[IYAQCDPDLDDG] Chapitre III

Bravement sire Beren s'en va-t-en Arabye.
Il ne craignoit poinct la morre, le brave sire Beren !
Il ne craignoit poinct du tout d'estre tué avecques supplyce.
Brave, brave, brave, brave sire Beren !

Il n'avoit la moyndre peur d'estre escrasé comme merdre
Ou d'avoir yeulx arrachés et coudes brysés,
D'avoir genoulx broyés ou d'estre en cendres réduyt,
Membres hachés et mutilés, brave sire Beren !

La teste enfoncée et le cœur tranché,
Le foie descoupé, la tripaille desbranchée,
Les narines violées, le cul carbonysé,
Le pén...

Mays alors le brave Beren, levant bien hault sa dextre,
Fit à son fydèle Eugène son doux chant cesser.
Assez pour ce jour, compain, tu continueras demayn !
Brave, brave, brave, brave sire Beren !

Un tonnerre d'applaudissement, de rires et de vivats retentit sous les voûtes sombres de la grande salle quand les ménestrels eurent achevé leur chanson.



La ballade qu’ils avaient choisie était un court extrait de l’une des œuvres les plus fameuses de l’ancien poète burlesque Eugène Plaisir, La Très-Héroïque et Récréative Geste de Sire Beren. Mainte fois reprise et remaniée, chantée depuis des siècles à travers le duché de Gasconnie tout entier, elle racontait avec verve et gaieté les mémorables exploits d’un lointain aïeul de la maison de La Tour lors des légendaires croisades en Arabie.

« C’est devenu l’un des hymnes des gens de la baronnie, » expliqua Philibert qui dégustait des rognons au vin de Quenelles, « avec Mon Vit dans une Boiste et La Chanson du Décervelage, qu’ils entonnent parfois avant l’assaut. »

Leustant et Wolfram faisaient ce soir-là leur meilleur repas depuis des mois. Après le sévère rationnement enduré entre les murailles de Massillargues et le pain de plus en plus rassis qui faisait leur ordinaire depuis leur départ, le festin de bienvenue que leur offrait le seigneur Arnaud avait pour eux quelque chose d’enchanteur.

Le maître du Puech était un fort brave et digne homme.



Sans doute n’avait-il pas la distinction d’un Bermond ou d’un Philibert, mais il était certes d’une loyauté parfaite. À peine avait-il su ce que son suzerain exigeait de lui qu’il avait fait mander ses vassaux et donné ordre que l’on s’apprête à chevaucher en grande hâte, d’ici deux jours au plus tard, vers le nord et la cité de Massillargues, dans l’espoir de briser le siège. Si tout se passait comme Arnaud et Philibert, en accord avec les volontés de Bermond, l’avaient prévu, l’ost d’Arnaud rejoindrait en chemin trois autres armées de moindre taille, menées par des nobles voisins, vassaux ou alliés.

Des rumeurs étaient bien auparavant parvenues au seigneur Arnaud selon lesquelles le siège était mis devant Massillargues, mais d’autres le démentaient, et aucune nouvelle sûre ne lui était encore arrivée. Il se préparait cependant à une chevauchée depuis déjà plusieurs semaines, ce qui faciliterait l’expédition le moment venu. Leustant et Wolfram étaient cordialement invités à y prendre vaillante part ; si l’ost du comte Albéric de Fontanes était défait, le titre de chevalier du Royaume leur était assuré à la fin de la campagne, sans parler de la récompense promise par Bermond.

Vassal d’une parfaite fidélité, Arnaud était en outre le plus attentionné des hôtes, et rien ne manquait à sa table. On servit d’abord force jambons, tripes frites, langues de bœuf fumées, andouilles et autres avant-coureurs de vin, puis vinrent venaisons, rôtis divers et viandes en sauce. Leustant et Wolfram, assis à la table d’Arnaud en compagnie de Philibert, furent repus bien avant que n’arrive le troisième service du festin, et légèrement gris quand vint le dessert.

Leustant s’éveilla la vessie douloureusement pleine. Il venait de faire un cauchemar véritablement atroce dans lequel le traître Urien et son complice Hugo lui trouaient la gidouille pour recueillir le vin dont il s’était abreuvé lors du festin. Un ronflement vigoureux de Wolfram l’avait tiré du sommeil.

Ses souvenirs de la soirée étaient assez embrouillés. Il se rappelait vaguement avoir vomi derrière une tapisserie, avoir conté fleurette (et peut-être même un peu plus) à une damoiselle (et peut-être même un peu plus), puis enfin avoir été conduit jusqu’à la chambre dans laquelle il se trouvait à présent, avec Wolfram pour compagnon. Philibert, eu égard à son rang, avait le privilège d’appartements plus luxueux.

Leustant se leva en silence, passa un manteau sur sa chemise et gagna le couloir, à la recherche des latrines.

Sa quête achevée et sa vessie soulagée, il se hâtait de rejoindre son lit douillet, quand il lui sembla entendre un bruit derrière lui. Il ne vit cependant rien quand il se retourna, pas même l’ombre d’un chevalier du Graal qui en aurait voulu à sa vertu. Sans doute son esprit était-il encore un peu embrumé par le vin. Il repartit d’un pas plus vif, pressé de se rendormir.

Alors qu’il traversait un étroit couloir, seulement éclairé par une torche rougeoyante, il passa devant un escalier. Jetant sans y penser un œil aux marches sombres à sa droite, il vit jaillir de la pénombre l’éclat d’une lame d’acier.

Une prompte retraite lui évita la décollation. L’épée qui lui voulait trancher le chef ne fendit que de l’air. Leustant, qui était malheureusement pour lui à peine dégrisé, tomba à la renverse sur les dalles de pierre glacées.

Devant lui, quatre hommes surgirent de l’escalier, armes en main, bloquant le couloir.

"A moi ! L'on m'assaille !" cria Leustant dans l'espoir d'être entendu et secouru, "Traîtres ! Le seigneur Arnaud vous fera couper les oneilles !"
Il tenta de ramper à reculons dans la direction opposée de ses agresseurs.

« Hardi, compains ! » cria l’un des hommes. « Et lui marchez sur les pieds ! »

Il se fit grande et horrifique ruée sur le malheureux sire de Castagne, qui rampait aussi vivement qu’il se pouvait. Avançant au jugé dans la pénombre, il faillit tomber tête la première dans un étroit escalier en colimaçon, mais s’arrêta à temps. L’instant d’après, il tombait pour de bon : l’un de ses poursuivants venait de trébucher sur lui et l’entraînait dans sa chute. Tous deux dévalèrent les marches et se retrouvèrent en bas de l’escalier, contus et meurtris.




Leustant n’eut pas plus à déplorer qu’une bonne secousse, mais l’autre atterrit face contre le sol, apparemment sonné. Alors que des pas hâtifs résonnaient dans l’escalier derrière lui, Leustant avisa l’épée de son assaillant sur les dalles. Il se trouvait dans un couloir du château qu’il ne connaissait pas ; pour échapper à ses poursuivants, il lui faudrait choisir au hasard de partir vers la gauche ou la droite, sans savoir où ses pas le mèneraient.

Le chevalier errant en chemise et manteau n'hésita pas à prendre l'épée de son adversaire assommé et à la lui passer au travers du corps pour être bien sûr qu'il ne se réveillerait pas. Les pas dans l'escalier se rapprochaient. Vite, il fallait faire un choix. Leustant décida de partir à dr... non à g... oh et puis non en fait à droite c'est très bien, le côté où sa main portait l'épée souillée du sang du traître.

S'il avait bien compté ses poursuivants, il en restait cinq... non, trois.

Leustant se mit à courir aussi vite que son état le lui permettait. Le vin du Puech passait mal, et il régnait un froid mordant en ces couloirs. Il ne tarda pas à entendre derrière lui les pas des cinq… des trois marauds restants. Ils n’avaient pas dû perdre beaucoup de temps à pleurer leur camarade au bas de l’escalier.

Alors qu’ils se rapprochaient inexorablement, trois hommes d’armes surgirent devant lui à un angle du couloir, lanterne à la main.




Ils jetèrent un regard quelque peu surpris à Leustant ; sans doute ne s’étaient-ils pas attendus à croiser un homme en chemise, une épée sanglante à la main, au cours de leur ronde de nuit.

« Faites excuses, messire, » commença l’un d’eux, « mais si que je peux vous demander, sans offense, qu’est-ce que c’est que vous avez le bong plaisir de faire là ?

Essoufflé, Leustant s'efforça de prendre un air un peu moins terrifié même si son cœur battait à tout rompre. Il se sentait néanmoins légèrement soulagé.

"Ah ! Morbleu, la Dame soit louée ! Vous cinq... euh trois, chargez-vous de ces vils félons qui me poursuivent ! Par le sainct prépuce de Gilles le Breton, ils ont tenté de m'assassiner par surprise alors que je revenais des latrines ! Ce n'est que par miracle que j'aie réussi à trouver une arme et à occire l'un d'eux."

« Ah, oui. » fit le garde en échangeant un regard avec ses compagnons. « Ong est-z-au courant. Bong, vous inquiétez pas, ong s’occupe de vous. Allez, mes couillons, coupez-lui les oneilles ! »

Leustant n’eut que le temps de se jeter en arrière quand le fer d’une vouge s’abattit sur lui, le manquant d’un cheveu.

"Nom d'une elfe vierge ! Ce sont tous des traîtres dans ce castel de fols ! Chiabrenna ! Vous vous êtes tous passés le mot ou c'est Arnaud qui vous a ordonné de m'occire ?"

Prononçant force jurons, Leustant se défendit tant bien que mal, évitant ou parant les lames qui, sans son armure, pouvaient lui causer de graves blessures. Et cela ne les rendaient que plus terrifiantes. Il allait se retrouver encerclé quand les trois autres arriveraient derrière lui... Il fallait trouver un échappatoire et vite, sinon il allait y laisser la vie.

"Si vous m'épargnez, je vous donnerai ce que vous voulez !"

C'était pourri, mais il n'avait guère le temps de réfléchir à une meilleure idée.

Il n’était malheureusement plus temps pour de tels subterfuges. Alors que Leustant tenait à grand-peine les cinq… les trois gardes en respect, les cinq… les trois hommes qui le poursuivaient accoururent à leur aide, ne laissant plus l’ombre d’un espoir au sire de Castagne.

Aiguillonné par l’urgence de la situation ou aidé par quelque divinité secourable, Leustant toucha l’un des gardes au visage. Son triomphe fut toutefois de courte durée. Ses poursuivants venaient de rejoindre la mêlée et paraissaient déterminer à le tuer au plus vite, sans se soucier de ce qu’il avait à dire. Leustant dut se placer dos au mur tout en parant tant bien que mal les coups précipités des assassins.

Ses adversaires étaient moins habiles que lui dans le maniement des armes, mais ce n’était que maigre consolation. Leustant désarma l’un d’eux, repoussa un garde d’un vigoureux coup de pied sur son pavois, mais fut jeté à terre par la hampe d’une hallebarde. L’un des assaillants s’avança, l’épée haute, pour lui donner le coup de grâce, mais une lame lui perça la gidouille et il tomba inerte sur Leustant, la bouche sanglante.

Alors que le chevalier errant se dégageait du cadavre, une tête sauta, et quand il fut sur pied, l’épée en main, un autre homme était couché dans son sang. L’allié providentiel de Leustant était un chevalier, armé de pied en cap, et d’une impressionnante vigueur. À eux deux, ils expédièrent un autre des tueurs pendant que le reste prenait la fuite.




« Inutile de perdre du temps à les poursuivre. » fit le nouvel arrivant. « Même si nous pouvions les rattraper, le bruit du combat a dû s’entendre de loin. Et de toute façon, la chasse est déjà lancée.

Il vous faut quitter le Puech sur l’heure. C’est Arnaud qui vous a envoyé ces gaillards-là, et d’autres ne tarderont pas à arriver en renfort. J’aurais voulu vous mettre en garde plus tôt, mais je n’ai pu découvrir où vous étiez logés. À présent, conduisez-moi au plus vite auprès de votre compagnon. Je vous expliquerai la situation en chemin. Vous avez encore une chance de sortir vivants de ce guêpier, mais le temps presse. »

"Merci..." commença à dire Leustant mais le chevalier avait raison, il n'y avait guère le temps pour les bavardages.

"Suivez-moi." finit-il simplement par dire. Leustant essaya de se remémorer le chemin qu'il avait suivi pour parvenir jusqu'ici. Heureusement la poursuite avait été brève et cela ne fut pas difficile.

"Et quel est votre nom, messire ?" demanda l'errant castagnet à son sauveur, tandis qu'ils se rendaient au pas de course vers la chambre où Wolfram, vraisemblablement, dormait encore.

« Je me nomme Gormont de Montselgues. » répondit le chevalier, tout en suivant Leustant à vive allure. « Je suis vassal du seigneur Arnaud –qui m’enverra sur le billot s’il me rencontre à nouveau, je le crains. Je vous en dirai plus dès que nous aurons un instant, mais sachez pour lors que mon suzerain n’a pas la moindre intention de se porter au secours de Massillargues. Bien au contraire. Le comte de Fontanes a réussi à le gagner à sa cause, et en tant que messagers de Bermond, vous êtes en grand péril entre ses murs. »

Ils arrivèrent devant la chambre et Gormont en ouvrit la porte d’un coup de pied.

« Allons, debout ! » fit-il. « C’est la pétée ! Préparez-vous en toute hâte si vous ne voulez que l’on vous coupe les oneilles. »

Il se posta en guetteur sur le seuil de la porte, l’épée toujours au poing, et se tourna vers un Wolfram réveillé en sursaut et quelque peu hébêté.

« Vous m’en voyez navré, mais vous allez devoir reprendre la route. Je pense que votre ami vous expliquera pourquoi. Je vous en dirai davantage ensuite, mais au nom de la Dame, pressez-vous. »

Un bref exposé de la situation convainquit Wolfram que le Puech était en fin de compte un endroit assez malsain. Leustant et lui se vêtirent en grande hâte et vidèrent la chambre de leurs affaires alors que Gormont continuait de monter une garde inquiète sur le seuil. Il leur faudrait sans doute se frayer un chemin hors de la forteresse à la pointe de l’épée, aussi paraissait-il nécessaire qu’ils s’armassent ; malheureusement, les tueurs sauraient sans aucun doute mettre ce délai à profit.

Quand enfin ils furent bardés de fer de la tête jusques aux pieds, Gormont referma la porte à clef derrière eux. « Espérons qu’il passeront quelques instants à l’enfoncer avant de s’apercevoir que vous avez quitté la chambre. » fit-il sans grand espoir. Tous trois s’élancèrent à travers les couloirs et galeries du château d’Arnaud, suivant Gormont par les escaliers et les salles désertes ; il connaissait à l’évidence parfaitement les lieux et il sembla un moment qu’ils étaient parvenus à esquiver les assassins.

Ils traversaient en coup de vent un cellier obscur, rempli de provisions pour l’hiver, en particulier un gigantesque amas de tonneaux de vin, quand ils furent finalement rattrapés.



De la porte vers laquelle les trois hommes se précipitaient, Gormont en tête, jaillirent une demi-douzaine de gens d’armes menés par un chevalier ; ce dernier ne prit pas la peine de réclamer une quelconque reddition et se rua l’épée haute sur Gormont, qui le reçut avec une impressionnante parade. Contournant les deux combattants, les gardes avancèrent sur Leustant et Wolfram, guisarme au poing, manifestement décidés à leur marcher sur les pieds avec décollation du cou et de la tête, pour le moins.

Leustant dégaina sa lame aussi prestement qu'il le pût. La solution de l'arrangement à l'amiable semblant fort compromise, et celle de la fuite l'étant tout autant, il décida de rester près de Gormont tant que celui-ci était en vie. Levant son bouclier pour parer une éventuelle riposte il frappa d'estoc vers le chevalier qui assaillait son nouveau protecteur dans l'espoir de le déstabiliser et de permettre ainsi au sire de Montselgues de lui régler son compte.

L’attaque de Leustant se révéla trop soudaine pour que le chevalier, déjà aux prises avec Gormont, puisse la parer, mais aussi trop hâtive pour causer grand-mal. La lame fit seulement tinter l’acier d’une plaque d’armure, mais ce fut assez pour distraire l’adversaire de Gormont, qui fut violement repoussé par ce dernier.

Malheureusement pour lui, en venant au secours de Gormont, Leustant s’était imprudemment exposé et faillit être désarmé par un rude coup de vouge qu'il ne détourna qu'avec peine de son écu. Gormont tenta de briser la ligne de boucliers que les gardes avaient formée devant la porte, mais il ne put passer cette défense, malgré toute la fureur qu’il mit dans son assaut et l’aide des deux chevaliers errants sur ses flancs.

Alors que les hommes d’armes et leur capitaine, peut-être refroidis par la valeur de Gormont, se faisaient moins audacieux dans leurs attaques, Leustant remarqua deux d’entre eux qui longeaient le mur à sa gauche, à demi dissimulés dans la pénombre, tentant sans doute de rejoindre la seconde porte du cellier, dans leur dos, pour les enfermer dans la pièce.

Au milieu de la salle, Gormont et le chevalier échangeaient de larges et furieux coups d’épées. La combat était si rude et si désordonné qu’il maintenait à distance les hommes d’armes, peu désireux, semblait-il, de recevoir une lame égarée sur le chef. Leur attention se reporta tout naturellement sur Leustant et Wolfram.

Les deux chevaliers errants avaient été trop lents à réagir et se retrouvèrent violemment assaillis, pris à revers par les deux hommes qui avaient gagné leurs arrières. Leustant parvint à mettre hors de combat l’un des gardes d’un vif coup d’estoc dans l’épaule, mais cet exploit lui coûta une belle entaille au bras gauche : son écu avait été fendu par le fer d’une vouge. Wolfram, qui faisait face tant bien que mal à trois adversaires à la fois, n’était guère en mesure de l’aider.

Un cri horrifique leur signala que Gormont venait de passer sa lame au travers du corps de son adversaire. Leustant et Wolfram, acculés à l’amas de tonneaux de vin, furent enfin secourus et les cinq gardes restants furent repoussés de quelques pas, mais le rempart de leurs larges boucliers rendait leur troupe difficile à déloger. Il fallait pourtant quitter les lieux au plus vite.

Alors que les gardes resserraient les rangs pour bloquer la porte, le tocsin retentit au loin. L’alerte était donnée.

L'hésitation de Leustant avait failli lui coûter la vie. Il se décida alors à foncer vers l'issue que tentaient de bloquer les cinq gardes. C'était dangereux, trop dangereux pensa Leustant mais il était trop tard pour tenter quoique ce soit d'autre.

"Gormont, Wolfram, avec moi, nous devons passer !"

Il effectua une percée à travers les gardes, écartant leurs vouges de grands moulinets de son épée et de coups d'écu. A courte distance leur allonge leur serait inutile et leurs maigres protections seraient faciles à transpercer d'un estoc bien placé sous les aisselles ou à la gorge.

L’assaut de Leustant, dont on ne pouvait certes nier l’audace, prit de court tant ses adversaires que ses alliés. Il distribuait déjà de rudes coups quand Wolfram s’élança à sa suite. Leustant, faisant de son mieux pour oublier la plaie sanglante de son bras gauche, perça l’épaule d’un garde qui s’écroula en hurlant et sema la plus grande confusion. L’un des gardes laissa choir son encombrant bouclier, se rua sur Leustant et lui empoigna le bras droit. Il pesait de tout son poids sur le chevalier errant qui manqua de tomber au sol, où il aurait été piétiné avec supplice par les hommes d’armes. Wolfram vint à son secours et brisa l’échine du garde trop audacieux d’un rude coup du pommeau de son épée.

Cette mêlée sanglante avait laissé aux soldats restants le temps de bloquer à nouveau la porte. Leustant se porta derechef en avant, mais il reçut la hampe d’une vouge sur la tempe et tomba à genoux. Son écu déjà endommagé se fracassa sur les dalles du sol.

L’instant d’après, la voix de Gormont leur enjoignit avec force et vigueur de s’écarter prestement du centre de la pièce, ce qu’ils firent, et une armée de tonneaux roulèrent et se bousculèrent sous leurs yeux, culbutant les gardes de la porte comme autant de quilles. Gormont, resté en arrière, avait fait s’abattre l’amas de tonneaux du cellier sur eux.

Sans perdre un instant, les trois chevaliers se frayèrent un chemin à travers les tonneaux amoncelés et parfois brisés, laissant les gardes derrière eux. « Voilà à quelles extrémités nous en sommes réduits. » fit amèrement Gormont tout en dévalant un escalier suivi des deux autres. « Tout ce bon vin perdu ! »

La fuite éperdue par les salles et les couloirs obscurs de la forteresse du Puech reprit de plus belle, mais tous trois sentaient l’épuisement les gagner, et la blessure de Leustant, quoiqu’elle ne fût pas inquiétante, n’en était pas moins douloureuse. Le plus grave était bien sûr qu’ils ne s’étaient que trop attardés et que l’alerte était donnée. Ce qu’ils redoutaient tous finit par arriver : au détour d’un couloir, une vive lueur apparut devant eux.



Quatre chevaliers se précipitèrent vers eux, l’épée au poing, mais cette fois-ci, Gormont battit en retraite... jusqu’à ce que leur route soit à nouveau barrée par deux autres chevaliers à la tête de nombreux hommes d’armes. Les trois hommes se retrouvèrent cernés devant une large fenêtre d’où soufflait un vent glacial, et un féroce corps à corps s’engagea avant qu’aucun d’entre eux ne pût réagir.

Wolfram fut blessé à la poitrine sans avoir pu esquisser l’ombre d’une parade et recula en titubant. Gormont échappa de peu à la décollation. Quant à Leustant, il échangea quelques estocades avec un chevalier de haute taille et, malheureusement pour lui, beaucoup plus habile qu’il ne l’était. Il dévia à grand peine un coup de taille destiné à ses jambes, mais ne put éviter celui qui s’abattit sur son chef un instant plus tard, dans un enchaînement trop rapide pour son bras. Il sentit une terrible douleur au côté droit du crâne et sa vue se brouilla. Pris de panique, il porta de grands coups désordonnés autour de lui, et son adversaire tomba en arrière. La première chose qu’il vit à nouveau clairement fut le chevalier qu’il venait d’abattre, à ses pieds, la gorge tranchée. Dans un geste instinctif, il porta la main à sa blessure et s’aperçut avec horreur qu’il lui manquait deux bons tiers de son oneille.

L’ennemi, un bref instant ébranlé, donna de nouveau l’assaut. Mais Gormont grimpa sur le large rebord de pierre de la fenêtre et cria à ses compagnons : « Sautez ! Il n’y a que quelques toises jusqu’au sol, cela nous laisse une maigre chance ! » Sans plus attendre, il se jeta dans le vide.

L'adrénaline avait atténué l'affreuse douleur à son épaule, et le coup reçu à son crâne avait fini par la faire complètement oublier à Leustant. Dans l'instant il ne pensa plus qu'à son oneille coupée et aux futures conséquences sur son charisme auprès des jeunes dames. Puis il revint brusquement à la réalité : cela était sans importance, puisque de tout façon il allait mourir d'une seconde à l'autre. Préférant s'éviter d'inutiles souffrances (que l'on soit mort en héros ou en lâche cela ne fait une différence que pour les vivants, pensa-t-il), il sauta par la fenestre comme venait de le faire Gormont.
Si même un fier chevalier comme Gormont avait opté pour le suicide, ce ne serait pas un si grand déshonneur après tout.

En sautant, dans un réflexe il se protégea la tête de son bras valide, et garda son bras blessé replié contre lui.

Comme dans un rêve horrifique, Leustant se sentit entraîné dans les profondeurs d’un abîme sans fond. Il oublia la douleur de son bras, son oneille tranchée et l’épuisement du combat désespéré qu’il venait de mener. Tout n’était plus que chute, chute infinie vers une mort plus noire que poix.

Leustant, emmailloté de langes blanches, agitait un hochet en forme de saint Graal de sa petite main. Sa mère, la bonne Plectrude, lui chantait doucement une comptine.

Le roi Renaud de guerre revint
Portant ses tripes dans ses mains.
Sa mère était sur le créneau
Qui vit venir son fils Renaud.

La cérémonie de l’adoubement venait de s’achever et Leustant se releva, rayonnant. Il était à présent digne de devenir baron de Castagne. Le comte Heudebert lui rendit son sourire et lui annonça que son père était revenu entier de sa quête du Graal. Leustant se sentit pâlir.

Leustant tentait en vain de trouver le sommeil alors qu’une tempête de neige faisait rage. À quoi diantre pensait Philibert en les faisant passer par ces maudites montagnes ? Et à quoi diantre Leustant pensait-il quand il avait accepté de devenir le messager de Bermond ? S’il ne périssait pas gelé, ce serait sans nul doute Urien qui abuserait de lui jusqu’à ce que mort s’en suive.

Le sol sombre et indistinct venait à sa rencontre à toute vitesse et Leustant ferma les yeux, le moindre de ses muscles tendu comme corde de viole. Tout son corps reçut un terrible choc. À son grand étonnement, Leustant s’aperçut qu’il était plongé dans une matière molle. Une silhouette maugréante qui devait être Gormont pataugeait à quelques pas de lui. Leustant se releva à grand peine, pris de vertige, s’enfonçant à chaque pas. La substance molle lui couvrait le visage presque jusqu’à lui masquer la vue. Il se nettoya sommairement la figure de la main et prit conscience de l’odeur insoutenable qui assaillait ses narines de toute part. Aucun doute n’était malheureusement possible, leur chute avait été amortie par un providentiel tas de fumier.



Alors que Gormont et Leustant s’extirpaient difficilement de l’amas infect et tâchaient de se débarrasser en toute hâte du plus gros de la merdre agrémentée de paille qui souillait leur tabard, un cri retentit, suivi d’un choc sourd. Wolfram s’était finalement décidé à sauter. Gormont se précipita à sa rescousse et parvint à le dégager. Sa jambe droite paraissait avoir été broyée dans sa chute et l’infortuné Wolfram était inconscient. « Oh, par les dieux ! » s’écria Gormont. « Ils ont tué Wolfram ! Espèces d’enfoirés ! »

Wolfram, cependant, ne semblait pas devoir trépasser immédiatement, et ses deux compagnons parvinrent à le ranimer ; il n’était plus en état de marcher seul et il fallut le porter jusqu’aux écuries, que Gormont pensait pouvoir atteindre avant leurs poursuivants.

Bientôt, tous trois furent devant les larges portes des écuries. Elles étaient gardées par deux hommes d’armes qui les regardaient s’approcher d’un œil soupçonneux.

Leustant héla les deux gardes, espérant que lui Gormont et Wolfram seraient rendus suffisamment méconnaissables par la merdre qu'ils avaient sur eux, et que les deux hommes d'armes seraient assez crédules.

"Holà, gardes, il nous faut des montures d'urgence pour emmener prestement cet homme chez un guérisseur. Il a été blessé par les chevaliers venus de Massillargues qui nous ont ensuite jeté dans le fumier, d'où notre état ! Allez, ouvrez-nous ces portes, c'est un ordre !"

Les deux hommes échangèrent un regard perplexe.

« Faites excuses, messeigneurs, » fit l’un d’eux d’une voix hésitante, « ong a comme qui dirait-z-entendu le toscing, et ça doit vouloir dire qu’ong n’a pas le droit de point laisser sortir personne du château, voyez, alors pour nous ça vaudrait mieux qu’ong n’ouvre point les écuries. Et vous frappez pas pour messire votre ami, ong le soignera très bien-z-ici même. »

« Allons, cessez de plaisanter. » déclara Gormont avec hauteur, tout en se débarbouillant la face. « Vous me connaissez, je suis messire Gormont de Montselgues, chevalier de notre seigneur Arnaud. Nous avons ordre de mener cette homme à Peyraubes, chez maître Pissemerdre, l’apothicaire. Il a été blessé par une lame enduite de poison, et périra misérablement s’il ne reçoit au plus vite la médecine nécessaire. »

Sans attendre de réponse, Gormont écarta les gardes d’un geste et ouvrit lui-même les portes. À en juger par leur figure, les événements échappaient tout à fait aux deux hommes, mais ils n’osaient manifestement pas désobéir à Gormont. Ils aidèrent les chevaliers à seller leur monture et à hisser un Wolfram tout juste conscient et en proie à une grande souffrance sur son cheval. Il fallut le lier au harnois de la bête pour qu’il ne tombât point en chevauchant.

Gormont lança sa monture hors des écuries, suivi par Leustant qui tenait le cheval de Wolfram par la bride. Les cours et les allées enneigées qu’ils traversèrent en coup de vent étaient désertes malgré le tocsin qui avait dû donner l’éveil à une bonne partie de la forteresse. L’aube approchait et le ciel prenait une teinte grise.



« Notre raccourci par le tas de fumier n’était peut-être pas des plus agréables » souffla Gormont, « et je ne sais si votre ami en réchappera entier, mais j’ai bon espoir qu’il nous ait donné quelque avance. Ils ne peuvent savoir précisément où nous sommes après nous avoir perdus de vue. Nous ne rencontrerons sans doute pas grande opposition ; du moins pas immédiatement. Je doute qu’Arnaud ait informé sa garnison qu’il fallait s’attendre à une chasse à l’homme cette nuit. Il aura compté sur ses tueurs pour en finir sans bruit avec vous. Le tout est d’atteindre les portes les premiers et de jouer une farce convaincante à ceux qui les gardent. »

Ils passèrent au galop sous une arche et parvinrent sur le terrain, aujourd’hui couvert d’une neige boueuse, qui servait habituellement aux joutes et jeux de quintaine. En face d’eux, à l’autre bout du champ, se trouvait l’arche qui conduisait vers les portes. Alors qu’ils traversaient la lice, un cri retentit sur leur gauche et quatre chevaliers se lancèrent à l’assaut sans autre forme de procès.

"Diantre, je ne savais point qu'il se tenait des joutes en ceste saison !" s'écria Leustant. Il appela Gormont. "Venez, il faut les semer ! Wolfram, cramponnez-vous !"

Il fit sauter son destrier par-dessus la lice, espérant ralentir ses adversaires dont les montures, plus lourdement harnachées et portant des hommes en armure, auraient plus de mal à franchir l'obstacle. Leustant n'avait pas eu le temps de revêtir son armure, il ne portait que ses vêtements de cour, et ils avaient pris des destriers dans les écuries sans avoir pris le temps de les caparaçonner, il pouvait utiliser cela à son avantage, mais il fallait éviter à tout prix le combat. Et Wolfram allait le ralentir. Il hésita un moment à le faire tomber pour l'abandonner et ainsi s'octroyer de meilleures chances de survie... puis il se dit qu'il attendrait de voir si il se faisait rattraper ou non.

« Passez sous l’arche sans m’attendre ! » cria Gormont alors que Leustant s’éloignait au grand galop.

Il lui fallut toute son habileté pour maintenir sa monture dans le bon chemin tout en guidant par la bride celui de Wolfram. Derrière eux, un hénissement horrifique accompagné de cris et de chocs métalliques leur indiqua qu’un de leurs poursuivants devait avoir fait une rude chute. Le sol de terre couvert de neige était traître pour les sabots des chevaux. Leustant ne se risqua pas à se retourner sur sa selle pour en savoir davantage.

Il entendit bientôt le tintement caractéristique des lames d’acier entrechoquées. Gormont était apparemment parvenu à retenir les chevaliers au prix d’un combat, mais s’il ne rejoignait rapidement Leustant et Wolfram, ceux-ci devraient sortir de la forteresse par leurs propres moyens, alors même qu’ils ne connaissaient rien à ce sinistre endroit.

Leustant voyait devant lui une fourche et se demandait quel chemin choisir quand Gormont le rattrapa et l’entraîna à sa suite dans celui de droite, qui serpentait entre de hauts murs.

« J’en ai fait tomber un de sa monture » haleta-t-il, « et blessé un autre, peut-être tué. Les deux qui restent nous talonnent. »

En effet, derrière eux, la pénombre résonnait du fracas des sabots.

Urien se réveilla en sursaut. Il se sentait encore fiévreux et ses vêtements étaient trempés de sueur malgré le froid, chose des plus désagréables.

Il venait de faire un rêve stupide dans lequel Philibert infligeait à Leustant et Wolfram des sévices sexuels raffinés tout en discutant avec une marionnette coiffée d’une toque qui portait le masque grotesque qu’il avait montré à ses compagnons peu avant de les pousser à la conjuration. Son frère Uther contemplait cette scène terrifique d’un œil indifférent. « Je l’ai toujours dit. » déclarait-il. « Il ne fallait pas y aller. La Gasconnie, c’est mal, m’voyez. »

Urien remonta ses couvertures sur lui jusqu’au oneilles.

« Je vous répète que vous devez nous laisser la voie libre, Rostaing. » dit Gormont en haussant le ton. « Nous agissons sur ordre exprès du seigneur Arnaud, et notre mission ne souffre aucun délai. »

Gormont était parvenu à semer leurs poursuivants dans le dédale des rues étroites de la citadelle, mais ils pouvaient être là d’un instant à l’autre.

« Je ne puis vous faire ouvrir les portes. » répondit le chevalier.



« Nul ne sort de nuit sans permission du maître du Puech, et moins encore quand j’entends le tocsin sonner. Je regrette, Gormont, mais votre conduite est par trop suspecte. Sans le sceau du seigneur Arnaud, je refuse de vous laisser aller. »

« En ce cas meurs donc, traître. » fit simplement Gormont en tirant l’épée.

L’homme fut transpercé avant que les trois gardes qui l’accompagnaient ne pussent esquisser le moindre geste.

« Abaissez la herse et ouvrez ces maudites portes, vilains, s’il vous reste un peu de loyauté envers votre maître. » leur cracha Gormont.

Tout comme ceux des écuries, les gardes s’exécutèrent. Gormont comptait à l’évidence sur le haut rang qui était apparemment le sien pour se faire obéir, mais cette audacieuse supercherie ne durerait pas.

La herse se leva en raclant la pierre et les portes s’ouvrirent. Leustant et Wolfram se hâtèrent de franchir la grande arche sombre pendant que Gormont, sous le regard incrédule des gardes, s’attaquait brutalement au mécanisme qui permettait de soulever la herse, au moyen de la propre hallebarde de l’un d’eux. Alors que des cris et le bruit d’une cavalcade se faisaient entendre, la herse grinça et Gormont passa en dessous de justesse avant qu’elle ne s’abatte à grand fracas.

« Voyez-vous, » dit-il à travers la herse aux gardes piégés dans la forteresse. « Il y a à l’intérieur des traîtres qui essaient de s’échapper. »

Il remonta en selle.

« Voilà qui devrait les retenir un moment. » fit-il à ses compagnons. « Le temps qu’ils relèvent cette herse, nous aurons pris une bonne avance. »

Les trois hommes s’éloignèrent au galop et s’enfoncèrent dans la forêt.

« Messire Urien ! Messire Urien, sauf votre respect, c’est l’aube qu’arrive bientôt ! »

Urien se leva en maugréant. Il se sentait terriblement las, le froid le faisait trembler de tout son corps et son seul désir était de regagner sa couche. Il fallut tous les efforts de son compagnon pour qu’il se réveillât tout à fait. Alors qu’il sellait tant bien que mal sa jument, toutes les douleurs de la veille lui revinrent peu à peu. Il prit à nouveau conscience des bleus qui couvraient ses membres et de la douloureuse blessure de sa jambe qui l’empêchait presque de marcher. L’ignoble individu à qui il devait d’être ainsi estropié subirait une vengeance plus qu’horrifique, Urien s'en était fait le solennel serment.

Hugo, quant à lui, était aussi vif et enthousiaste qu’à l’habitude, une disposition d’esprit qu’Urien ne parviendrait peut-être pas à supporter bien longtemps dans son état. Il trottinait dans la neige pour rassembler leurs bagages, sans paraître le moins du monde troublé par le souvenir des événements de la veille.

« Allez, messire Urien, sans vous commander, » l’encouragea le halfling en nouant le lacet d’un sac, « faut pas traîner ici, pour sûr. Si des fois que ceusses du Puech ou ben encore Philibert et les deux autres nous tomberaient dessusse, y aurait à craindre pour nos oneilles. Et faut d’abord vous reposer et soigner cette jambe avant de pouvoir marcher sur les pieds du vieux fou. »

Avec un long grognement, Urien se hissa maladroitement en selle et prit Hugo devant lui. La jument et ses deux cavaliers disparurent dans la brume, sous les dernières étoiles de la nuit.


« Je crois que nous les avons semés. » souffla Gormont. « Avec un immense coup de pouce des dieux, nous pouvons en réchapper. »

Ils venaient de faire halte dans une clairière. Les bêtes avaient besoin de quelques instants de calme relatif après la panique de la fuite, et Wolfram était gravement blessé. Gormont fit de son mieux pour le soigner avec le peu de temps et de moyens qui lui étaient donnés avant de s’occuper de l’oneille et du bras de Leustant.

« Vous avez pris de rudes coups tous deux. » dit-il doucement. « Portez-en les marques avec fierté et soyez heureux de ne pas avoir laissé votre peau entre les murs du Puech. »

Il tendit l’oneille, guettant le plus lointain galop, puis reprit, alors que Leustant et Wolfram passaient rapidement quelques pièces d’armure.

« Pendant que vous reprenez votre souffle, je crois de mon devoir de vous en dire davantage sur les événements de cette nuit. Vous savez sans doute que le comte Albéric de Fontanes a lancé son ost dans une campagne de conquête des fiefs de la région. Vous avez pu constater qu’Arnaud a trahi son suzerain, Bermond des Mesliers, pour embrasser la cause d’Albéric.

Vous vous demandez peut-être pourquoi il ne vous a pas mis à mort dès votre arrivée ; voici : Arnaud ment à ses vassaux, qu’il sait dans leur grande majorité fidèles à Massillargues. Il vous a présenté à sa maisonnée comme de simples voyageurs. Seuls ceux qui étaient avec vous à sa table ont pu entendre parler de votre mission, et Arnaud a toute confiance en ceux-là. Les autres ont été dupés. Son projet était, je le crains fort, de vous tuder avec supplice à la faveur de la nuit puis de prétendre que vous-mêmes aviez tenté de l’assassiner, de violer son épouse, ou quelque autre action déshonnête. »

Au loin, sur les hauteurs, le vent se mettait à souffler et quelques flocons de neige tombèrent sur les bois.



« J’ai appris votre arrivée hier d’un ami gagné à notre cause. J’ai donc fait mon possible pour vous éviter le décervelage, mais hélas, je n’ai pu vous tirer de ce guêpier que d’extrême justesse, et vous n’en êtes pas sortis indemnes.

Écoutez encore ceci : je sais comment vous avez quitté Massillargues. Ne vous a-t-il pas semblé étrange de rencontrer si peu de résistance lors de votre percée hors de la ville ? Félonie, encore une fois : un traître a informé de votre mission les capitaines de l’armée de Fontanes qui vous assiégeait. On a jugé commode de laisser penser à Bermond que vous aviez de bonnes chances de réussir. Si votre percée avait été arrêtée, il aurait pu tenter d’envoyer d’autres messagers plus discrètement, et quelques-uns auraient pu obtenir des renforts.

Il y a peut-être encore plus inquiétant. J’ai découvert qu’Arnaud vous attendait depuis bien des jours –depuis votre départ, en fait. Et un traître a réussi à communiquer avec les assiégeants alors qu’il se trouvait à Massillargues, comme je vous l’ai dit. Voilà qui semble presque impossible. Cela confirme de nombreuses rumeurs. Certains agents du comte de Fontanes ont recours à des sorciers, s’ils ne pratiquent pas les arts sombres eux-mêmes. Nous avons donc à combattre un terrible ennemi, et… »

Gormont fut interrompu par un long hurlement à glacer le sang. Non loin à l’est, une bête inconnue lançait le signal de quelque chasse sanglante. Tous remontèrent en selle alors qu’éclataient de lugubres sonneries de cors et de lointains braiements et lancèrent à nouveau leurs montures à travers les arbres plongés dans l’obscurité.

Les cris et les sons de cors semblaient se rapprocher toujours davantage, et pire, les cerner. Gormont paraissait désemparé, incapable de guider ses compagnons hors de ce qui leur semblait maintenant un piège prêt à se refermer sur eux. Leustant lui trouva un air presque effrayé, alors qu’il avait conservé jusque là un calme impressionnant.

« Il serait prudent de tirer vos armes. » murmura-t-il. « Quoiqu’il arrive, nous vous rendez pas. Je vous assure que la mort vaut infiniment mieux que ce que l’on pourrait vous faire subir. »

Ils entendirent quelque chose ou quelqu’un marcher dans la neige devant eux et attendirent, anxieux. Une voix flûtée s’éleva.

« Sauf votre respect, messire Urien, et sans vous commander, prenez donc par là, si vous voyez. Faut se sortir de cette merdre. Ça nous encercle, ces bêtes ou ces trucs ou ces je sais pas quoi qui crient tout autour, et si ça a de bonnes intentions, moi, je suis un crapaud cornu au regard qui tue des marais de Brionne, sans offense à votre endroit. »

Il y eut un bruit de branche que l’on écarte, et une haute jument noire apparut, portant sur son dos Urien et Hugo.

(Allez, pour fêter mon grand retour dans la compétition, je commence par un semi-flash back qui fera plaisir, j'en suis sûr, à notre bon MJ ! )

Plus Hugo parlait et plus Urien se sentait pris de migraines. S'il ne disait rien car il considérait avoir une dette envers cette demie portion (qu'il pensait d'ailleurs être en train de payer en ne prenant pas de mesures radicales à son encontre), les incessantes jacasseries de son compagnon de route lui avaient donné la désagréable impression que cette journée qui commençait à peine durait déjà depuis des semaines entières ( ).

Depuis quelques minutes, des hurlements de créatures étranges et des cors de chasse se faisaient entendre dans le lointain et, chose particulièrement désagréable, semblaient se rapprocher un peu plus à chaque instant.

« Pas moyen d'être tranquille dans ce duché merdrique !» soupira Urien.

Le chevalier de la Quête était contus et sa jambe le faisait attrocement souffrir lorsqu'il prenait appui sur elle. En bref, il vivait là l'une des pires matinées de toute sa vie.
Si prendre des coups et en donner en retour était bien son style propre, cette terre, à cet instant, n'était clairement pas un endroit où il convenait d'être blessé et dans l'incapacité de répliquer avec la totalité de ses forces.

Urien était encore perdu dans ses pensées, son seul refuge pour ne pas entendre les commentaires inutiles de son camarade halfling, quand il déboula devant ses anciens compagnons de route.
Réalisant la présence de trois formes indistinctes un peu plus loin sur son flanc, il dégaina vivement sa lame courte, plus adéquate pour le combat en selle.
Faisant faire une volte à sa monture pour se mettre face à ses ennemis potentiels, Urien écarquilla les yeux. Leustant et Wolfram se tenaient devant lui, et en fort piteux état.
Il se doutait de ce que Philibert avait dû leur dire après sa disparition, mais, d'un autre côté, leur présence, l'état pitoyable dans lequel ils se trouvaient et l'absence de Philibert, manifestement remplacé par quelque autre chevalier inconnu, l'invita à penser qu'ils avaient eu à subir quelque fourberie de la part du vieil homme... à moins qu'il ait tout simplement vu juste sur le Puech dès le début et qu'Arnaud ait juste tenté de les tuder.
Alors que ces idées se bousculaient dans sa tête, les mots sortirent d'eux-mêmes de sa bouche.

« Leustant, mon ami ! Ne vous a-t-on point dit que porter l'oneille coupée était passé de mode depuis au moins deux décennies ? On ne voit plus guère cela que chez les tueurs nains et les flagellants des bas quartiers d'Altdorf.»

Il ne fut pas très sûr de ce qu'il venait de dire, ni même si ses paroles avaient un sens. Peu lui importait, finalement, car seule comptait l'attitude qu'adopteraient ses ex-compères à son égard.

Leustant resta sur la défensive, l'épée toujours au clair.

"Urien... Comment peut-on s'assurer que vous n'êtes point avec ces traîtres ? Nous soupçonnions Philibert mais à présent j'ai des doutes. C'est bien vous qui l'avez occis, n'est-ce pas ? Où étiez-vous donc après cela ? Et Hugo ? Comment se fait-il que vous vous soyiez enfuis tous les deux sans nous prévenir alors que nous avions un marché ?"

Leustant marcha lentement, à reculons, vers sa monture, même s'il savait que ce serait vain. Le temps qu'il l'enfourche, Urien serait sur lui ou bien déjà loin.

"D'ailleurs à bien y réfléchir, qu'est-ce qui nous prouve qu'Hugo n'est pas un agent de Fontanes ? Nous l'avons rencontré de façon bien fortuite. Tout ça est peut-être un coup monté."

Urien regarda Hugo pendant un instant. C'était vrai, après tout, il pouvait être un agent de Fontanes. L'occire aurait pu être une bonne mesure de précaution. Boh... il verrait ça plus tard, mais il gardait l'idée.
Revenant à Leustant, Urien soupira et leva sa jambe gauche de manière à ce que le jeune chevalier voit son astelle de fortune.

« Après notre discussion nocturne, Philibert a décidé d'agir plus vite que je ne l'avais pensé. Il m'a attaqué pendant la nuit et jeté du haut d'une haute falaise. Si le sort n'avait placé un arbre sur la trajectoire de ma chute, je serais sans doute en train de danser avec quelques femmes nues dans le palais de Morr. C'est à Hugo et à sa méfiance envers le vieux sorcier que je dois ma survie. C'est lui qui m'a retrouvé et pansé... et qui m'a également convaincu de ne pas partir à la poursuite de ce vieux tas de fumier dans mon état malgré mes envies de vengeance et ma colère. Mais je dois avouer que je ne pensais pas vous revoir de si tôt, compains. Qu'est-il donc arrivé au Puech ? Est-ce Philibert qui vous a mis en pareil état ou les nobles locaux qui ont décidé de ne pas aider Massillargues ?»

L'attelle d'Urien était peut-être un stratagème pour s'attirer leur confiance, tout comme son histoire alambiquée, mais il n'était pas agressif, Leustant aurait donc tout le temps de vérifier s'il mentait ou non.

A bien y réfléchir, ce que disait Urien concordait avec les indices qu'il avait repéré depuis son réveil dans la clairière avant le Puech : leur "guide" assommé et cette traînée dans la neige, les traces de sang, le précipice non loin... C'était sans doute Hugo qui avait assommé le vieux chevalier-sorcier au moyen d'un projectile de sa fronde, ce qui expliquait pourquoi Philibert soupçonnait quelqu'un de grand pour l'avoir ainsi atteint à la tête.

Le sorcier devait à présent avoir rejoint les chevaliers d'Arnaud et être en train de les traquer. Leustant frissonna en repensant aux effroyables pouvoirs du faux chevalier du Graal et sa lame enflammée pourfendant les hommes-bêtes. S'il était contre eux désormais, ils auraient bien du mal à le vaincre, même avec l'aide de Gormont et d'Urien. Wolfram avait été salement touché et mettrait du temps à guérir s'il survivait jusque-là, quant à Hugo, Leustant ne savait trop quoi penser à son sujet... il était peut-être aussi un traître, comme sa petite taille le laissait deviner, mais cela ne collait pas avec le fait qu'il ait sauvé le chevalier de la quête, donc si Urien disait la vérité, il pouvait faire confiance à Hugo. Mais Leustant était d'un naturel prudent, et les récents évènements ne lui avaient que trop donné de raisons d'être méfiant.

"Je crains que Philibert ait rejoint la cause du sire Arnaud et donc de Fontanes, c'est lui qui nous a mené dans ce guet-apens, et sans messire Gormont...", Leustant désigna le chevalier qui les accompagnait, "...nous aurions déjà été tudés par les assassins du Puech. Ce n'est que de justesse que nous avons réussi à nous enfuir. Où allons-nous désormais ? Nous ne pouvons nous fier à aucun allié potentiel, et celui à qui nous devions quémander renfort nous a trahi. Sans vouloir paraître défaitiste, le seigneur Bermond des Mesliers est seul et Massillargues est perdue, si vous voulez mon avis."

Urien inclina la tête pour saluer le seigneur Gormont.

« Je suis Urien de Havras, chevalier de la Quête, fils du baron Lothaire de Havras, pourfendeur de la bête du gouffre de Merak, vainqueur des écailleux à la voie Maximinienne de Thrace et tueur du l'infâme Pertinax. J'étais également membre de l'expédition visant à demander l'aide du Puech pour sauver Massillargues quand l'usurpateur Philibert de Montet tenta de se débarrasser de moi. Je vous sais gré d'avoir sauvé mes compains de l'odieux complot qui vise à tous nous tuder avec moult supplices.»

Il s'adressa alors à l'assistance dans son ensemble.

« Les créatures que nous entendons depuis peu sont-elles à votre poursuite ? Je crains que nous ne soyons déjà encerclés. Ils ne tarderont pas à nous trouver si nous restons ici et je crains qu'il ne nous faille tailler un chemin sanglant à travers une haie d'épées et de crocs quoiqu'il advienne. Si l'un d'entre vous a la moindre idée de la direction qu'il conviendrait d'emprunter, je suggère qu'il parle sans délai...»

« Nous n’avons nulle part où aller. » murmura Gormont alors que les bruits se rapprochaient. « Tirez votre épée et battez-vous tant que vous la pourrez porter. Si l’un d’entre nous voit qu’il est seul à pouvoir s’échapper, qu’il le fasse sans hésiter ; les autres seront assez vengés si grâce à lui Massillargues est sauvée et le comte de Fontanes mis en échec. »

Les quatre chevaliers se résignèrent à attendre l’assaut. Leurs chances paraissaient toutefois bien minces ; ils n’étaient qu’une poignée face à un ennemi assez nombreux pour les cerner, et trois d’entre eux étaient blessés. Gormont était à peu près indemne et fort vigoureux, mais Leustant était secoué, Wolfram tout juste en état de se maintenir en selle et Urien très amoindri. Quant à Hugo, malgré tout le bien que l’on pouvait penser de cet excellent halfling, il ne pèserait guère dans la mêlée désespérée qui s'annonçait.

À quelques pas devant Leustant, un cor retentit et les bruits de pas et de branches brisées cessèrent net. Pendant ce qui leur sembla de longues minutes, ils n’entendirent rien de plus que les plaintes du vent d’hiver au loin sur les hauteurs et Hugo qui murmurait : « Ben, messire Urien, sauf votre respect, nous voilà dedans ! »

Sans un avertissement, la clairière dans laquelle ils se tenaient fut envahie par une horde velue, griffue et cornue, puante et très-horrifique.



Les hommes-bêtes accouraient toujours plus nombreux, braillant et beuglant, agitant leurs armes rouillées avec des rires de déments. Gormont était sur le point de lancer l’assaut, mais les créatures se contentèrent d’encercler les chevaliers en les huant dans leur langue grossière, sans s’approcher à moins de deux toises.

Le souvenir de leur précédente rencontre avec les hommes-bêtes était encore frais en leur mémoire, et les chevaliers ne purent que remarquer un certain contraste entre les deux bandes. Celle que Philibert avait mise en fuite était une meute sans discipline, ivre de violence jusqu’à l’inconscience ; celle-ci était sauvage, mais sans doute fermement tenue par un chef respecté ou craint. Les rangs des hommes-bêtes se faisaient à chaque instant plus dense, mais quelque chose les empêchait de céder à leur désir de massacre.

Il y eut une bousculade accompagnée de cris et la masse s’ouvrit pour laisser passer une haute silhouette qui semblait être un cavalier, escortée par une bande d’hommes-bêtes tous plus monstrueux les uns que les autres. Alors que ceux qu’ils avaient affrontés lors de la précédente embuscade étaient difformes et maladifs, ces nouveaux venus étaient de véritables cauchemars sur pattes, invraisemblables et spectaculaires.



Les terrifiques mutants prirent place de part et d’autre de l’allée formée par leurs congénères. Le cavalier passa lentement devant eux, arrêta sa monture à quelques pas des chevaliers et leva la main dans un geste de cordiale bienvenue.

« Heureuse rencontre ! Je vous souhaite, messeigneurs, le bonsoir. »

Un rayon de lune perça les nuages et éclaira d’une faible lueur les traits nobles et aimables de Philibert du Montet.

« Je vois que vous nous avez déniché un bel optimiste.» déclara Urien en entendant Gormont lui répondre. Puis les bêtes apparurent et commençèrent à les encercler. Il se dit que son rêve de la nuit précédente comportait bien une part de vérité: la Gasconnie était belle et bien pourrie (m'voyez...).
Les ennemis se faisaient plus nombreux à chaque moment mais refusaient d'attaquer. Blessé, fatigué, furieux, Urien sentait une étrange confiance le gagner, comme s'il sentait que sa fin prochaine allait être épique.

« Alors, mes biquettes, on refuse d'attaquer ?» cracha Urien dans un mélange de rage et de sarcasme. « ALLEZ ! Ne soyez pas timides ! Vous n'aurez pas tous les jours l'occasion de dépecer si grand et bel homme.»

C'est alors qu'un homme surgit avec sa "garde prétorienne". Les voir ainsi était assez grotesque, et même plutôt risible tant ces monstres hideux semblaient s'appliquer à se donner des airs de noblesse dans leur parodie de discipline militaire et d'étiquette. C'est alors qu'apparut Philibert de Montet. Serrant les poings jusqu'à en faire blanchir ses phalanges et meurtrir ses paumes, Urien se mit à grincer des dents comme un animal sauvage. Il laissa passer un court instant, ferma les yeux, puis, après avoir expiré bruyamment, parla d'une voix forte et claire.


« Oh ! Ne serait-ce pas là l'homme qui mériterait la palme du plus idiot des assassins ? J'ignorais qu'il suffisait de tuer quelques bestioles pour en devenir le Roy. Si je l'avais su, j'aurais tenté ma chance la dernière fois. Mais je manque à tous mes devoirs. Bien le bonsoir, mon bon Philibouc. Allez-vous quelque part avec vos cousins ? Quoiqu'il en soit, vous tombez particulièrement à pic. Mes amis ici présents disent que l'accueil du Puech laisse à désirer et nous ne savons exactement où nous rendre. Connaîtriez-vous un endroit calme où nous pourrions nous rendre pour prendre quelque repos ?»