisé sa porte avec un banc. » expliqua-t-il tranquillement. « Ils ont même mis ses livres en charpie, faute de savoir les lire, j’suppose. »

« Quelle triste besogne. » soupira Armand en se baissant pour prendre en main quelques vieux feuillets de parchemin déchirés. « Rien de plus intéressant, maître gnome ? »

« Non. L’brave homme devait pas avoir une bien grande bibliothèque, dans c’trou à merdre. Les deux livres qui paraissent encore presque lisibles, c’est un pauvre recueil de vies d’saints à la noix, avec des miracles et des trucs édifiants, et un machin en langue classique que j’peux pas lire, dont y manque toute une moitié, sac à merdre. »

« De Stellis Errantibus et Inerrantibus et Occursu Siderum. » déchiffra Armand en prenant le tome. « Des Astres Errants et Fixes et des Conjonctions des Étoiles, si je me rappelle bien les leçons de mon vieux maître. C’est un traité d’astrologie. Et si j’en crois ces quelques lignes en première page : « Thebaldus Veterosaxum fecit anno MXLVI », c’est ce Thibaud Roqueviel dont nous venons de voir la tombe qui le composa peu avant de s’en aller chez Morr. Hélas, je doute qu’un traité des planètes nous dise comment le brave prêtre a su en son temps mettre Cathelin de Clairac en échec. À ce propos, Brionne, avez-vous rien vu ici qui nous puisse aider ? Ou nous sommes-nous bercés de faux espoirs quant à cette vieille chapelle ? »

- A tout le contraire, sire Armand !
Brionne brandit la lettre qu'il venait juste de déchiffrer.
- Outre cette missive venue du passé, les deux livre en charpie peuvent nous être d'un grand secours. Si oncques n'appris la langue ancienne comme vous l'avez fait en vos jeunes années, je suis fort intéressé par cette vie des saints. Peut être est-ce un vestige de la bibliothèque du défunt Thibaud Roqueviel ? Si tel est le cas, j'aimerais y trouver le récit qui sut l'éclairer avant son combat contre le démon. Il nous faut, à tout le moins, emporter ces deux reliques afin de les étudier plus avant.
... Et puisque le départ semble proche, n'est-il pas temps de nous embroncher avec les défroques de prêtres "empruntées" à l'abbaye noire ?
Il me semble avoir vu, au sortir de la chapelle, des fagots de bois fraichement coupés que nous pourrions charger sur nos montures afin d'y dissimuler nos armes. Lorsque les bandits qui hantent ces bois approcheront leur vilains museaux, nous sauront les accueillir de la belle manière.
Et Brionne, d'un geste machinal, porta sa main au pommeau de son épée.

Le jeune chevalier acquiesça avec un sourire, revigoré par l’attitude décidée de Brionne.

« Mieux vaut en effet celer nos armes à l’abri des regards. » fit-il en prenant les deux volumes en lambeaux sous son bras. « Peu de prêtres de Morr ont coutume de chevaucher bardés de fer. Quant à nos robes de moines, attendons d’avoir quitté ce maudit hameau pour les enfiler ; je ne sais trop si le sire Harland goûterait beaucoup la plaisanterie. Nous les passerons au premier détour du chemin, dès que nous serons hors de vue. »

Les deux hommes traversèrent la vieille église d’un pas vif, suivis par Onésime qui trottinait derrière eux. Armand appela ses compagnons auprès de lui et leur annonça l’idée de Brionne de cacher les armes sous des fagots, ce qui fut vite exécuté. Après avoir rajusté le harnachement de leurs montures, les cavaliers sautèrent en selle (ou y grimpèrent péniblement, dans le cas d’Onésime). Alors que de légers flocons de neige commençaient à tomber, la troupe se dirigea à petit pas jusqu’à l’orée des bois, escortée par le seigneur Harland et ses hommes. Le voyage qu’ils allaient tenter d’entreprendre jusqu’à la forteresse de La Tour n’était pas sans péril en ce sinistre hiver, mais leur compagnie pourrait donner du fil à retorde aux bandits et mutants en maraude : ils étaient huit à présent, et rompus au combat pour la plupart. Armand, Leustant et le comte Wilhem avaient pour eux de bonnes armures et de solides épées ; Din et Brionne, s’ils étaient plus légèrement équipés, ne s’y entendaient pas moins à ferrailler. Quant à Marius, il était depuis longtemps passé maître dans l’art des brusques coups de mains en forêt, et sa connaissance de Sombrefeuille risquait fort de se révéler précieuse. Onésime et Beppe, quoique sans nul doute moins redoutable une arme à la main, étaient néanmoins une aide bienvenue, l’un par sa mémoire de la route à venir, l’autre par son inébranlable fidélité à son maître.

« Que les dieux vous gardent de mal, messeigneurs ! » leur dit Harland alors qu’ils s’engageaient dans le sentier. « Puissiez-vous trouver bonne route devant vous, s’il en est encore une en ces bois. Et ne dormez que d’une oneille, cette nuit, quand vous devrez faire halte aux milieux des arbres ! »



« Pissemerdre, quel stupide bougre ! » grommela Onésime dans sa barbe dès qu’ils furent hors de portée de voix. « Si y voulait nous donner du courage, c’est réussi. »

Indifférent aux jurons fleuris du gnome, Armand s’était plongé dans la lecture de la lettre découverte par Brionne. Marius avait prit la tête de la troupe, se sentant à nouveau chez lui malgré le danger ; son faucon, reconnaissant lui aussi l’air de Sombrefeuille, s’envola de son épaule et partit vagabonder au-dessus des cavaliers, s’éloignant et revenant sans cesse. Après moins d’une demi-lieue, alors que la compagnie faisait une première halte rapide pour passer les aubes dérobées à l’Abbaye Noire, Armand rendit la lettre à Brionne et entreprit une brève mise au point.

« Messire comte, maître gnome, » fit-il en s’adressant à Wilhem et Onésime, seuls de la troupe à n’être pas encore au fait des raisons profondes de leur périple, « si nous devons chevaucher ensemble, il nous faut par force vous faire toute confiance. Apprenez que nous sommes les rescapés d’une ambassade mandée en grand secret par le seigneur Laurent de Valfons, vassal du marquis Foulques de Perbrancas, auprès du baron de La Tour. »

Le jeune errant expliqua en peu de mots, sans jamais en révéler plus que nécessaire, comment un culte abominable sacrifiant de malheureux enfants perdus avait été découvert en la ville de Valfons, comment le sire Florian de Clairac, chevalier de La Tour, avait été démasqué comme l’un des maîtres de la coterie, comment enfin ils s’étaient lancés à sa poursuite dans l’espoir de mettre un terme définitif aux manigances de la secte.

« L’enjeu de toute cette chevauchée est grand. » conclut Armand. « Si nous faisons la lumière sur l’affaire des enfants volés, alors nous pourrons peut-être éviter la guerre que le marquis de Perbrancas veut mener contre Fulcrand de La Tour. Mais si le sieur de Clairac nous échappe ou que nous ne pouvons convaincre le baron qu’il doit montrer sa bonne volonté à son vieux rival le marquis, les deux prendront prétexte des crimes du culte démoniaque pour guerroyer, s’accusant l’un l’autre de sorcelleries diverses. Et si cela devait advenir, malheur au duché. »

« Eh ben, merdre ! » souffla Onésime. « Il y a quelque chose de pou… »

Mais Armand ne lui laissa pas le temps d’achever.



« Cette lettre découverte par maître Brionne, qui s’est joint à notre chasse pour tâcher de retrouver la fille de son seigneur que la secte enleva, m’inquiète fort. Elle est signée du nom de Pons de Campclos, précisément l’un des chevaliers qui arrêta Cathelin Beaufort de Clairac, l’ancêtre de notre sire Florian, si je me rappelle bien ce que nous avons appris des archives de l’Abbaye Noire. Cela donne d’autant plus de poids à ses dires. »

Il s’interrompit pour faire la lecture de la missive, puis reprit :

« Les rêves du malheureux chevalier s’expliquent assez s’il a pénétré dans le sanctuaire d’un sorcier où les démons avaient coutume de venir murmurer, et si par surcroît il a découvert les traces de sacrifices aussi abjects que ceux que pratiquait Florian de Clairac à Valfons. Ainsi sont ébranlés ceux qui ont affaire à la magie. Mais il fait état à mots couverts de crimes plus graves encore que des meurtres, et parle d’une bataille d’Asperac qui ne m’évoque rien, où quelque terrible événement se serait produit, peu après l’arrestation de Cathelin. Et il termine par cette remarque sibylline à propos d’une Nuit de la Chèvre qui m’est aussi claire que si l’on me parlait estalien. »

Les compagnons échangèrent des regards perplexes. Le nom d’Asperac n’évoquait rien à personne, sinon à Marius qui avait vaguement entendu raconter par de vieilles femmes que des fantômes et des farfadets s’y retrouvaient parfois les nuits de pleine lune, mais il ne pouvait dire si l’endroit existait réellement où s’il n’était que légende, pas plus qu’il ne pouvait le situer, malgré sa connaissance des terres de la baronnie de La Tour. Quant à la Nuit de la Chèvre, chacun déclara n'en rien savoir.

« Moi, je sais. » fit cependant la voix d’Onésime. « Merdre et phynance, on pourrait penser qu’c’est comme qui dirait la nuit ousque le marquis de Perbrancas va visiter les chèvres et qu’il les fout en cul bien salement, comme on dit qu’y fait. Mais non. C’est un conte de paysans. Y donnent ce nom-là à la nuit où l’Étoile du Sorcier entre dans la constellation d’la Chèvre Sauvage et lui fait comme un genre d’espèce d’œil, si vous voyez, pissemerdre. Ça passe son temps à r’garder l’ciel, les vilains d’ici. Y en a qui disent que les chèvres se foutent en chaleur c’te nuit-là, ou qu’y a une grande chèvre avec des cornes comme des épées qui bat les bois et dévore les gens tout vifs, enfin, des histoires de c’tonneau-là, cornes-à-merdre. »

"Le traité d'astronomie qui était dans la chapelle pourrait peut-être nous aider à fixer la date de cette nuit de la Chèvre, non ?", fit Din, hésitant...

"Quelqu'un l'a emporté ?", demanda-t-il encore, fixant ses compagnons d'un regard interrogateur.

- N'ayez nulle crainte, signor Din, les parchemins sont soigneusement remisés en nos fontes. J'ai gardé par devers moi la vie des saints en langue vernaculaire tandis que le sire Armand conserve le "De Stellis Errantibus ". Il semble savoir assez bien déchiffrer la langue ancienne et il pourra, à l'étape, tenter d'y trouver des indices sur cette nuit dont le nom n'augure rien de bon.
Malgré lui, sa voix avait baissé d'un ton à cette évocation.
- Si vous le permettez, signor, l'habit ecclésiastique vous sied à merveille, on jurerait que vous le portez depuis l'enfance, ...mais serrez quelque peu le collet, on voit votre gorgerin de cuir et cela ne convient guère à un moine convers.
Un sourire éclaira son visage tandis qu'il adressait un clin d’œil appuyé à son compère.

"Mais, un rien me sied, vu mon physique avenant !"
Et il répondit du même sourire et du même clin d'oeil à son interlocuteur...

Marius, qui chevauchait en tête, leva la main à l’attention du reste de la compagnie. L’endroit paraissait convenable pour établir un camp. Derrière lui, les cavaliers s’arrêtèrent un à un et descendirent de selle, les jambes roides et courbatues.

Mélusine, la haquenée de Brionne, renâclait bruyamment ; à côté d’elle, le palefroi d’Armand secouait la tête de droite à gauche, irrité par cette interminable chevauchée à travers les bois. Toutes les bêtes de la troupe donnaient de tels signes de fatigue. Ils n’avaient pas eu d’autre choix que d’épuiser leurs montures, et savaient qu’ils devraient faire de même le lendemain. La hâte était plus que jamais de mise : il fallait non seulement parvenir le plus tôt possible aux portes de La Tour, mais aussi quitter la périlleuse Sombrefeuille au plus vite.

« Prions la Dame que le sire de Clairac n’ait pas pris une trop grande avance sur nous. Si par malheur il s’est avisé qu’il était suivi, cela pourrait lui laisser le temps de nous concocter un bien vilain accueil. » avait rappelé Armand alors qu’ils chevauchaient à bride abattue.

La journée s’était passée sans incident, mais personne n’avait le cœur à s’en réjouir. Ils avaient renoncé à compter le nombre de fois où Marius et Onésime, malgré leur connaissance des bois, les avaient entraînés sur un mauvais sentier qui ne menait qu’à d’impénétrables buissons de ronces, les forçant à rebrousser chemin sans cesse alors même que chaque heure leur était précieuse. Sans le regard affûté du herrimault, leur sort eût été pire encore, cependant ; quoiqu’il ne se fût plus rendu en cette partie de la forêt depuis longtemps, il n’en savait pas moins distinguer la traces de la Vieille Route de La Tour, même perdues sous les feuilles mortes et l’herbe gelée.



Ce soir-là, ils durent s’accorder un petit feu qu’ils couvrirent soigneusement. Le froid devenait mordant, et ils se trouvaient au fond d’un vallon couvert d’yeuses touffues, ce qui, espéraient-ils, devait suffit à masquer la lueur des flammes. Au demeurant, le herrimault leur avait affirmé que les hommes-bêtes et mutants qui peuplaient Sombrefeuille n’avaient guère besoin d’un feu pour repérer les voyageurs qui s’aventuraient sur leur territoire. S’il se trouvait de telles bandes dans les environs, ils étaient déjà découverts, après leur chevauchée ; le tout était de savoir si quelques dizaines de créatures dégénérées oseraient se frotter à huit cavaliers bien armés.

« Où en sommes-nous de notre route ? » demanda Armand en achevant un dîner qui refroidissait à grands pas.

« Pas aussi loin qu’on espérait, maître Marius et moi, mais assez pour pas en rougir, merdaille. » lui répondit Onésime. « Si on peut t’nir cette allure-là demain, on s’ra chez sa seigneurie le baron dans la soirée. En espérant qu’y veuille bien r’noncer à ses boustifailles le temps d’vous r’cevoir, cornephynance. »

« Quel genre d’homme est-il, à ce propos ? » s’enquit Leustant.

« On ne l’aime pas beaucoup, dans le pays. » fit Armand. « Bien sûr, ma famille est vassale du sire de Valfons, et l’on pense chez moi que ce sont ses gens qui ont les premiers fait courir ce bruit infect qui accuse notre suzerain le marquis Foulques de forniquer avec des chèvres, aussi ne peut-on guère me considérer comme impartial à ce sujet. Mais nous ne sommes pas les seuls à ne pas porter Fulcrand de La Tour dans notre cœur. Sa maison est riche, puissante, très-ancienne, même si elle a souffert comme tous en Gasconnie de ce rude hiver. En outre, ses vieux privilèges de baron le font tenir ses terres du roi, et non du duc. Ainsi, il croit pouvoir prendre de haut les vassaux du duc, et méprise de toutes ses forces les petits seigneurs de la région, surtout ceux qui ont acquis leurs titres il y a moins de quatre ou cinq-cents ans. Vous verrez l’accueil qu’il nous fera quand nous lui dirons que c’est Laurent de Valfons qui nous envoie ; la famille de mon seigneur tient la ville depuis moins de deux siècles.

Tout cela ne serait rien s’il avait un peu de courage et de loyauté envers ses voisins. Lorsque le comte de Fontanes a commencé à faire main basse sur les fiefs de cette partie du duché au mépris de toutes les lois, beaucoup espéraient que le baron se joindrait aux quelques seigneurs qui essayaient encore de l’arrêter. Il a préféré resté terré dans ses salles à festoyer tout l’hiver pendant qu’au dehors on se nourrit de racines. À présent l’opposition a été écrasée, et le marquis Foulques semble n’avoir guère d’autre choix que de rallier le comte Fontanes, bon gré mal gré. Nous en sommes redevables au baron Fulcrand, dans une large mesure.

Pour parachever le tableau, c’est un débauché notoire. Les vins fins, les plats raffinés et les belles jeunes filles sont apparemment ses grandes préoccupations. Quels que soient ses titres et le prestige de sa lignée, il ne respire pas l’honneur et la chevalerie. »

Armand et Wilhem montèrent la garde cette nuit-là. Un seul guetteur leur avait semblé insuffisant, ne serait-ce que parce qu’il risquait fort de s’endormir, après une telle journée. Il était entendu qu’ils seraient relevés par Din et Marius lorsqu’ils estimeraient que la moitié de la nuit avait passé.

Pour tromper son ennui, Armand feuilletait le traité d’astronomie à la lumière d’une lanterne sourde, essayant de trouver quelque mention de cette Nuit de la Chèvre qu’évoquait la lettre de Pons de Champclos. Il n’était pas clerc, cependant, et les leçons de ses vieux professeurs étaient bien lointaines, aussi la langue du manuscrit lui donnait-elle du fil à retordre. De là où il était, Wilhem voyait le jeune chevalier dodeliner de la tête. De temps en temps, l’un des deux faisait quelques pas, autant pour surveiller les alentours que pour se tenir éveillé. Un vent froid s’était mis à gémir dans les branches et, loin au-dessus des arbres de la combe, une lune s’était levée, presque pleine à présent.



Hubert, le molosse de Wilhem, avait fini par céder au sommeil. Son maître, quant à lui, commençait à se sentir encore plus gêné par le froid que par la seule fatigue de la journée. Il fit une nouvelle ronde pour tenter de se réchauffer. Un très grand calme s’était installé. Au début de sa veille, les bois étaient sans cesse troublés par le passage d’animaux divers qui faisaient dresser la truffe à Hubert ; une laie accompagnée de ses marcassins était venue renifler le campement avant de s’éloigner prudemment. À présent, Wilhem n’entendait plus que le vent dans les feuilles.

S’en retournant silencieusement auprès de ses compagnons endormis, il remarqua une forme sombre qui l’intrigua. Il resta immobile sans cesser de la fixer. Appuyé à un gros arbre, un homme observait les dormeurs. Wilhem ne pouvait distinguer son visage, masqué par l’obscurité.

Voyant l'ombre qui les observait, Wilhem se demanda dans un premier temps si son esprit ne lui jouait pas des tours, du fait de la fatigue. Après s'être frotté les yeux pour tenter d'y voir plus clair, il comprit que l'individu était bien là, à les regarder, lui et ses compagnons, dans la profondeur de la nuit.
Wilhem s'approcha d'Armand, juste assez pour pouvoir l'interpeller d'un murmure:

"Sire Armand, nous sommes épiés. Le tronc, en face, un homme. Arrivez-vous à le distinguer mieux que moi?"

Ce faisant, il se pencha près du feu mourant pour y tendre une vieille branche qu'il s'apprêtait à transformer en torche, dans le but de découvrir l'identité de leur "compagnon". De sa main libre, il resserra le manche de sa masse comme pour s'assurer de sa présence. Au contact du renfort métallique, il sentit le froid irriguer tout sont bras et finir en un frisson qui lui parcouru l'échine. S'il le fallait, il était prêt à en découdre!

Armand ne répondit pas un mot mais se mit à fixer la silhouette sombre du guetteur tapi derrière son arbre, presque invisible de là où il se trouvait. Le jeune chevalier approcha la main de son épée, puis se ravisa. En faisant le moins de gestes possible, il étendit le bras jusqu’au dormeur le plus proche, qui s’avéra être Din, et le secoua doucement pour lui donner l’éveil. Le Tiléen, émergeant sans doute d’un rêve, murmura quelque chose à propos de gnocchis, mais se tut dès qu’il croisa le regard inquiet d’Armand. La lueur pâle de la lune tombait en plein sur eux, ce qui leur permettait de communiquer par coups d’œil et signes de tête discrets. Din ne tarda pas à comprendre la situation.

Il fallait agir vite. L’homme n’allait sans doute pas s’éterniser ici, à présent qu’il les avait repérés et dénombrés. Les trois compagnons, d’un commun accord, posèrent la main sur leur arme. Din et Armand commencèrent de se redresser avec lenteur, se préparant à bondir sur l’espion.

Hélas, ce manège ne passa pas inaperçu. Il y eut un mouvement dans l’obscurité des arbres, et ils virent soudain une silhouette humaine détaler dans la neige. Armand étouffa un juron.

« Après lui, vite ! » fit-il aux deux autres.

Wilhem se précipita à sa poursuite, bientôt devancé par son molosse, et Din sur les talons. En quelques enjambées, le chien s’était rué sur le guetteur et lui avait mordu la cuisse, lui arrachant un gémissement de douleur. La panique lui donnant sans doute des forces, il parvint cependant à repousser l’animal, qu’il envoya heurter une racine, et se remit à courir tant bien que mal.

Armand ne resta que quelques secondes en arrière, le temps de réveiller Brionne.

« Un homme s’est approché du camp. » lui dit-il en hâte. « Nous le prenons en chasse. Donnez l’éveil aux autres et soyez sur vos gardes. »

Brionne avait à peine eu le temps de saisir ses paroles qu’Armand courait déjà ventre à terre dans la neige, puis disparaissait dans la pénombre des bois.

Le vieux maître d’armes se leva, les paupières encore lourdes d’avoir si peu dormi après une si rude chevauchée. La nuit était claire autour de lui grâce à la lune presque pleine en cette période de l’année. Tout paraissait tranquille, et cependant quelque chose n’allait pas. Peut-être se faisait-il des idées après ce réveil en sursaut et la découverte de cet homme aux aguets, mais Brionne aurait juré qu’il entendait, à quelque distance de là, des pas dans la neige.

« Qu’il aille… se faire pendre… » cracha Armand, à bout de souffle, les mains appuyées sur les genoux. « Nous… l’avons… perdu. »

À force de zigzaguer entre les arbres, l’homme avait fini par les semer. Le froid les prenait à la gorge, et ils n’avaient pas été capables de tenir la course ; Wilhem et Armand, surtout, fatigués par leur veille, n’en menaient pas large.



« Je ne comprends pas comment il a pu nous filer ainsi entre les doigts, blessé comme il était. » fit le chevalier errant. « Il aurait fallu un cheval pour le rattraper. Mais le temps d’en seller un, nous l’aurions perdu de vue. »

Armand n’avait pas achevé sa phrase que le regard de Din fut attiré par une forme étrange sur la neige éclairée par la lune. Il comprit en s’approchant qu’il s’agissait de taches de sang. D’autres apparaissaient quelques pas plus loin. Il avait retrouvé la piste.

« Que faisons-nous ? » demanda Armand lorsque Din leur eut montré les traces. « Nous avons une chance de le reprendre si sa blessure l’a forcé à s’arrêter, comme je le pense. Ou vaut-il mieux nous en retourner vers le campement ? »


(IYAQCDPDLDDG revient enfin ! Bon retour en Gasconnie à mes valeureux joueurs. )

"J'aurais envie de le suivre, mais il me semble plus prudent de retourner au campement. Si nous nous éloignons trop, nous pourrions nous perdre !"

bédieu ! Se dressant sur son séant, Brionne ne pu retenir un gémissement de douleur : la froidure, la dureté de sa couche et maintenant le réveil brutal : tout concourait à embraser ses vieilles douleurs.
Chassant de son esprit ses cauchemars embrumés, peuplés d'êtres culinaires et improbables, il tira doucement son long poignard. Il ne voulait sortir son épée, arme trop peu usitée par les prêtres de Morr. Si le froid avait un effet dévastateur sur ses douleurs, il sut aussi l'éveiller promptement. Ce bruit de pas dans la neige : était-ce un écho lointain de son rêve ou un nouveau danger qui approchait ?
Il se sentait bien incapable d'apporter une réponse sure. Seul l'expérience de Marius le pouvait. Moitié rampant, moitié roulant dans la neige, il s'approcha de leur guide pour chuchoter à son oneille :
- Sieur herrimault, sieur herrimault, éveillez-vous promptement : grand péril nous guette !

« Hmmf ? De la phynance ? »

Le herrimault était plus difficile à éveiller que prévu, perdu qu’il était dans quelque songe de rapines et brigandage. Ce fut Onésime, tiré de sa couche par l’agitation, qui l’arracha définitivement au sommeil en menaçant de lui verser une outre d’eau glacée dans le col ; le gnome était assez peu magnanime au réveil.

La troupe se mit tant bien que mal sur le pied de guerre. Leustant tira du fourreau son épée qu’il dissimula sous sa robe noire de moine, pendant que Beppe sellait et harnachait en toute hâte les chevaux. Onésime, quoiqu’il se sût piètre combattant, avait en main son poignard à large lame. Quand chacun fut paré et que tout bruit eut cessé dans la clairière, Marius tendit l’oneille de son mieux.



« Je dirais qu’ils sont une vingtaine au bas mot. » souffla bientôt le herrimault. « Ils viennent de l’est, du côté de ce sentier, là-bas. Je crois qu’ils tentent de nous encercler. »

« On nous a bien prév’nu qu’de sales foutus marauds hantaient c’te route. » grogna Onésime. « On a p’t’êt’ une chance qu’y nous laissent aller si on leur promet une rançon. Mais bien sûr, faudrait leur laisser un otage, et j’aim’rais mieux qu’ça soit un aut’ que moi. »

« Ils pourraient bien se contenter de nos chevaux. » rétorqua Leustant. « Pensez, huit bons palefrois ou destriers en une nuit ! Non, il faut choisir entre nous escamper tout de suite ou combattre dans quelques instants. Quel est votre avis, maître Brionne ? »

Avant que le héraut ait pu répondre, un puissant aboiement retentit à quelque distance de là.

Armand inclina le chef en entendant la réponse de Din. Le jeune sire semblait durement contrarié, mais pas au point d’ignorer le bon sens de ses paroles.

« C’est ce que je crains moi aussi. » fit-il. « Alors tant pis pour cet espion de malheur, et puisse-t-il périr s’il n’est déjà mort. Mais hâtons-nous de rejoindre nos compains. Il y a gros à parier que ce guetteur n’était pas seul de son engeance dans les parages ; ou je me trompe fort, ou nous sommes déjà repérés, et par des compères qui sans doute ne nous veulent aucun bien. Sitôt rentrés, il nous faudra lever le camp avec armes et chevaux, et au plus vite. »

Tâchant d’ignorer leur fatigue, les trois hommes revinrent sur leur pas à grandes enjambées.



Loin devant eux, la lune de Morr, la plus sinistre des deux lunes, perçait l’enchevêtrement des arbres. Comme sa jumelle, elle était presque pleine et bien visible, signe que le Nouvel An approchait.

Tout soudain, Hubert, le mâtin de Wilhem, s’arrêta la truffe en l’air. Ne tenant pas à donner tête baissée dans une embûche tendue devant eux, les compagnons durent se résoudre à faire halte eux aussi. L’épée tirée, ils scrutaient l’obscurité des bois tout à l’entour.

Par un grand aboiement qui, bien malgré eux, les fit tous sursauter, le molosse donna le signal de la mêlée. Une silhouette, puis deux, puis trois se dressèrent dans un fourré où elles attendaient à plat ventre et leur coururent sus les armes à la main. Le chien avait gâté leur surprise : les trois compagnons étaient prêts à les recevoir. Le choc ne se fit pas attendre.



Les créatures qui les assaillaient défiaient l’entendement. Gueule de chien, cornes de chèvre et une démarche horriblement humaine : il s’agissait de mutants de la pire espèce, des hommes-bêtes acquis dès la naissance aux Dieux Sombres, et qu’accompagnait par surcroît la plus immonde puanteur. Le premier d’entre eux balança sa lourde hache pour faire place nette devant lui, manquant de désarmer Wilhem -et d’éventrer l'un de ses compagnons cornus par la même occasion. Armand détourna une masse gauchement maniée et repoussa le monstre qui la tenait en lui meurtrissant l’avant-bras. Le troisième homme-bête se rua sur Din, la hache levée.


(Hors RP : Dans la mesure où vous voilà confrontés à la lie du Vieux Monde, dégénérée autant qu’innombrable, vous pouvez à partir de maintenant décider vous-mêmes de l’issue de vos combats. Laissez parler vos instincts homicides (mutanticides, disons) : à vous de juger si votre perso parvient à vaincre son adversaire, voire s’il arrive à en expédier un ou deux de plus dans la foulée, ou s’il doit reculer. Je jugerai quant à moi de la réaction de l’ennemi, s’il fuit ou tient bon. )

Le sixième sens de Din ne l'avait pas trompé : au prochain matin, le ciel sera rouge, "car beaucoup de sang a dû couler cette nuit"...

Remerciant silencieusement le brave chien de leur avoir évité une désagréable surprise, Din serra les gardes de sa rapière et de sa dague. Ce qui courait vers lui n'était pas de l'orque, mais il se dit que cela revenait au même, et tout en préparant sa défense, il dédia ce combat à sa soeur bien-aimée.

Jugeant rapidement que l'ennemi n'était pas un exemple d'agilité, mais qu'il avait pour lui la force brute d'une attaque bestiale, Din décida de tenter une feinte : au moment où la bête allait faire tomber sur lui sa hache, le Tiléen bondit sur le côté en tournoyant sur lui-même. Le rejeton du Chaos abattit donc sa hache dans le vide, tandis que Din lui porta simultanément un coup à la gorge et dans le flanc.

Aussitôt son coup porté, Din entreprit de retirer ses armes plantées dans le corps de l'horreur poilue et de se mettre en garde, soit pour parer une nouvelle attaque de la bête, si elle vait survécu, soit pour venir prestement en aide à ses compagnons...

(Hors RP : je ne sais pas si c'est cela que veut notre maître de jeu bien aimé... Si j'ai tout faux, mes oneilles sont à vous)

Brionne avait violemment sursauté lorsque l'aboiement d'Hubert, le molosse du sieur de Gasconnie, avait déchiré le silence. Maintenant les bruits d'estourmie qui avaient succédé ne laissaient aucun doute : le combat avait commencé !

- Bénie soit la Dame, ce sont nos amis qui se battent céans. Brisons là et courrons à l'ennemi. Seigneur Leustant, la première place vous revient, je vous suis à une toise, taillons un chemin de sang pour rejoindre nos compaings. Beppe surveillera les chevaux, Marius et Onésime garderont nos arrières.
... Brionne nota avec déplaisir le regard égrillard du gnome, il haussa les épaules et tira résolument son épée du fourreau.
Comme deux ombres, les ferreors s'avancèrent dans le sous-bois. Ayant pris soin de détourner son regard du feu mourant, et aidé par la luminosité de la neige, Brionne distingua bientôt quatre formes humanoïdes devant eux. L'ennemi n'avait pas eu le temps de terminer son encerclement. Les quatre monstruosités semblaient se diriger vers les bruits d'estour et les aboiements furieux, émaillés d'éclats de voix du signor Din : "Stronzo, vai a cagare..."
La messe fut vite dite : leustant passa son épée au travers du corps d'une première engeance à tête de grenouille tandis que Brionne, d'un revers de l'épée, décapita proprement son voisin, un semblant d'homme qui brassait l'air de ses quatre bras ornés de griffes. Les deux suppôts restants eurent le temps de se mettre en garde, levant de terribles armes d'hast peu adaptées à cet environnement de branches et de buissons touffus. En peu de temps il gisaient, comme leur compères, au milieu d'une mare de sang s'élargissant sur la neige.

Brionne reprenait son souffle, appuyé sur sa fidèle épée. Leustant s'enfonçait déjà dans les buissons.

Sitôt le dernier homme-bête tombé, un silence de mort s’abattit sur les bois que seuls troublaient les pas de Leustant dans les fourrés. Le jeune sire de Castagne ne tarda pas à rebrousser chemin, haussant les épaules à l’attention de ses compagnons : on ne distinguait rien de plus inquiétant à l’entour que de la neige et des arbres.



« Il ne peut pourtant s’agir d’une attaque isolée. » murmura Armand. « Ces créatures n’auraient jamais dû oser s’en prendre à nous, quand bien même elles eussent été deux fois plus nombreuses. »

« Inutile alors de traîner ici, » commença Leustant, « mieux vaudrait… »

Mais il fut coupé par un hennissement furieux.

Sans perdre un instant, car la situation n’était que trop claire, tous se précipitèrent vers le campement en enjambant les affreux cadavres qui gisaient effondrés dans une neige sanglante.

Din fut le premier à parvenir dans la clairière, l’arme toujours au poing, bientôt suivi par Brionne, Armand et le reste de la troupe. Ils avaient pris un grand risque en s’éloignant du camp, et frôlaient à présent le désastre. La plus grande confusion régnait.



La malheureuse monture d’Armand avait été terrassée et hennissait à fendre l’âme, assaillie par deux silhouettes sombres qui tentaient de la mettre en pièces toute vivante de leurs larges haches. Les autres chevaux fuyaient en tous sens, au risque de se perdre dans les bois. Beppe était déjà à terre, le front en sang, et un énorme homme-bête s’était mis en devoir de le piétiner à coups de sabots. Marius, resté en arrière avec Onésime, avait eu le temps d’encocher une flèche et la lui tira en plein dans la gorge, évitant à l’écuyer du signor Din de finir les côtes brisées. Le gnome avait quant à lui tiré son coutelas mais se préoccupait moins de combattre que de ne pas se faire écraser par un destrier paniqué.

Armand cracha un juron en contemplant ce chaos. Les rejetons des Dieux Sombres avaient manifestement saisi la première occasion pour frapper au point le plus vulnérable : les chevaux de la troupe. Brionne, Din et leurs compagnons firent de leur mieux pour se regrouper au milieu de la clairière. Marius traîna Beppe inconscient auprès d’eux. Les hommes-bêtes qui encerclaient à présent le camp cessèrent bientôt de pourchasser les chevaux et reportèrent leur attention sur eux. Ils semblaient cependant hésiter, ou du moins avoir besoin d’un peu de temps pour rassembler leur courage. Puis l’un d’entre brandit une épée rouillée en glapissant des paroles incompréhensibles, et la mêlée reprit de plus belle.



Pendant que sa propre monture achevait d’agoniser, Armand se jeta sur la bride du premier animal à passer à sa portée, parvint tant bien que mal à le maîtriser puis sauta sur son dos. Il lança le cheval sur une créature à face de dogue et la cloua au sol, puis décrivit un grand arc de son épée pour fendre le crâne d’un autre homme-bête, mais manqua son coup ; les chevaux avaient été dessellés pour la nuit, et le jeune chevalier, peu habitué à monter à cru, n’était guère à son aise.

Leustant et Wilhem faisaient de leur mieux pour maintenir les mutants à distance pendant que Marius leur décochait quelques traits bien sentis. Mais malgré leur vigueur, la troupe hurlante prenait peu à peu l’avantage par le seul poids du nombre. Des renforts leurs parvenaient sans cesse, surgis de l’obscurité.

Din et Brionne ferraillaient une fois de plus côte à côte, et leurs talents de bretteurs étaient mis à rude épreuve. Le sang commençait à leur battre aux tempes, et le froid n’arrangeait pas les choses. À la difficulté de combattre un ennemi nettement plus nombreux s’ajoutait celle de protéger Beppe, toujours sans connaissance, et Onésime. Le gnome n’avait rien d’un combattant, quoiqu’il fût leste et agile, assez pour esquiver les coups les plus maladroits. Din venait de percer la poitrine d’un homme à tête d’oiseau quand il vit Armand en fâcheuse posture, pris à parti par deux mutants qui lui agrippaient les jambes pour le jeter à bas de sa monture. Il se porta à sa rescousse et passa sa lame au travers de l’un d’eux alors qu’Armand se débarrassait à grand peine de l’autre. Il fit un pas pour retourner auprès de Brionne, Beppe et Onésime, mais deux hommes-bêtes de haute stature se dressèrent entre eux.

Brionne se retrouvait seul pour défendre un homme inconscient et un gnome. Il meurtrit un mutant d’un coup de taille en pleine figure et les autres reculèrent. Tous sauf un : un grand homme-bouc qui aurait dépassé les deux mètres s’il ne s’était pas tenu si voûté.



Il leva sa masse et l’abattit avec une vitesse inattendue qui prit de court le héraut, et faillit même lui être fatale. Brionne esquiva ce coup, puis le second, mais ne put éviter complètement le troisième : la hampe de bois de la masse lui heurta le front si rudement qu’il tomba à genoux, soutenu par un Onésime qui tremblait à présent sur ses courtes pattes. L’homme-bête éclata d’un rire rauque et fit signe à ses suivants de ne pas intervenir. Comme dans une parodie de duel chevaleresque, il attendait que son adversaire se relève pour continuer le combat…

"Accidenti ar tegame di tu mà !", gronda Din en serrant les poings sur les gardes de ses armes.

Déjà éprouvé par les combats précédents, il allait devoir affronter deux de ces créatures pour pouvoir porter secours à Brionne et Onésime. La tâche allait s'avérer difficile.
"Marius, faites quelque chose pour Brionne et Onésime ! Armand, à moi !", cria-t-il en s'avançant vers les deux hommes-bêtes. Son intention était de ferrailler tout en s'approchant de Brionne. Il allait devoir développer sa meilleure escrime...

Tâchant donc de tenir à distance les deux êtres qui campaient devant lui, il entreprit de se déplacer, lentement, en tournant, ce qui lui permettait également de reprendre un peu son souffle.
Visiblement, les deux créatures eurent du mal à comprendre ce que faisait le Tiléen, et Din profita de leur manque de réactivité pour bondir soudainement et courir vers Brionne, afin de tenter de s'interposer entre lui et l'homme-bouc.

Corne et tonnerre ! A genoux ! Brionne était à genoux. Il baissa la tête. Une goutte de sang glissa sur sa tempe et éclata sur la neige en étoile écarlate. Lentement une vague de froidure l'envahit : du désespoir !
La force du colosse face à lui était phénoménale. S'il se dressait maintenant, la masse achèverait d'un coup ce qu'elle avait si bien commencée. Il fut tenté de le faire par bravade. En sachant à quoi il s'exposait. Comme un ultime pied de nez.
Soudain un bruit derrière son épaule gauche éloigna ces pensées suicidaires. Son compagnon d'épée, le signor Din della Spada Sacra semblait prendre tous les risques pour lui venir en aide. Le courage de son compagnon cingla Brionne comme un coup de fouet. Il leva la tête, jetant un regard implorant à la bête qui lui faisait face. Cependant il fit pivoter son épée pour la présenter, poignée en avant vers son adversaire.
Même une brute assoiffée de sang comme l'homme bête devait comprendre qu'il demandait grâce. Au moment ou le regard porcin se mettait à luire d'une lueur d'intense jubilation, Brionne déclencha son attaque. Il projeta le pommeau de son épée vers le groin de l'homme bouc tandis que son corps se détendait comme un ressort. Son long poignard passa comme par magie à main gauche tandis qu'il pivotait vers sa droite, bondissant au corps à corps. Certe, son adversaire était puissant mais sa cautèle, aidée d'une bonne lame et de sa rapidité, pouvait en venir à bout. Si seulement il arrivait à planter sa lame dans la jugulaire qui palpitait sous le cuir ...

La ruse de Brionne avait pris. L’homme-bouc s’était laissé piéger par le vieux maître d’armes au point de rester presque sans réaction devant son attaque soudaine. Lorsqu’enfin il parvint à se ressaisir, un rude corps-à-corps était déjà en train de s’engager. Le poignard en main, Brionne essayait désespérément de mettre fin au plus vite à la lutte, avant que son adversaire ait le temps de tirer parti de sa force. L’homme-bête lâcha sa masse d’armes devenue inutile et continua la lutte à mains nues ; s’il parvenait à saisir Brionne entre ses bras noueux où à refermer ses poings sur sa gorge, c’en était fait du héraut.

À quelques pas de là, Din s’empressait de rejoindre son compagnon, conscient qu’un retard pouvait signer sa perte. Sans même s’arrêter, il érafla la face d’un homme-bête qui tentait de lui barrer la voie et l’envoya au sol. Mais un autre s’interposa et se mit à ferrailler avec lui, privant Brionne de tout secours.



Brionne sentit soudain une main velue enserrer son poignet droit avec une telle force qu’il lâcha malgré lui son épée sous la douleur des griffes qui s’enfonçaient dans sa chair. Le museau ensanglanté de l’homme-bouc touchait presque le front de Brionne qui retint son souffle tant l’haleine du monstre était infâme. Il retroussait les lèvres dans ce qui aurait pu passer pour un sourire moqueur. Dans un dernier effort, le héraut dégagea sa main gauche, qui tenait toujours fermement son poignard, et frappa au jugé.

Le rictus de la bête se figea et l’étreinte de sa main se desserra imperceptiblement alors qu’un sang tiède et poisseux commençait à couler sur la main gauche de Brionne, crispée sur le manche de son arme. Le mutant fut d’un coup secoué d’une terrible convulsion qui envoya le héraut à terre, à demi étourdi par le combat. La lutte avait été si rude qu’il fut aveuglé l’espace d’un instant et vit une nuée de lueurs danser devant ses yeux. Se faisant violence, il tâtonna dans la neige pour reprendre son épée et se releva tant bien que mal, prêt à donner le coup de grâce. Mais quand la vue lui revint tout à fait, ce fut pour lui offrir le spectacle de l’homme-bouc gisant immobile, le poignard toujours planté dans la gorge.

Din, qui avait finit par expédier son adversaire, se rapprocha de Brionne pour le soutenir. Il leur fallut un instant pour réaliser que les hommes-bêtes reculaient lentement. Tout combat avait cessé dans la clairière. Armand et les autres, sans quitter l’ennemi des yeux, rejoignirent Din et Brionne. Beppe revenait lentement à lui. Autour d’eux, la bande de mutants dépenaillés semblait indécise, ébranlée par la mort du grand homme-bouc. Un bruit de sabots soudain brisa le silence et un cavalier pénétra dans la clairière. Il ne s’agissait peut-être pas d’un homme-bête, mais sa sihouette semblait trop difforme pour être tout à fait humaine.

« Alors, tas de poils miteux, » cracha le nouveau venu avec un accent gasconnien à la limite du patois, « quel foutu peigne-cul commande votre troupe, maintenant ? »

Pour toute réponse, après que quelques-uns des plus massifs hommes-bêtes eurent échangés des regards discrets mais menaçants, une créature à face de molosse s’avança.



« À la bonne heure ! » s’amusa le cavalier, qui fit avancer son cheval vers Din, Brionne, Armand et leurs compagnons.

La lumière de la lune tombait à présent sur l’inconnu. Marius ne put retenir un murmure étouffé à cette vue.

« Quatrezoneilles ! »



Authentiquement hideux, vêtu d’une vieille brigandine élimée, la poitrine ornée d’un collier d’oneilles coupées, le bandit contre lequel tous les avaient mis en garde, depuis l'abbé Rostang jusqu'au sire Harland, les toisait avec un sourire torve.

« Ohé, mes agneaux, bienvenue aux bois de Sombrefeuille ! » fit le brigand sur un ton de bonimenteur de foire. « Sûr que vous avez entendu causer de moi. Z’avez l’honneur de voir devant vous le grand Quatrezoneilles soi-même, maître et seigneur de la forêt. Z’aimez l’accueil ? Vous m’eng avez tout l’air ! Vous avez bieng esquiché ces pauvres bons à rieng de cornus, mes couillons, mais y faut une fing à tout. Puisque vous avez montré comme vous eng aviez entre vos cuisses, je serai généreux : rendez-vous bieng gentiment, et je vous fais la promesse qu’ung d’entre vous aura la vie sauve, et ung cheval pour aller oùsqu’y voudra. Parole de maraud ! »

« Une offre alléchante. », ne put s’empêcher de souffler Onésime.

Armand et les siens tachèrent d’évaluer à tout vitesse la situation. Quoiqu’il fût difficile d’en être sûr, la bande qui les entourait semblait compter trente combattants sans plus, et fort échaudés par la mort de leur chef. Mais les compagnons n’en étaient pas moins encerclés, venaient de livrer un rude combat et leurs chevaux avaient été dispersés à l’exception de celui d’Armand. La voie de la négociation et celle de la bataille paraissaient aussi incertaines l'une que l'autre.

Le visage grave (c'est à dire sans sourire, BaronPaBis !), Brionne leva son épée devant le visage pour saluer son ami Din : Grazie mille, amico schermidore !
Il se tourna lentement vers le nouvel arrivant, le jaugeant du regard :
- Nous sommes au regret de devoir décliner votre offre, quelque généreuse qu'elle puisse être : nous avons traversé mille périls pour arriver jusque ici, nous ne pouvons partir que compaings. Votre nom comme votre réputation sont parvenus à nos oneilles et c'est un honneur de converser avec vous, mais qu'est-ce qui vous donne à penser que nous pourrions nous rendre sans combattre ?
Certes, vos ouailles nous ont un peu malmené : par ma faute, nous étions quelque peu dispersés. Mais le mal est désormais réparé, nous sommes de nouveau épaule contre épaule, prêts à rendre coup pour coup. Croyez que nous vendrons chèrement nos misérables peaux. Ce grand bouc qui commandait sa malemaisnie est là pour le dire.
Ce disant, Brionne donna négligemment un coup de pied dans le cadavre qui raidissait à ses pieds
- Je n'ai pas même une clicaille de cuivre à bailler en échange du passage : seulement du bon achier et des coups à foison. Pourquoi ne pas briser là et rentrer chacun en nos pénates ? Nous sommes tous fort vifs, sans nulle envie de finir comme notre ami cornu !
Brionne tenait fermement ses lames devant lui, tentant de dissimuler la douleur lancinante qui lui sciait le poignet : s'il devait y avoir un nouveau duel, il doutait de pouvoir tenir plus d'une ou deux passes d'arme ...

"Signor con tanti orecchi", lança Din, "nous ne sommes pas venus vous chercher des noises. Et si notre présence en ces lieux vous importune, croyez bien que nous n'avons qu'une hâte : c'est de nous en aller d'ici. Si vous voulez nous en empêcher, le ciel sera rouge demain car beaucoup de sang aura coulé cette nuit. En d'autres termes, pour ma part, je ne prêterai point d'oreille, pardon, d'oneille, à votre méchante proposition."

(Ça commençait à faire vraiment longtemps que je ne m’étais pas occupé du RP ; mes journées ont été un peu chargées, ces derniers temps. Promis, vous n’aurez pas à attendre autant mon prochain post. )


« Vous me fendez le cœur. », fit Quatrezoneilles en secouant la tête, faisant mine d’être sincèrement attristé par la réponse qui lui était faite. « J’aurais tenu ma promesse, vous savez ? Enfing, si vous préférez tous y passer, c’est vous que ça regarde, heing… »

Il lança quelques mots en patois gasconnien à la troupe qui le suivait ; ils n’eurent pas besoin de la traduction de Marius pour comprendre qu’il ordonnait de reprendre le combat. Ici et là, les hommes-bêtes qui avaient attaqué le camp marchaient derechef vers Din, Brionne et leurs compagnons, soutenus cette fois-ci par les coupe-jarrets de Quatrezoneilles. Les bandits étaient plus manifestement humains que les hommes-bêtes, mais la plupart étaient affligés de disgrâces physiques, voire d’authentiques mutations. Lorsqu’un paysan était frappé d’une telle malédiction, il n’avait d’autre choix que de fuir son village ; c’était ainsi que des bandes comme celle-ci se formaient.



Pendant que Quatrezoneilles négociait à sa façon très personnelle avec Brionne et Din, ses hommes en avaient profité pour les encercler complètement. Ils avaient aussi fait main basse sur les chevaux de la troupe, que quelques-uns des brigands retenaient à l’écart pendant que leurs compagnons s’apprêtaient à régler leur affaire aux prétendus prêtres.

« Je me demande ce que messire Morr pensera de nous quand il nous verra arriver ainsi vêtus. » murmura Armand en se couvrant le corps de son écu.

Le combat ne se fit guère attendre. Bientôt, chacun eut à défendre sa peau contre plusieurs adversaires à l’hygiène corporelle douteuse. Onésime fut le premier à céder ; incapable de faire face à des combattants mesurant deux fois sa taille, il fut promptement désarmé et traîné dans la neige à l’écart de ses compagnons, à demi assommé par une massue. Il ne dut un petit sursis d’existence qu’à l’épée de Brionne, qui perça la gorge du mutant qui tentait d’achever le malheureux gnome. Armand, le seul encore monté, faisait de son mieux pour semer la panique parmi les hommes-bêtes en lançant son destrier sur eux ; mais malgré quelques crânes fracassés et côtes enfoncées par les sabots de l’animal, le jeune chevalier errant fut bientôt jeté à terre. Din et Leustant se précipitèrent à son secours. Beppe voulut faire de même, mais un homme-bête le désarma d’un coup de bouclier et se mit en devoir de lui séparer tête et cou de sa hache rouillée. Beppe esquiva un premier coup, mais le second lui entailla cruellement l’épaule gauche, au point de l’envoyer au sol, hors de combat.



La valeur aux armes était devenue inutile. À son tour, Wilhem fut terrassé, le front en sang, et Marius manqua de perdre quelques doigts quand une épée ébréchée lui frappa la main de plein fouet. Il ne s’agissait plus que de combattre jusqu’à ce que vienne la mort, en espérant encore que les bandits de Quatrezoneilles et leurs alliés hommes-bêtes cèderaient avant eux. Din s’en était pris au monstre à tête de loup qui avait blessé Beppe et tous deux échangeaient à présent des coups terribles. Le Tiléen, tout bon bretteur qu’il fût, commençait à sentir sa main se faire moins leste sous l’effet de la fatigue. Lorsqu’un second homme-bête vint prêter main-forte au premier, il ne fut pas assez rapide : un coup de vouge dirigé vers ses jambes le fit trébucher. Dans la panique de l’instant, il saisit le nouvel arrivant à bras le corps, l’entraîna dans sa chute et parvint à lui percer l’estomac de sa lame. Mais alors qu’il n’avait pas encore retiré son épée du cadavre, il rencontra le regard de l’homme-loup, la hache brandie. Incapable de se protéger à temps contre un tel coup, Din fut comme paralysé ; immobile, il attendit que la hache s’abatte sur sa nuque. Mais rien ne vint.

Lorsqu’il leva de nouveau les yeux, il vit le corps de l’homme-loup chancelant devant lui, la tête proprement tranchée au ras des épaules. À quelques pas de lui se tenait un cavalier enveloppé dans une grande cape de voyage, une épée sanglante à la main. Tout autour de lui, les combattants hésitaient. Les hommes-bêtes, surtout, semblaient avoir une peur incontrôlable de l’inconnu, et certains commençaient à refluer en désordre, accordant un bref répit à Brionne, Armand et leurs compagnons. Mais bientôt la voix rageuse de Quatrezoneilles résonnait à nouveau dans la clairière pour ordonner à sa troupe d’attaquer de plus belle.

Au clair de lune, Din reconnut le visage du nouveau venu, à demi masqué par un capuchon : ces cheveux gris et cette barbe broussailleuse étaient ceux du cavalier qui était déjà venu au secours de Marius et de lui-même voilà plusieurs jours, lors de l’embuscade des gobelins.

Il fallut un long moment à Din pour revenir de sa stupeur, lui qui était convaincu que le chevalier en question était mort lors de leur dernière entrevue.
Il restait là, haletant, fixant le chevalier du regard...

Puis, il se ressaisit. Il était évident que l'homme n'allait pas mettre en déroute toute une bande à lui tout seul. Quoique...
Sentant revenir ses forces, Din se remit sur pied et cria

"Ahaaa ! ce n'est pas fini ! Demain, le ciel sera rouge car beaucoup de sang aura encore coulé cette nuit !"

Il se jeta dans la mêlée, droit vers Beppe dont il voulait assurer le salut...

L'intervention du mystérieux chevalier jeta le trouble parmi les hommes bêtes. L'adversaire de Brionne détourna un instant son regard de la lame d'acier. Erreur fatale ! Comme portée par une vie propre l'épée vola vers sa gorge. Brionne ne perdit pas de temps à contempler son adversaire qui agonisait, tentant d’arrêter de ses deux pattes le sang qui s'échappait à flots.
Une trouée dans la mêlée lui fit apercevoir quatrezoneille qui s’époumonait, tentant de motiver à nouveau ses troupes. Sans plus réfléchir, Brionne s'engouffra dans l'espace entre les combattants. L'ivresse du combat le possédait maintenant et l'arrivée de ce nouvel allié lui redonnait un sursaut d'énergie. Encore à moitié mort de fatigue il y a seulement un instant, il se proposait céant de jeter ses dernières forces contre le chef des brigands. S'il ne pouvait en avoir raison, il éviterait au moins de le voir rameuter ses ouailles. L'heure n'était plus aux finasseries : il lui fallait accraser, meshaigner, férir pour finalement occire ou être occis. Un déluge de coup allait tomber sur les épaules de quatrezoneilles !

Pour les deux camps, c’était l’heure de vérité. Alors que Din et Brionne se jetaient à corps perdu dans la mêlée, d’un même élan, la bande de Quatrezoneille parvint à se ressaisir et à repartir à l’assaut. Le combat devint en quelques instants plus furieux que jamais ; l’arrivée du cavalier à la barbe grise, en plus de donner aux défenseurs une occasion de riposter, semait le trouble parmi les bandits et les hommes-bêtes : les uns fuyaient devant lui, les autres se le montraient du doigt et se hâtaient de l’assaillir. Pendant une poignée de minutes, la presse fut si confuse que Brionne et Din en vinrent à ne plus savoir où se trouvaient leurs compagnons ni s’ils étaient en vie.



Din fracassa le museau d’un mutant du pommeau de son arme et en perça un autre de part en part. Un bandit s’approcha de lui par la gauche, enjambant les cadavres encore chauds qui jonchaient la clairière, et lui porta un coup de fauchon que le Tiléen esquiva sans grande peine malgré sa fatigue, avant de lui rendre la politesse. Mais le coup fut arrêté par une solide brigandine. Le sourire narquois de l’homme s’évanouit cependant lorsqu’une lame lui traversa le jarret, maniée par un Onésime chancelant mais encore vif. Din abrégeait les souffrances du brigand lorsqu’il vit le cavalier inconnu qui se battait à quelques pas de là.

Leur allié inattendu semblait âgé mais vigoureux, et savait de toute évidence comment il convenait de se battre à cheval. Sa monture était si agressive qu’elle envoyait les assaillants à terre avant même qu’ils aient pu toucher le cavalier, si bien que ce dernier n’avait guère à se servir de son épée.

Au milieu de cette confusion, Brionne se frayait un chemin jusqu’au capitaine de la bande. L’arrivée du cavalier lui avait fourni une diversion suffisante pour parvenir à lui, du moins s’il ne perdait pas un instant. Quatrezoneilles et l’homme de main qui tenait son cheval par la bride ne le virent qu’au tout dernier moment, alors qu’il rassemblait ses dernières forces pour empoigner le bandit à la taille et l’arracher à sa selle. Ce fut plus dur que prévu. Quatrezoneilles était à demi bossu et courtaud, mais corpulent et tenace. Il éperonna tant sa monture pour échapper à Brionne qu’elle finit par ruer, manquant de leur briser les os à tous les deux en les jetant dans la neige. Dès que Brionne sut de nouveau où était le ciel et ou était le sol, il sauta sur ses pieds et vit que l’homme de main de Quatrezoneilles gisait la mâchoire fendue, victime du cheval de son maître. Quant à Quatrezoneilles lui-même, il se redressait péniblement. Il tira de son fourreau une bonne épée, prit une rondache à sa ceinture et s’en protégea la main gauche, puis s’avança lentement vers Brionne, le dos voûté mais la démarche sûre. Aussitôt que les fers se croisèrent, le héraut d’armes reconnu un rude combattant, dépourvu de grâce mais pas d’habileté. Quatrezoneilles ferraillait certes à la vieille escrime, sans finesse aucune, et Brionne aurait sans doute pu le maîtriser dans d’autres circonstances ; mais après une pareille bataille, la fatigue et la douleur qu’il éprouvait faisait de ce soudard un redoutable adversaire. Quatrezoneilles enchaîna de grands coups de taille qui éraflèrent le pourpoint de Brionne, lequel répondit par une botte savante dont le bandit se tira par une contorsion grotesque.

Le combat n’avait déjà que trop duré, et Brionne savait que le temps ne jouait pas en sa faveur. Quatrezoneilles, contrairement à lui, n’avait pas encore combattu, et de plus certains de ses bandits commençaient à accourir pour prêter main forte à leur capitaine. Le premier d’entre eux n’était plus qu’à une toise quand un grand coup d’épée le faucha ; le cavalier inconnu était venu à la rescousse de Brionne et empêchait quiconque d’approcher. Quatrezoneilles se laissa distraire un instant de trop par l’inconnu ; il voulut parer le coup de Brionne, mais trop tard. Le vieux maître d’armes avait déjà la pointe de son épée sur sa gorge. Brionne vit une affreuse panique rendre plus hideux encore le visage de Quatrezoneilles ; dans une dernière tentative désespérée pour sauver sa peau, il abattit son épée sur son adversaire.

La clairière était aussi silencieuse qu’au début de la nuit. Une lueur timide annonçait l’aube. Mais ce qui frappait surtout, c’était l’atroce odeur de mort qui flottait entre les arbres. La neige était devenue une boue sanglante jonchée de cadavres dont seuls quelques-uns semblaient vaguement humains.

Brionne serrait les dents sous l’effet de la douleur. Quatrezoneilles gisait dans la neige, une plaie béante lui déchirant la gorge. Mais son ultime coup d'épée avait porté ; Brionne avait eu le dernier doigt de la main droite tranché net. Après l’intervention du cavalier inconnu, la mort de leur chef avait porté le coup de grâce aux bandits et à leurs alliés hommes-bêtes, qui avaient vidé les lieux.

« Un bel exploit. » fit Armand qui s’approchait en boitillant. « Mais chèrement payé. »

« J’en sais qui ont payé plus cher leur première rencontre avec ce gaillard-là. »

Le cavalier à la barbe grise avait pris la parole pour la première fois. Il descendit de cheval et Brionne put distinguer son visage, quoique l’inconnu n’ait pas abaissé son capuchon élimé.



C’était le seul resté indemne. Beppe et Wilhem étaient les plus rudement blessés ; le premier ne pouvait plus marcher seul, le second était en péril de mort. Ils étaient cependant en vie, et avec la monture de Quatrezoneilles et celles qui avaient survécu à l’attaque, il leur restait une chance de quitter la forêt de Sombrefeuille en un seul morceau.

« Qui êtes-v… » commença Armand en s’adressant à l’inconnu.

« Un ami. » le coupa-t-il. « Ou du moins, un ennemi de cette engeance qui est éparpillée un peu partout sur le sol, là.»

Sans crier gare, il se mit à donner des coups d’épées dans les cadavres. Son manège sembla d’abord étrange, mais bientôt il poussa une exclamation de victoire : l’un des cadavres venait de reculer devant sa lame. Il l’empoigna et le jeta au milieu du cercle des rescapés. Din, Brionne que Leustant tâchait de panser, Armand et Onésime distinguèrent au clair de lune une misérable créature muette de terreur.



« J’ai quelque idée que ce bon compain aurait une foule de choses à nous révéler, si nous savions le mettre en confiance. » fit l’inconnu d’un ton doucereux.