[IYAQCDPDLDDG] Chapitre III

« Si votre culte doit mourir, eh bien qu'il meurt.» déclara Urien « Je n'ai pour ma part aucune sympathie pour votre parti et celui de vos ennemis, dussent-ils tomber tous deux dans l'oubli. Or, si vous avez besoin de nous autres, alors votre force est quasiment nulle et votre disparition inévitable. Ne comptez pas sur moi pour vous pleurer. Vous vous croyez supérieur, vous pensez avoir plus de savoir depuis que vous avez perdu la vue, mais vous ne comprenez pas que ni vous ni aucun ici ne detient la clef de l'avenir. L'avenir n'appartient à aucun homme et je suis satisfait d'apprendre que les vôtres disparaîtront à jamais sous peu. Fontanes mettra peut-être la main sur le duché dans peu de temps et ralliera les nobles à sa cause, mais sachez que ce royaume est composé de bien plus de duchés que la seule Gasconnie et qu'aucun de vos cultes douteux ne s'établira pour longtemps sur les terres du noble Gilles. Si lâches et douteux que des hommes comme moi et Leustant soyons, vous ne nous arrivez pas à la cheville et vous faites erreur si vous pensez être notre allié. Tout juste tolérons-nous votre présence ici bas. Disparaissez et ne revenez jamais vous présenter face à nous car vos jours sont comptés, sachez-le. J'ai moi-même côtoyé la mort maintes fois ces derniers temps et je la sens rôder autour de vous comme un loup affamé autour d'un lièvre blessé. Nous ferons ce qu'il faudra pour confondre Albéric devant le baron de la Tour, mais nous le ferons sans votre aide. Votre venue n'était ni nécessaire, ni utile, ni franchement plaisante. Partez en paix sur l'heure ou tuez-nous dès à présent. Sachez néanmoins que votre passage ne nous aura rien appris et n'aura fait que renforcer ma conviction qu'une action doit être menée pour arranger les choses ici-même. Je suis Urien de Havras, fils du Baron Lothaire de Havras, frère gémeau du baron Uther de Havras, chevalier de la Quête et seul maître de son destin. Je le redis, vous n'avez rien à craindre de nous tant que vous ne tenterez rien de stupide. S'il vous reste quelque chose à dire, dites-le sur l'instant. Sinon, partez immédiatement ou subissez le courroux d'un authentique Baron. Car c'est bien ce que je suis en dépit des apparences. Tout sorcier que vous êtes, ne faites pas l'erreur de vous penser mon égal.»

Un feu semblait à présent habiter le regarde d'Urien. Il ne paraissait rien avoir en commun avec l'homme qu'il avait été jusqu'à présent. Sa prestance était celle d'un chevalier du Graal et sa voix résonnait dans le vide comme celle de quelque noble seigneur sorti du passé. Ses paroles à l'accent prophétique venaient de claquer dans l'air. Urien était tel un authentique baron, à cet instant. Tout homme, quel que soit son rang, pouvait sentir en lui bouillonner le sang d'un membre de la haute noblesse du Royaume de Bretonnie, fier, inflexible et inaltérable. A cet instant, même un sorcier surpuissant pouvait ressentir un malaise irrationnel en sa présence car, chose rare, le chevalier de Havras semblait sûr de lui et en accord avec lui-même.
Par un violent effort de volonté, il parvint à se redresser avant de retomber lourdement au sol. S'il parvenait à demeurer dans cet état d'esprit, sa force de caractère naturelle lui parviendrait peut-être à briser l'enchantement qui le maintenait au sol.

« Pauvre jacasseur. » murmura le sorcier, qui continuait de faire inlassablement le tour des flammes en traçant toujours plus de signes sur les pierres crasseuses du sol. « Tu ne voulais plus me faire de conte et tu m’as fait un prêche. Tu peux mépriser mon savoir, un jour viendra où toi et les tiens serez balayés. Nous pouvons bien attendre des siècles, ce monde est destiné à tomber, et la seule conséquence de tous vos efforts sera le rire des Dieux Sombres. Tu n’es qu’un acteur de plus dans la grande comédie qui se joue ici bas pour leur divertissement. »

Le feu atteignait presque le plafond éventré, baignant la pièce d’une lumière rouge, et Albaron tendait les mains au ciel dans une invocation muette. L’une de ses manches glissa le long de son bras et à la lueur vacillante des flammes un tatouage assez grossier apparut. Il représentait, pour autant que l’on en put juger, un calice d’où s’échappait un amas de langues visqueuses ou de boyaux tranchés.



Urien étouffa une exclamation et Leustant fut soudain pris de nausée quand les flammes s’assemblèrent et s’entremêlèrent pour former ce qui paraissait être un vaste chaudron, lequel prit bientôt une teinte de cuivre terni. Il flottait en l’air au-dessus du feu et quelque ignoble et très-horrifique liquide bouillonnait en ses profondeurs. Une odeur tenant à la fois de la merdre et de la vomissure se répandit dans la pièce et vint assaillir les naseaux des chevaliers. L’haleine d’un gueux castagnet nourri depuis sa naissance de fiente de chat n’eût semblé en comparaison qu’agréable parfum de sous-bois.

« Il n’est pas vraiment frais, mais il fera l’affaire. » marmonna Albaron en jetant dans la marmite ensorcelée quelque chose qui devait être un cœur encore sanglant, sorti d’une sacoche. Un déplaisant « plouf ! » résonna entre les murs sombres de la salle d’armes.

Le magicien se mit alors à psalmodier une incompréhensible chanson. Les paroles semblaient avoir quelque chose de vaguement inquiétant, mais l’attention des chevaliers était toute entière consacrée à l’odeur véritablement méphitique qui émanait du chaudron. Ils ne purent que se féliciter que l’enchantement qui leur faisait trembler les mains eût été levé, quoique leurs mains seules ne pussent pas grand-chose pour protéger leurs narines. Toutefois, Urien ne put s’empêcher de trouver à la langue étrange qu’employait Albaron des accents semblables à celle des chanteurs de Paussan, comme il s’y était attendu.

Le liquide du chaudron s’agitait de plus en plus, exhalant une odeur plus infecte à chaque instant, odeur qu’il faut d’ailleurs renoncer à décrire tant elle passait les bornes de l’imaginable. Le chant du sorcier prit fin et quelque chose émergea péniblement du chaudron, une sorte de gnome bouffi qui s’agrippait aux rebords du récipient en grognant comme on s’extirpe d’un trou. À la vue de la créature, Leustant ne put retenir un hurlement de terreur. Wolfram paraissait tétanisé, le visage blanc comme un linge, et Urien souilla le sol du contenu de ses entrailles. La peur qu’ils ressentaient devant la chose qui venait d’apparaître étant pire que tout ce à quoi ils pouvaient s’attendre, irrépressible, irrationnelle. On leur avait raconté, bien sûr, comme à tout enfant du royaume, des contes de sorciers appelant à eux des démons, mais rien n’aurait pu les préparer à cet instant. La panique qui envahissait le moindre recoin de leur esprit y demeurerait sans doute enfouie à tout jamais.

Lentement, cependant, la peur sembla se dissiper. Ils reprenaient à grand-peine leur souffle alors le démon se dressait tranquillement devant eux dans son chaudron, souriant de toutes ses dents gâtées.



Autour de lui, de minuscules créatures, sortes de diablotins couverts d’ulcères, se blottissaient contre la peau flasque de son ventre, tombant parfois du chaudron pour s’en aller brûler dans les flammes.

« Ah, bonsoir, bonsoir. » fit-il d’une voix rauque et pâteuse. « C’est bien, ça, Albaron, de me les avoir amenés. Ils ont l’air bête, dis-donc. Qu’importe, commençons. Ils t’ont dit ce qui était arrivé à Gormont ? »

« Gormont est mort, grand-père. » répondit le sorcier. « Celui-ci m’a dit qu’il avait vu Raymond de Malbosc le tuder avec supplice. » ajouta-t-il en désignant Urien de la main.

« Ah, merdre. » grogna le démon en écrasant rageusement l’un des lutins contre le rebord du chaudron. « On a l’air fin, maintenant. Ça va être gai, les assemblées générales du culte à trois. Il y a des jours comme ça où j’ai envie de tout arrêter avant de me rendre vraiment ridicule. Excusez-moi, messeigneurs, » fit-il soudain en se tournant vers les chevaliers, « je suis un peu énervé, ce soir. Voyez-vous, j’étais en train de regarder comment ça se passait par chez vous quand tout s’est brouillé juste au moment le plus intéressant, quand Raymond de Malbosc et sa bande vous sont tombés dessusse. Et là, plus rien. Je me suis dit : « Merdre, encore un coup du crétin de démon préposé aux visions. » mais à la réflexion, ça doit plutôt être… enfin, son nom ne vous dirait rien, mais c’est celui qui s’occupe de Raymond et du comte Albéric. Il a brouillé la ligne, ce petit fumier. Je lui vais couper les oneilles. Bon, et de ton côté ? »

« À ce qu’ils m’ont dit, grand-père, ils ont l’intention de se rendre à La Tour pour tirer Fulcrand de ses banquets. » fit Albaron. « Mais ils n’ont aucune preuve pour avancer qu’Albéric est le maître d’une secte de sorcier. Ils vont se faire jeter hors. »

« Ah, oui, oui, oui, je vois le problème. » répondit le démon d’un ton songeur et concentré. « Je vais chercher quelque chose, mais il me faudra un instant. C’est que j’ai d’autres complots horrifiques sur le feu, moi, et celui-ci va tellement mal en ce moment que j’ai un peu tout oublié. Les détails sont enfouis sous ma paperasse. Il faudra que je me décide à classer tout ça, merdre. Hm, bon, alors comme ça, vous voulez aller boire un coup à La Tour, hein ? Et vous pensez lui dire quoi, au baron ? » demanda-t-il aimablement aux chevaliers.


(Pardonnez cette évocation quelque peu excessive d’une terreur abjecte de la morre ; je lis du Lovecraft, en ce moment, et son style à la con doit rejaillir dans mon écriture. Ph’nglui mglw’nafh Cthulhu R’lyeh wgah’nagl fhtagn. )

Urien était tremblant et commençait à peine à reprendre des couleurs. La créature avait l'air assez drôle, finalement. Si elle avait été moins laide, le chevalier l'aurait presque trouvée sympathique. En voulant prendre la parole, Urien sentit de nouveau le vomi affluer dans sa gorge et n'eut d'autre choix que de décharger sa bile, vierge de tout aliment puisqu'il n'avait pas mangé depuis ce qu'il jugeait être un trop long moment, sur le sol de plus en plus souillé de la vieille salle d'armes. Il finit par calmer ses entrailles agitées et put enfin parler malgré les derniers glaires qui obstruaient sa trachée.

« Puisque la pièce semble vous complaire, pourquoi ne pas attendre notre prestation pour entendre nos répliques ? Si vous avez bien suivi nos mésaventures, nos longues marches, notre rencontre avec monsieur crôa dans les marais et nos belles bagarres autour du monde contre des hordes de mutants, vous devez encore avoir en mémoire les paroles d'un garçon au cul emplumé. C'est à peu près ce qu'il vous faudra retenir si vous tenez tant que ça a obtenir plus de renseignements. Je laisse aux hommes moindres le soin de préparer à l'avance de longs discours lorsqu'ils savent qu'il leur faudra convaincre un auditoire. Vous êtes tous tellement perdus dans vos pouvoirs démesurés et vos complots mirifiques que vous en êtes risibles. Je me contenterais volontiers d'une petite place au banquet du baron Fulcrand le temps qu'un sorcier crétin finisse par faire échouer tous les mauvais projets et complots qui tourmentent ce duché en se perdant dans ses propres plans alambiqués.»

Comme d'habitude, une fois lancé, Urien ne pouvait plus s'empêcher de parler. Mais les événements des derniers jours semblaient l'avoir rendu plus inconscient qu'il l'avait jamais été. Peu lui importait les sorciers et les démons qui venaient se montrer sous son nez. Même s'il les craignait, il se sentait infiniment supérieur à eux et les méprisait pour le simple fait qu'ils n'étaient pas comme lui.

« Si, malgré tout, vous avez avec vous une quelconque preuve que nous pourrions produire à la Tour, eh bien nous la prendrons, mais, de grâce, ne profitez plus à l'avenir de nos exploits qu'à travers vos visions. Ne vous sentez pas obligé de venir. La puanteur est immonde.»

Avant même que le "grand-père" prit la parole, Leustant, à la vue et surtout à l'odeur du terrificque démon, avait perdu connaissance. La fatigue de la course-poursuite, et ensuite cette apparition d'épouvante issue de ses pires cauchemars, c'en fut trop pour le jeune castagnet, qui n'avait pas du tout envisagé que cela puisse se terminer comme cela. Le sorcier maléfique avait invoqué sa grande créature du royaume du Chaos, tout était perdu.

Plongé dans ses pensées, le démon ne paraissait pas prêter réellement attention aux bravades d’Urien, pas plus qu’il ne se souciait de l’évanouissement de Leustant. Il marmonnait pour lui-même, passant sans doute en revue ses souvenirs pour y trouver quelque chose d’utile. Autour de lui, les répugnants petits gnomes échangeaient des regards extasiés qui disaient l’admiration qu’ils portaient à leur maître. Bientôt, la salle d’armes fut pleine de leurs piaillements incessants et de leurs rires joyeux quand l’un d’entre d’eux parvenait à crever quelque immonde pustule du ventre du démon, se noyait dans la masse horrifique de ses intestins pourris ou tombait dans le feu sous le chaudron.

« Hrrmm… » grognait de temps à autre le démon. « Fermez-la, mes enfants. »

Enfin, il se redressa vivement, faisant choir des lutins en tout sens, puis se pencha en avant sur le rebord de la marmite rouillée en renversant un peu de l’ignoble liquide dans lequel il mijotait. Le sol ainsi éclaboussé devenait véritablement repoussant, et Urien ne put s’empêcher de songer avec une certaine crainte à ce qu’il adviendrait si le démon, bouffi et maladroit comme il l’était, tombait lui aussi du chaudron avec tout son contenu.

« Je crois que j’ai une ou deux choses qui pourraient vous aider, mes amis. » fit le démon. « Mais n’y prêtez point trop de crédit non plus. Je confonds toujours toutes ces histoires de mortels. De toute façon, si vous étiez aussi intelligents que moi, vous sauriez bien que rien ne sert de se trop torturer les méninges. Ce qui compte avant tout pour résoudre un problème, ce n’est pas d’être logique, c’est juste d’avoir la bonne attitude. Faut pas penser avec la tête.

D’abord, il y a quelque chose de vous devez savoir, larves chétives. Albéric et son culte auront toujours une longueur d’avance sur vous parce qu’ils ont recours à la magie pour s’envoyer des messages. La plupart du temps, ils utilisent de petits démons qu’il est facile de plier à sa volonté quand on s’y connaît un peu. Bien sûr, il arrive que mes propres démons interceptent le message, mais ces temps-ci, c’est rare parce que j’ai un peu perdu de vue la Gasconnie. Il se peut aussi que le démon soit un peu demeuré, ou déforme le message pour faire une blague ou oublie de le transmettre, ou bien le donne à la mauvaise personne, mais dans l’ensemble, ça marche très bien. C’est comme ça qu’Arnaud a été prévenu de votre arrivée, et c’est aussi pour ça que le seigneur qui commandait l’ost de Fontanes vous a laissé sortir de Massillargues sans trop de peine. Il savait où vous alliez et préférait laisser Bermond espérer que vous réussiriez ; ainsi le pauvre Bermond ne prendrait sans doute pas le risque d’envoyer de nouveaux messagers avant longtemps. »

Le démon frappa soudain le rebord de son chaudron, ce qui fit force éclaboussures terrifiques.

« De par ma merdre, je hais tous ces plans tordus ! J’en ai mal à la tête rien qu’à vous les expliquer. Il y a autre chose que vous pourrez dire à cet ivrogne de baron de La Tour, c’est la raison pour laquelle il ne reste qu’assez peu de prêtres à Castel Fontanes, la forteresse d’Albéric. Ceux qui restent sont le plus souvent acquis à sa cause. C’est parce que beaucoup de prêtres sont capables de sentir la magie et risqueraient de découvrir ses pratiques. Je pense même que certains ont déjà des soupçons. Même si Fulcrand ne vous croit pas, si vos accusations se répandent, il se trouvera peut-être des gens pour les soutenir.

Mais si vous voulez confondre Albéric, il y a mieux. Les crétins des campagnes répètent que c’est un sorcier et qu’il ne quitte plus Castel Fontanes que de nuit, s’il le quitte tout court. Pour une fois, ils ont vu juste : Albéric ne peut plus paraître publiquement et reste cloîtré dans sa forteresse. Il a été largement récompensé de ses services par l’Architecte, voyez-vous ; aujourd’hui, il ressemble davantage à un homme-bête qu’à l’un de vous. Il y a encore quelques mois, il pouvait sans trop de risque mener ses vassaux à la bataille tant qu’il évitait de quitter son harnois, mais aujourd’hui, il doit se contenter de commander de l’arrière. Il ne doit même plus rentrer dans son armure. Si vous arriviez à énerver suffisamment la noblesse pour qu’elle somme Albéric de paraître au grand jour, il en serait bien incapable, à moins qu’il tienne à ce que l’on sache que le comté de Fontanes est tenu par un mutant. Encore mieux, cela fait déjà quelque temps que je me demande s’il n’est pas devenu l’hôte d’un démon. Je veux dire par là, en langage clair pour vous autres imbéciles, qu’il est sans doute possédé.

Bien sûr, le seul fait qu’il se terre dans son château ne paraîtra pas une preuve très évidente aux yeux des grands du duché, mais ça vaut la peine d’essayer. Débrouillez-vous pour que suffisamment de nobles exigent qu’il donne la preuve qu’il n’est pas devenu un mutant. Je ne vois pas trop comment vous allez réussir ce coup-là, mais c’est votre affaire. Démerdez-vous au moins pour que vos accusations se répandent dans la haute noblesse. Les amis d’Albaron vous aideront dans la mesure du possible. S’il nous reste encore du monde dans la baronnie de La Tour, ils seront prévenus. »

Un large sourire apparut alors sur le visage d'Urien qui tourna les yeux vers le mur auquel il tournait le dos. Il pensa au village qui se situait par délà, celui qu'il avait vu depuis les remparts.
Ce serait sans doute le meilleur endroit pour commencer son projet de délation et d'infâmes calomnies à l'encontre de Fontanes. Un chevalier de la Quête pouvait certainement susciter l'effroi chez des gueux impressionnables. De plus, si une auberge se trouvait là, comme l'avait déclaré Gormont plus tôt, alors ce paisible hameau devait être relativement ouvert sur l'extérieur et les discussions de tablées étaient l'endroit rêvé pour faire partir des rumeurs qu'on souhaitait voir se répandre.

« Bon, et vous n'avez rien d'autre à nous apprendre, tant qu'à faire ? C'est un peu maigre. Par ailleurs, je n'avais même pas songé à porter des accusations frontales à l'encontre de Fontanes dès mon arrivée à La Tour. S'il est l'homme que je crois, Fulcrand ne me jettera pas dehors en apprenant mon nom et mon statut et j'aurais l'occasion d'improviser, une fois à sa table.»

De fait, dans sa position, Urien pouvait un jour, une fois sa Quête accomplie, retourner sur ses terres pour perturber l'ordre en place en profitant de l'appui de la faction de son oncle qui n'attendait qu'un chevalier du Graal à soutenir pour contester Uther, le baron en place. Havras était réputée pour abriter ce que beaucoup considéraient être la plus grande reserve de vin de tout le Nord du royaume et la promesse d'un monopole des vins de Sombrefeuille ou d'Orsière sur les approvisionnements pouvait être une occasion comme il ne s'en présenterait qu'une fois pour la Tour- et puis, après tout, Fulcrand ne pouvait pas savoir qu'Urien n'était pas le genre d'homme à réussir une quête du Graal avant de l'avoir rencontré. Se faire inviter au banquet du seigneur était quasiment assuré. Parvenir à la jouer finement par la suite, tout en ripaillant et se saoulant, pourrait être plus difficile, et il fallait éviter que Leustant ne se mette à tout déballer de leur mission dès leur arrivée.

« Bon, mais nous ferons avec ce que nous avons, hein. Mais, puisque vous êtes là, peut-être pourriez-vous utiliser votre immeeeense pouvoir de démon gluant pour nous dire si Massillargues tient encore à l'heure où nous parlons. Je ne me suis jamais senti très concerné par l'avenir de cette place, mais puisque nous avons plus ou moins décidé d'agir contre Fontanes, autant savoir si ses armées sont encore en train de camper là-bas. Ah oui, et pourquoi n'iriez-vous pas souffler à Bermond qu'il serait bon d'envoyer d'autres messagers ailleurs, pendant que vous y êtes ? Je vous sens très occupé à gérer les trois membres de votre culte, mais agir contre l'architecte de je-ne-sais-trop-quoi pourrait servir votre dieu, non ?»

« Grmf. » fit le démon. « Massillargues tenait encore, quand j’y ai jeté un coup d’œil, ça va faire trois jours. Non, deux. Je ne sais plus trop. Et de toute façon, on a pu brouiller ma vision pour me faire croire n’importe quoi. Ce ne serait pas la première fois, et comme mes pouvoirs dépendent beaucoup des maladies, en ce moment, je suis un peu limité ; s’il y avait une belle épidémie de peste à Massillargues, en revanche, ça deviendrait tout de suite plus clair pour moi. Oui, ce serait bien. Si j’avais encore du monde là-bas, ce ne serait pas si difficile de répandre quelque chose d’un peu drôle, avec tous ces gens affamés et entassés les uns sur les autres entre les murailles de la ville.

Quant à conseiller à Bermond d’envoyer d’autres messagers, je voudrais bien vous y voir. Si vous croyez que c’est simple. Je ne peux pas apparaître comme ça, juste en pétant un coup. J’ai eu besoin d’Albaron, ce soir, et je n’ai plus d’hommes à moi à Massillargues. Je crois que Raymond de Malbosc s’est occupé du dernier en arrivant, un peu avant que le siège ne soit mis devant la cité. Et puis je suis sûr que Bermond ne m’écouterait même pas si je venais en personne lui donner mes conseils.

Vous allez donc vous dépatouiller tout seuls, et tâchez de faire ça proprement, bande de petits crétins. »

Le démon marqua une pause.

« Hum, bon. Eh bien je crois que l’essentiel est dit. Tant que je suis là, je peux vous dire la bonne aventure avant de partir, si vous voulez. Et je suis foutrement plus doué que les vieilles Striganes qui vous vident les poches en vous racontant un tas de bobards. Tous des voleurs de poules, ces gars-là. Tiens, vous, » déclara-t-il à Urien, « vous allez bientôt rencontrer une personne qui tombera éperdument amoureuse de vous. »

« Quelqu'un qui... oh non, attendez, ne me dites pas que le baron de la Tour est... argh ! Mais bref...»

Urien se gratta la tête un instant et commença à se demander combien de temps le démon comptait encore rester maintenant qu'il avait dit tout ce qu'il avait à dire. Il espérait également voir partir le vieil aveugle rapidement. La puanteur devenait vraiment insoutenable et l'odeur du vomi frais n'aidait en rien.

« Bon, eh bien, nous verrons bien si vos prédictions fonctionnent même quand vous n'avez plus d'hommes à Massillargues, contrairement à tout le reste de ce qui vous avait été demandé. Oh, mais avant que vous partiez, auriez-vous une prédiction pour l'un de ces deux souaves qui m'accompagnent et ont tourné de l'oeil devant vous ? Ce genre d'informations m'amusera.»

Le démon leva une main calleuse et ferma les yeux pour mimer une sorte de transe.

« En vérité je te le dis, Urien de Havras, » déclara-t-il lentement, « ton ami Leustant aura bientôt mal à l’anus. Quant au sire d’Erguy, étant du signe astrologique de la Charrette brisée, il devra rester lui-même tout en étant conscient des attentes des autres. Il lui faudra positiver et avoir confiance en ses propres capacités pour aller de l’avant et faire des projets d’avenir avec optimisme. S’il est natif du troisième décan, il faudra qu’il fasse quelques concessions nécessaires sans pour autant abandonner ses rêves ; de bonnes nouvelles sont possibles sur le plan sentimental, mais il faudra prendre garde à se montrer déterminé pour parvenir à les concrétiser. »

Avec un bruit évoquant vaguement une flatulence humide, le démon regagna le fond de son chaudron. Urien ne voyait déjà plus que le bout de ses cornes pourries quant il fut soudain pris de vertige. Les escaliers de la forteresse qu’il avait parcourus la journée précédente se mettaient à danser une sarabande infernale devant ses yeux.


Urien se réveilla face contre terre, nauséeux, un goût de vomissure s’attardant sous son palais. À côté de lui, Leustant, qui avait le teint blême d’un malade, s’essuyait la bouche de son mouchoir. La salle d’armes était dans un état d’indicible saleté et une puanteur très-horrifique emplissait ses moindres recoins ; bien entendu, mis à part le sol jonché d’ordure, il n’y avait plus trace d’Albaron le sorcier ni du démon, ni même de son chaudron.

Urien et Leustant aidèrent Wolfram à quitter la salle, dont l’air était devenu proprement irrespirable, pour gagner la petite terrasse surplombant la cour où ils avaient rencontré Albaron le soir précédent. Il faisait à présent grand jour ; ils avaient donc dû dormir une nuit entière après l’entretien d’Urien avec le démon, puis se réveiller peu avant midi, d’après ce qu’ils voyaient du soleil.

L’air frais et pur de la montagne gasconnienne leur parut enchanteur au sortir de la salle d’armes souillée. Quoique passablement ébranlés par leur rencontre de la veille au soir et quelque peu travaillés par la faim, ils étaient en bonne forme. Aucune de leurs affaires n’avait disparu et leurs montures attendaient patiemment au bas de l’escalier qui descendait dans la cour. Les portes du château étaient telles qu’ils les avaient laissées, solidement fermées de l’intérieur.

Il leur fallut encore quelques minutes pour finir de se préparer et placer Wolfram sur sa selle. Ce dernier n'avait pas très bonne mine mais semblait tout de même en meilleure forme après avoir repris un peu de repos. Il ne fallait pas s'attendre à ce qu'il tienne de longues conversations, malgré tout.
En voyant Leustant monter à cheval, Urien repensa à la prédiction du démon et ne put s'empêcher de ricaner.

« Espérons que la journée sera plus calme que les précédentes.» déclara-t-il en se callant sur sa monture.

Une fois sortis, le chevalier de la Quête prit la tête de la compagnie pour lui faire prendre la direction du village qu'il avait vu la veille, en visitant les remparts. Si la chance était avec eux, ils croiseraient enfin des gens normaux, sans mutations ni liens avec des démons horrifiques.

Le goût horrible de sa propre bile emplissait la bouche de Leustant, et sa gourdasse était vide. Il n'avait point eu le temps de la remplir depuis qu'ils avaient rencontré Philibert. La déshydratation commençait à le gagner, il fallait qu'il trouve rapidement un ruisseau d'eau à peu près propre pour s'y abreuver, lui ainsi que sa monture.

"Dites-moi, sire Urien, que vous a donc dit ce démon putréfiant ? Que s'est-il passé ? Comment se fait-il que nous soyions toujours en vie ? Il y a des mystères que je ne m'explique point dans tout cela."

Leustant recommençait à ressentir de la méfiance envers Urien. C'était beaucoup trop louche. Ce dernier avait été l'unique témoin de la scène dans son entier, et il semblait improbable qu'il ait réussi à lui tout seul à tuer le démon ainsi que le puissant sorcier qui l'avait invoqué et à en sortir indemne.

« Hum... c'était assez étrange. Il n'a pas dit grand chose, pour dire vrai. Il était le serviteur d'un autre dieu que notre ancien guide. Il y a donc deux cultes du chaos, au moins, dans cette partie du duché, ce qui explique les hommes bêtes moisis qui n'avaient pas la même tête que ceux de Raymond. Il y a apparemment de nombreux hommes plus ou moins sorciers ou en cheville avec des sorciers qui arrivent à communiquer entre eux par magie, d'où le fait que nous étions attendus au Puech.»

Il regarda en l'air et prit un air dubitatif.

« Je ne sais pas, cette rencontre avec un démon était étrange... je ne m'attendais pas à celà. Il est reparti comme il était venu sans geste hostile et il m'a même appris que Massillargues n'était pas encore tombé. J'ignore comment nous devrions le prendre mais ce vieux gluant comptait certainement sur nous pour démasquer Fontanes et éliminer le culte rival. Voilà pourquoi il ne nous a pas mangé les pieds.»

Leustant resta pensif une seconde puis se sentit révolté.

"Tout s'explique. Mais que voulez-vous faire ? Nous n'allons tout de même point obéir à cette engeance démoniaque ! Nous deviendrions à coup sûr ses jouets sescuels !"

« Quoiqu'il arrive, il nous va falloir arrêter Fontanes avant que ce ne soit la merdre dans la totalité de notre bon royaume. Plus moyen de trouver une taverne tranquille nulle part si ce fourbe arrive à mettre la main sur la Gasconnie, soyez-en sûr. Le fait qu'un démon veuille la même chose que nous n'est pas réjouissant, mais il y a sans doute d'autres démons du côté de Fontanes qui seront bien tristes si nous le mettons en échec. Que celà, au moins, nous réjouisse. Oh, d'ailleurs, j'ai appris de la bouche dégoulinante de la créature que Fontanes avait lui-même fini par muter par la faute de ses pactes impies. Voilà qui permettra de le confondre si nous parvenons à convaincre les nobles du duché d'aller jeter un oeil par là-bas. Gardons espoir et confiance... nous verrons bien ce qui nous attend.»

Urien était étrangement décontracté, en apparence. Sans doute avait-il, quelque part, hâte de voir si les prédictions du grand-père allaient se réaliser. Au fond de lui, il eut un peu honte de placer tant de crédit dans les mots d'un monstre pareil et préféra ne rien ajouter pour le moment, mais il ne pouvait s'empêcher d'être impatient, néanmoins.

« Ah oui, et la prochaine fois que vous me voyez être gentil avec un vieux, donnez-moi un bon coup de pied.»

La chevauchée à travers les bois enneigés fut plus lente et plus pénible qu’Urien ne l’avait prévu. Bien sûr, il était toujours malaisé de juger d’un chemin depuis une hauteur ; la route à suivre pouvait alors paraître nette et évidente, pour bien souvent se révéler traître lorsque l’on s’y trouvait. En l’occurrence, les yeuses touffues, toujours vertes même au plus froid de l’hiver, empêchaient les chevaliers de se repérer dans la montagne ; ils avançaient en tâtonnant, tombant parfois sur un marais ou forcés de rebrousser chemin quand la sente qu’ils empruntaient était soudain interrompue par d’immenses et impénétrables ronciers. Ils commençaient à avoir une certaine habitude de la petite montagne gasconnienne, pour y avoir si longtemps voyagé, mais il ne leur manquait pas moins un guide. Si Urien n’avait pas eu la bonne fortune d’apercevoir le village dans le lointain, du haut de cette tour de la forteresse des Espinaux, ils eussent bientôt dû revenir sur leurs pas.

Deux ou trois fois, ils tombèrent sur le cadavre répugnant d’un homme-bête, quoiqu’ils fussent déjà loin de la clairière où avait eu lieu la bataille. Le camp victorieux avait dû traquer les rescapés de l’autre bande toute la nuit durant, et les traces du massacre étaient éparpillées dans la montagne.



L’après-midi touchait lentement à sa fin et la soirée approchait quand ils trouvèrent enfin un lieu où faire halte quelques instants. Sur les berges d’un ruisseau gelé, il y avait un tapis d’aiguilles brunies, protégé de la neige par les branches de deux grands pins. Le repos leur était plus que jamais nécessaire ; les blessures de chacun, la faim et la fatigue croissante des bêtes faisaient craindre une arrivée de nuit dans la vallée où se cachait le hameau de Grailhes -peut-être même seraient-ils encore à tenter de se dépêtrer des bois de chênes verts quand les lunes se lèveraient. Ils durent briser la glace et attendre que l’eau se réchauffe quelque peu dans leurs outres pour la boire. En raclant les fonds de leurs sacoches, ils mirent la main sur de tristes croûtons de pain rassis qui leur firent office de déjeuner. L’auberge de Grailhes n’était encore qu’un lointain espoir quand ils remontèrent en selle dans l’obscurité croissante.

Ils ne parvinrent dans la vallée qu’à la nuit tombée, mais ils y parvinrent malgré tout. Trouver le hameau de Grailhes ne fut pas une mince affaire ; ils l’avaient entrevu dans le soleil couchant en descendant dans la vallée, mais à présent qu’il faisait noir, le chemin devenait plus douteux à chaque pas. Les quelques timides lumières qui scintillaient au loin leur indiquaient cependant la bonne voie et les trois derniers envoyés de Massillargues arrivèrent enfin en vue d’une grosse bâtisse qui devait être l’auberge de Grailhes.



Alors qu’ils s’approchaient, des échos de voix et des lumières plus qu’engageantes leur parvenaient, comme autant de promesses d’un bon repas, de draps épais et peut-être même d’un bain chaud si l’établissement poussait le confort jusque-là. Après avoir longé sur quelques toises le long mur de pierres qui cernait l’auberge, ils se retrouvèrent devant un grand portail de bois, bien entendu solidement fermé à cette heure tardive.

Urien descendit lentement de selle et s'approcha de la haute porte en boitillant.
Il frappa trois coups puissants qui résonnèrent dans la nuit enneigée.

« Ohé ! Aubergiste ! Nous sommes trois chevaliers ayant fait long voyage et nous demandons l'hospitalité pour la nuit !»

Urien savait qu'aucun d'entre eux n'avait le moindre denier pour payer une chambre, un repas et du fourrage pour les bêtes fourbues et de plus en plus mal en point. Hélas, ils n'avaient d'autres choix que de s'arrêter ici.
En attente d'une réponse, Urien se mit à fouiller sous son tabard. Il sembla glisser sa main sous sa cotte de mailles et sa chemise, à la recherche de quelque objet particulier.

« Bordel de Bordeleaux, où ai-je donc foutu cette merdre ?» lâcha-t-il en s'énervant.

« J'avais en ma possession un insigne symbolisant mon statut de chevalier de la Quête. Tous les chevaliers de la Quête possèdent des choses de ce genre. Celui que je cherche est une médaille en forme de lys. La chose n'a pas grande utilité en temps normal mais j'ai pu constater qu'elle pouvait parfois servir à se faire offrir des repas gratuits. Au pire, l'objet possède une valeur marchande car il est fait d'un beau métal très brillant... enfin, il aura une valeur marchande pour peu que je le retrouve.»

Urien cherchait encore lorsqu'il lui sembla entendre de l'activité de l'autre côté de la porte. Il se figea un instant pour écouter mais sentit sous ses doigts une chose qui pouvait être l'objet recherché. Le saisissant, il le tira hors de ses vêtements et le contempla. La chose semblait belle et presque lumineuse alors qu'elle reflètait le blanc du sol immaculé. Le chevalier pensa que c'était bien le seul objet utile que son frère lui ait jamais offert.
A la réflexion, il espérait ne pas avoir à s'en séparer.

Ils virent soudain, par-dessus le portail, s’approcher le fer courbe d’une fourche ; quelqu’un venait apparemment leur ouvrir.

« Passez votre cheming, marauds de mes oneilles ! » leur cracha-t-on de derrière le mur. « Sans quoi ji vous enfourche ! Ji lon fous à la pôche ! Les vauriens et les mutants, ong a déjà donné ! »

Ils entendirent des pas précipités dans la neige, indiquant qu’un second personnage accourait en hâte à la porte.

« Petit couillong que tu es, » fit une voix plus âgée que la première, « regarde donc ung peu qui que c’est au lieu que de me les renvoyer voir chez les elfes si t’y es ! »

Le volet d’un judas protégé par une grille de fer s’ouvrit dans le portail et deux yeux inquisiteurs observèrent longuement les chevaliers avant de disparaître. Il y eut un bruit de loquet que l’on glisse, de chaînes et de serrure, puis l’un des battants de bois des portes s’ouvrit sur une petite cour, déserte à l’exception de quelques outils et d’un tas de bois couvert de neige.

« La bienvenue et le bonsoir chez moi, messeigneurs ! » fit le vieil homme mince, chauve et barbu qui venait de leur ouvrir. « Escusez de l’accueil, mais vrai, à entendre tous les soirs ces foutus mendiants et vagabonds, quand c’est point-z-encore pire venir gratter à la porte, cong, que ça vous rend nerveux même ung vieux gars comme moi, que j’ai connu le temps oùsque les loups y venaient rôder dans le village, ouais messire, c’était l’hiver 1079. »

À côté de lui, un grand gaillard armé de la fourche qu’ils avaient vue se balancer au-dessus du portail hocha la tête et renchérit.

« Beng vrai, ça, ong vit une drôle de sale époque, cong. M’eng tenez point rigueur, messeigneurs, j’ons la tête à l’envers, avec tout ça. Tenez, avant-hier soir, » ajouta-t-il d’un ton d’excuse, « je suis allé voir parce qu’y avait quelqu’ung qui demandait comme ça qu’ong lui donnerait un quignong de paing, et y frappait à la porte, le bougre. Vous me croirez si que vous voudrez, mais l’avait trois bras, le sale monstrueux ! Jon lui as jeté des cailloux et j’ons dit : « Fous le camp, mutant ! », mais pour sûr qu’y reviendra. »

« Vous êtes égarés, peut-être bieng ? » s’enquit le vieil homme. « Ou ce serait pour passer la nuit ? Fait ung sacré froid, vrai, j’avions point vu ça depuis 79 ; et regardez ce qui tombe, que dans moins d’une heure, ce sera la tempête. Vous avez dû eng baver, dans la montagne, nong ? »

Leustant, emmitouflé dans sa cape, articula :

"Oui vieil homme, nous avons eu pénible route. Feriez-vous l'hospitalité à deux chevaliers transis de froid pour ceste nuitée ? Vous serez récompensé le moment venu avec force phynances."

Il se dit qu'il aurait peut-être pu s'assurer auparavant qu'il ne s'agissait point d'agents de Fontanes, encore une fois, mais il était gelé et avait grand besoin de repos, rien ne lui importait davantage à cet instant précis qu'un bon feu et un lit douillet. Quant au reste, il pouvait bien se faire tuder par Plume-au-Cul dans son sommeil, il n'en avait cure tant qu'il pouvait, au moins ce soir, dormir sous un toit. Et puis l'aversion du moins âgé des deux pour les mutants semblait authentique, il n'avait pas l'air corrompu.

« Plutôt trois chevaliers, même si l'un n'est pas en bonne état.» réctifia Urien en levant le pouce, l'index et le majeur de sa main droite.

« Vous l'avez dit, traverser les montagnes du coin n'était pas de tout repos. Des mutants, il y en a à n'en pas douter par chez vous autres. Nous avons coupé beaucoup de leurs oneilles avant d'arriver ici et nous aimerions profiter d'un repos bien mérité, ce soir, si vous voulez bien nous faire entrer.»

« Entrez vite ! » fit le vieil homme, manifestement heureux de les accueillir. « Ça vaut rieng de laisser trop longtemps le portail ouvert, à des heures pareilles. Alors comme ça, z’avez eu maille à partir avec les monstrueux qui se terrent dans les bois, heing ? M’étonne pas, eh, ça fait des mois que c’est comme ça. Notre bong maître Arnaud devrait beng faire quelque chose, mais pour sûr, y manque d’hommes. Avec tous les hommes-bêtes qu’y-z-errent dans les bois, ces derniers temps, y préfère les garder pour défendre le Puech. Au moins, si que par chez nous ça devient genre pus vivable, ong saura-z-au moins oùsqu’aller se réfugier. »

Une fois les trois cavaliers entrés dans la cour, l’homme à la fourche se hâta de refermer les portes. On aida Wolfram à descendre de selle et le vieil homme les entraîna à sa suite vers l’auberge, d’où provenait une chanson paysanne où il était question de mettre son vit dans une boîte et de l’offrir à sa douce en guise de cadeau pour le solstice d’hiver.

« Suivez-moi donc, messeigneurs. » leur dit le vieillard. « Bienvenue à l’auberge du Canard à Trois Pattes. Je suis Hurault Chevillard, le maître de ce beng modeste établissement qui sera-z-honoré de votre présence. Mong fils Tibert va s’occuper de vos bêtes, ong a du bong fourrage aux écuries, vous tracassez pas pour ça. »

Il poussa la porte de l’auberge et s’effaça pour laisser passer ses hôtes. Une agréable odeur de cuisine qui s’attardait dans la salle commune leur vint chatouiller les narines ; la pièce était accueillante, chaude et illuminée. Malgré l’heure, de nombreuses personnes étaient encore là à siroter un vin chaud, à bavarder ou à chanter.


« Sacré vent qu’ong a ce soir. » fit l’aubergiste en refermant la porte derrière eux. « Ça doit souffler à décorner les hommes-bêtes, sur les crêtes. Pas vu ung vent pareil depuis 79. Une vraie tempête, bonne mère Shallya ! Vous avez frappé à ma porte au bong moment, pour sûr. Donnez-vous la peine de me suivre, messeigneurs, je vous vas montrer votre chambre. »

Une heure plus tard, Leustant, Urien et Wolfram étaient de nouveau dans la salle commune emplie de monde et de lumière, confortablement attablés devant une cruche de vin du pays en attendant le ragoût de mouton que leur avait promis Hurault. Leurs blessures avaient été pansées par la femme du vieil aubergiste, avec plus de soin et de savoir-faire qu’ils n’avaient pu leur en consacrer ces derniers jours. Wolfram était tiré d’affaire mais risquait fort de devoir renoncer à accompagner Urien et Leustant, s’ils persistaient à vouloir se rendre à La Tour ; avec une jambe cassée, il n’était guère raisonnable d’entreprendre un tel périple.

Un vent terrible hurlait au dehors, et un ou deux clients avaient en riant demandé à l’aubergiste s’il ne craignait pas que sa vieille cheminée ne s’envole. La neige tombait avec force ; il n’aurait pas fait bon chevaucher ou dormir à la belle étoile sur les hauteurs, cette nuit-là.



Après un bon bain chaud qui leur avait presque fait oublier le vent glacé qui engourdissait les mains et gelait les oneilles, les chevaliers avaient quitté leur chambre à l’étage pour rejoindre les buveurs de la salle commune. La compagnie, gens du cru et voyageurs mêlés, les avait accueillis avec force acclamations lorsqu’ils avaient descendu l’escalier pour venir dîner. On semblait attendre d’eux quelque conte horrifique sur les bêtes peuplant la montagne, auxquelles, manifestement, ils avaient échappé de justesse. Le vieil Hurault lui-même vint s’asseoir près de leur table, s’assurant qu’ils étaient bien servis et leur expliquant avec force détails à quel point l’hiver 1079 avait été terrible dans la région.



« Eh beh, sûr que je m’eng souviendrai, de ce soir ! » s’exclama-t-il alors qu’ils entamaient leur haricot de mouton avec appétit. « Cette sacrée tempête qu’ong croirait que Taal nous envoie ung nouvel hiver 79, et tout ce monde au Canard à Trois Pattes, ça s’était point vu depuis longtemps. Mais faut dire que depuis qu’y a tout cette panique avec ce sorcier maudit de comte de Fontanes, des tas de gens se sont lancés sur les routes. Regardez voir, je suis sûr qu’au moins la moitié des étrangers que j’ai chez moi ce soir ont fui les routiers du comte. Çà, ong dit qu’y sont terribles, pillards et violeurs comme des peaux-vertes, ces fils de chienne ! Ong a bieng raisong de dire que le pauvre duc Amaury l’est beng mal conseillé ! Si c’est point-z-ung crève-cœur que de savoir que notre bong duc s’a fait voler ses terres par ses vassaux ! Et ce pisse-trois-gouttes de régent qui branle rieng ! Moi, je le dis, la Gasconnie, c’est pus ce que c’était. Ça devient franchement malsaing, même, comme si qu’y aurait quelque chose de pourri dedans. »

Il soupira et but un trait de vin.

« Et vous, messeigneurs, qu’est-ce qu’est donc qui vous amène par chez nous ? Si vous êtes partis à l’aventure, çà, vous vous êtes pas trompés de duché. Mais pas la peine de vous prévenir, ong dirait beng que vous avez déjà eu votre content d’horreurs, dans la montagne, pas vrai ? »

Une chope de vinasse à la main, Urien, visiblement enjoué après avoir vidé quelques godets, se leva et parla d'une voix haute et claire, fixant l'auditoire à la manière d'un bateleur des rues s'apprêtant à capter l'attention de son public avant son spectacle.

« Le conte que je m'apprête à vous faire, messires, est celui de trois voyageurs. Trois chevaliers téméraires qui avaient pour mission, chacun mené par sa propre étoile de traverser le duché de Gasconnie que d'aucuns disent, malgré la pourriture de quelques sorciers qui veulent en ternir la réputation, le plus beau du Royaume !»

Laissant une partie de la salle se livrer à un hourra fort bruyant à ces mots, le chevalier prit une gorgée et commença à se déplacer.

« Mon nom est Urien de Havras, chevalier de la Quête venu de la lointaine l'Anguille. Voici Leustant de Castagne, fils d'un noble seigneur de Moussillion, et Wolfram d'Erguy dont la réputation n'est guère moindre. De l'aventure, si c'est là ce que vous recherchez, ces trois seigneurs en ont connue et même plus que l'on ne saurait dire, car ils traversèrent bien des tourments à cause du très horrifique et fort fourbe comte Albéric de Fontanes dont on dit que la femme à les cuisses plus voraces qu'une louve de 79 ! L'histoire que je vais désormais vous conter débuta il y a maintenant bien des jours en la bonne ville de Massillargues où le vil comte de Fontanes décida de mettre le siège poussé par ses vices et sa très épouvantable cruauté.»

Attrapant une cruche, Urien remplit à nouveau son verre comme s'il avait besoin de boisson pour éclaircir sa voix avant de continuer. Il posa son séant sur le bord d'une table et pencha la tête en avant comme s'il allait faire quelque révélation.

« Amené en cette ville de Massillargues par des songes de la Dame dans ma Quête du saint Calice, je me retrouvais donc pris, comme mes deux jeunes compains que vous voyez ici, dans un long siège où la fourberie et le manque d'honneur de notre adversaire se faisait plus flagrant tous les jours. J’appris d’ailleurs plus tard, croyez-le s’il vous complait, que le comte de Fontanes boit un verre d’urine de chien tous les matins, mais c’est une autre histoire qui ne manquera pas de vous montrer combien étranges sont les coutumes de l’homme. Le seigneur Bermond que chacun ici, je n’en doute pas, connait de réputation, était au comble du désespoir. Fontanes devant ses murs, ses gens de plus en plus affamés et dans l’incapacité d’envoyer de messagers à ses plus fidèles vassaux, Bermond se décida finalement à envoyer à son fidèle ami Arnaud, en dernier recours, une petite troupe de chevaliers venus de terres lointaines, car il les savait à l’abri des ensorcellements de son sorcier d’ennemi qui ne pouvait les envoûter en ignorant leurs noms. Nous prîmes donc la route avec cette mission, nous tirant de la cité de Massillargues de nuit, par une spectaculaire percée appuyée par les chevaliers de la citadelle.

A notre tête était un laquais nommé Raymond qui avait pour charge d’être notre guide, et en plus de ceux que vous voyez ici était le grand Celdric, homme farouche à la carrure de Norse… hélas, mes bonnes gens, il s’avéra rapidement que la malchance était sur nous et les accidents divers vinrent nous ralentir et firent durer notre voyage plus longtemps qu’il ne l’aurait dû.
Des mutants, au cul emplumé ou à la barbe en couille, vinrent nous attaquer après quelques jours mais la chose, qui ne sembla sur le moment qu’être une rencontre fortuite, ne nous troubla pas plus que de mesure car, après tout, là où il y a des sorciers, qui irait se surprendre de la présence de mutants ?»

Se dressant de toute sa hauteur, le chevalier monta sur une table et prit une grande gorgée. Il parla longuement et avec force détails de leur combat contre les mutants qu'il prit plaisir à décrire, souriant en se rappelant qu'à cet instant, il était au campement sous ses couvertures.

« Pourtant, nous étions loin de nous attendre à la sinistre vérité. Après quelques jours, alors que la faim nous tenaillait et que le Puech ne semblait pas pour autant se rapprocher, une nouvelle attaque de mutants, plus grands, plus féroces et mieux armés que les précédents survint.»

Une heure durant, il raconta l'affrontement de divers points de vue, en rajoutant allègrement mais ne parlant ni du faux Philbert de Montet et de ses exploits, ni de la manière dont il avait lui-même provoqué la perte de Celdric, puis fit une digression sur les mutations et parla des histoires de sa terre et des hommes-poissons de la rivière Sorbon. Par la suite, il reprit son récit de bataille, parla pendant une bonne demi-heure de la difficile vie d'errance des chevaliers de la Quête et continua son histoire de combats de manière toujours aussi dynamique et vivante.

« Avec pugnacité, ténacité et témérité, nous parvînmes à nous tirer de l’embûche à grand peine, perdant au passage le robuste Celdric. Nos corps brisés mais notre volonté intacte, nous poursuivîmes notre route et terminâmes dans de terrifiants marécages qui devaient, d’après notre guide, nous conduire au Puech.»

Après avoir dû s’interrompre pour répondre à une ou deux questions stupides, le chevalier de la Quête reprit de plus belle.

« C’est alors que de grands et terrifiques crapauds apparurent et déclarèrent vouloir nous couper les oneilles et nous marcher sur les pieds.
« Fontââânes ! Fontâââânes ! » criaient-ils en s’approchant de nous l’écume aux lèvres. Mais nous, confiants en la justesse de notre cause, nous retrouvâmes à livrer un féroce combat que nous parvînmes à gagner après moult et moult percements de gidouille. Ainsi nous fut-il alors possible de reprendre la route vers le Puech.»

Se raclant la gorge un instant, avant de reprendre ses récits, Urien vit que son auditoire était toujours captivé. Certains discutaient entre eux et semblaient acquiescer par moments, tandis que d’autres racontaient tout ce qu’ils savaient sur les batraciens géants de la région.

« Arrivés en la splendide et très impressionnante forteresse du Puech, dont la beauté et la magnificence ne sauraient être rendues par de simples mots, à moins de laisser la tâche à quelque poète de plus de valeur que moi pour l’art oratoire, nous reçûmes un accueil digne de princes et nous eûmes l’insigne honneur de partager le banquet de votre très aimé seigneur Arnaud . Ce dernier, noble et fier, déclara qu’il en cuirait à Fontanes d’avoir osé, aveuglé par ses propres sorcelleries qui le rendaient trop confiant, soyez-en sûrs, attaquer le château du grand Bermond. Après mûre délibération, Arnaud jugea que la situation était trop grave pour que seuls Bermond et ses fiers vassaux ne s’opposent à Fontanes, aussi nous proposa-t-il une nouvelle mission : tenter de nous rendre à La Tour, dont je vous demanderai une fois le récit terminé si vous en connaissez le chemin, pour y requérir l’aide d’un seigneur presqu’aussi puissant qu’Albéric lui-même... la sorcellerie en moins. Repartis avec pour nouveau guide un puissant chevalier nommé Gormont, nous n’avions pas fait une demi-journée de marche hors du Puech que les mêmes mutants qui nous avaient attaqués auparavant revinrent sur nous (hrp: ils foncent droit sur nous !), toujours aussi nombreux. »

Le récit de bataille qui suivit fut particulièrement spectaculaire et particulièrement captivant. S'il n'avait été présent, Urien aurait pu croire ce qu'il disait lorsqu'il parlait de la manière dont il avait tranché les têtes d'un horrible troll bicéphale.

« Après ce rude combat qui faillit nous être fatal, nous profitâmes d’un instant de confusion pour nous tailler un chemin sanglant à travers les infâmes mutants.

Inquiets de nous voir ainsi traqués dans nos moindres faits et gestes, nous commençâmes à penser qu’un traitre était parmi nous et il ne nous fallut pas longtemps pour le démasquer.
Raymond, le laquais qui nous servait de guide et que Bermond croyait fidèle à sa cause, était un sorcier qui avoua quelques instants plus tard, alors que nous lui faisions rendre gorge, tout ce qu’il savait. Il expliqua que le comte de Fontanes était lui-même un cruel sorcier qui désirait plus que tout mettre la main sur le duché pour y étendre son culte aux dieux noirs. Il avoua que son maître avait commencé à muter et n’osait plus se montrer en plein jour.
S'il ne confirma pas l'histoire du verre d'urine, ne doutons pas de sa véracité, cependant (hrp: m'voyez...).
Par malheurs, la hargne et la couardise des sorciers ne sauraient être minorées et nous devions l’apprendre à nos dépends à cet instant. Avant de périr sous nos coups, Raymond jeta un sortilège pour invoquer des démons qui avaient la semblance d’arbres.»

Montant sur une nouvelle table malgré sa jambe toujours fragile, Urien commença à mimer quelque combat terrifique contre des ennemis invisibles qui semblaient l'assaillir de toute part.

« Ainsi venaient des arbres mangeurs d'hommes, plus hauts qu'une masure et plus méchants qu'un collecteur de taxes ! Un venait par la droite, un autre part la gauche, bientôt ils furent cinq, dix, plus encore. Assaillis de toute part, nous luttions l'arme à la main, coupant cimes et branches mais incapables de tailler si méchantes créatures. Car vous savez tous, j'en suis sûr, à quel point il est plus aisé de tailler un arbre à la hâche qu'à l'épée. Le pauvre Gormond fut dévoré tout vif et nous ne trouvâmes notre salut qu’en nous retranchant dans le castel abandonné des Espinaux. Libérés de la voracité des démons heureusement chassés par la lumière du jour, nous prîment la route vers votre humble village, conformément aux plans de Gormont, notre défunt guide.»

Durant les moments qui suivirent, Urien se joignit à diverses tablées où les hommes l’invitaient pour lui proposer du vin, il ne manquait jamais d’ajouter une anecdote soi-disant apprise d’un marchant, d’un déserteur de l’armée de Fontanes ou de quelques voyageur, disant que le comte Albéric était un sorcier qui couchait avec des porcs, qu’il avait trois couilles ou qu’il n’osait plus sortir de chez lui tant sa figure faisait à présent peur à voir car, disait-il, ceux qui avaient partie liée avec le chaos et la sorcellerie finissaient toujours ainsi. Le chevalier écoutait attentivement, malgré les grammes d’alcool qui s’accumulaient dans son sang, et il bénit pour cela sa grande habitude des beuveries, les réponses qui lui étaient fournies. Imperceptiblement, Urien commença à répandre tel un poison de plus en plus de rumeurs autour du fait qu’Albéric n’osait plus se montrer tant il était difforme et il entendit certains reprendre cette histoire comme si elle venait d’eux. Il ignorait l’impact réel que la chose aurait sur l’avenir, mais le mot pouvait désormais circuler librement.

La salle commune de l’auberge bourdonnait à présent du bruit de conversations incessantes ; il semblait que l’extravagante histoire d’Urien était précisément ce que l’assistance désirait entendre ce soir-là. Si certains l’accueillaient avec une moue sceptique, beaucoup furent bientôt fermement convaincus que le comte Albéric de Fontanes était, du fait de ses caraudes et sorcelleries horrifiques, plus difforme qu’un homme-bête, possédait trois testicules et buvait de l’urine de chien pendant que sa femme se livrait à des boucs. Les accusations d’Urien étaient d’autant mieux accueillies que de nombreux clients de l’auberge avaient déjà mainte fois entendu dire pis que pendre du comte ; son aversion bien connue pour la lumière du jour était sans l’ombre d’un doute la preuve qu’il était un sorcier ou un vampire. Certains voyageurs venus du nord, qui avaient quitté leur foyer par peur des ravages perpétrés par l’ost de Fontanes se montraient particulièrement bavards sur la question. Peu avaient été témoins de quoi que ce soit, mais la plupart avaient beaucoup à dire sur les ignobles routiers du comte Albéric.

« Pas à s’étonner et à pousser les hauts cris si qu’y sont des pillards maudits qui boutent le feu aux chaumières du bong peuple ! Y-z-ont toujours-t-été comme ça, cong, je l’ai bieng vu quand je servais dans les gens d’armes de notre bong sire Arnaud, y a de ça beng longtemps. » fit un vieil homme en agitant une pique un peu rouillée pour attirer l’attention de ses voisins de tablée.



« C’était au printemps 1084, j’oublierai pas ça de sitôt, eh. J’étais avec les bons gars de mong village, Le Cheylard, en bas sur les bords du Rieusset, oùsque je vivais avant de venir ici. Tous des braves gaillards, et pas peur d’aller-z-à la bataille, qu’ong était, nous, de notre temps. Pas comme aujourd’hui où le pauvre sire Arnaud peut même pus lever assez de troupes pour nous défendre. Nous, à peine ong nous avait enrôlés et que le prévôt nous avait donné nos deniers de soldats, que le lendemain, ong était parti pour se battre, cong. C’est contre le seigneur de Maguielles qu’ong s’est battu, et y venait du comté de Fontanes. Il avait passé le Gué des Fées, beng loing d’ici, et ong a eu beng du mal avé les affreux qu’il avait avé lui, cong. Ong a retrouvé tout-z-ung village brûlé, et les pauvres gens, ong-z-y avait coupé les couilles ! »

Un grand murmure d’indignation parcourut l’assistance.

« Les routiers de Fontanes, c’est point nouveau, tous des voleurs, des salauds qui se moquent des dieux et des lois et qui violent les fillettes, vous verrez bieng, si qu’ung jour y-z-arrivent jusque par chez nous. Mais alors, ong sera là pour les renvoyer dans leur trou à coup de pied dans les bourses ! »

Une salve d’applaudissements et le choc de nombreux gobelets sur le bois des tables saluèrent le discours inspiré du vieux brave.

« Je dis que t’as beng raisong, mong vieux Martin, ong se laissera pas faire par ce démong de comte de mes oneilles ! » approuva Hurault. « Et d’abord, y eng a pas mal qui disent comme ça qu’y serait même point comte et que ce serait rieng qu’ung salopard de Tiléen déguisé, eh ! »

« Vé, eng tout cas, si que la tempête de cette nuit elle durerait jusqu’à ce qu’y-z-arrivent, vos soudards si mauvais du comte Albéric, y-z-auraient bieng du mal à descendre dans notre vallée ! » fit la mère Liénarde, la femme du vieil aubergiste qui avait pansé les blessures des chevaliers.



« Comme le vent souffle, mes aïeux ! J’ons point vu ça depuis longtemps. Oui, je sais, Hurault, tu as raisong, c’est tout à fait comme ce qu’ong a vu eng 79. Pour ung peu, ong me ferait croire que c’est le comte de Fontanes avec ses sorcelleries qui nous envoie toute cette neige et ce vent qui crie sur les tuiles, vous entendez ? Parti comme c’est, ong eng a pour toute la nuit, et demaing, je seras point-z-étonné que ce sera tout pareil. Vous pensez quitter le village bientôt, messeigneurs ? » demanda-t-elle en se tournant vers Leustant et Wolfram, qu’Urien venait de rejoindre après sa tournée des tables de l’auberge. « Parce qu’ong arrive au moment de l’année oùsqu’ong a la plus belle neige, té. Pour ceusses qui connaissent point la route, j’aurais beng peur qu’y se perdraient si qu’y partaient tout seuls dans la montagne. »

« Ma bonne, demaing, y faudra leur présenter Priou. » intervint Hurault. « Sûr que lui, y connaît la montagne aussi beng que nous, et même beaucoup mieux pour ce qui est au-delà des terres de notre sire. Ça fait des années qu’y colporte et qu’y va de ville en ville pour vendre ses services. Des chemins pour La Tour, je gage bieng qu’il eng connaît pour le moins douze ! »

« Assurément ! Si votre Priou est aussi un ennemi du comte, n'hésitez pas à nous le montrer. Un guide sera le bienvenu s'il est fiable.» Urien posa la main sur le bras du vieux Hurault et s'approcha de lui pour parler à voix plus basse « Il nous faut un guide, mais surtout, quelqu'un de discret. Il en va de la réussite de la mission qui nous fut confiée par le juste sire Arnaud. Rien ne devra arriver aux oneilles de Fontanes et de ses espions, aussi, si vous savez que votre gars a eu affaire à des gens du comte ou qu'il s'est rendu vers les terres de Fontanes ou d'un de ses vassaux récemment, il serait bon que vous le disiez sur l'instant.»

« Oh, pour ça, vous pouvez avoir confiance eng notre bong Priou. » répondit tout bas le vieil homme, un air de comploteur sur son visage pour bien faire entendre à Urien qu’il ne prenait pas leur mission à la légère. « Vous devriez l’entendre quand il parle du comte Albéric, cong. Il n’a de cesse de répéter que c’est ung misérable qui ruine le commerce et persécute les braves et honnêtes gens. Vous savez, le Priou, ça fait beng longtemps qu’y colporte, y va vendre sa camelote ung jour ici, ung jour là, et comme ça fait des années qu’il est à ce régime-là, beh, à force, y connaît le pays comme sa poche. Je crois beng que dans toute cette partie du duché, y a point seulement-z-ung seul pateling qu’il y est point-z-allé.

Avé la campagne de l’ost de Fontanes, il a ung mal de chieng à vivre ; jugez plutôt : dans le nord du duché, tout le monde a peur, c’est pas franchement l’heure de lui acheter des choses. Et pis encore, les hommes du comte aiment point trop qu’ong se déplace d’ung fief à l’autre. Y disent qu’y sont eng guerre, et qu’y faut s’y faire. Et quand la marchandise leur plaît fort, y-z-hésitent pas bieng longtemps avant de se servir. C’est notre bong Priou qui m’a dit tout ça. C’est pour ça qu’il est des nôtres, alors qu’y passe rarement par ici, eng hiver.

Si vous voulez ung guide, ce serait celui-là que je vous conseillerais plutôt que n’importe quel autre, et sans hésiter. Mais faudra le convaincre, et si je connais mong Priou, ça se peut bieng que vous aurez de l’ouvrage. Faut beng que je vous dise aussi, même si ong peut dire qu’il est de mes bons amis, qu’il est pas facile à vivre. C’est beng pour ça qu’y s’a fait colporteur, c’est… eh, beh c’est parce que partout oùsqu’y s’installe, ong a tôt fait de pus le supporter. Ou alors, c’est lui qui peut pas blairer l’endroit, je sais pas trop. Ung sacré bong forgerong, pour sûr, le meilleur que je connaisse, mais ung sale caractère. Et pis surtout… enfing, vaudrait mieux que je vous eng dise pas plus. Vous pourrez juger vous-mêmes demaing mating, quand vous le verrez visuellement. Pour l’heure, y dort dans sa chambre, et si que je le réveille, soyez sûrs qu’y fera ung tel scandale de ma merdre que personne dormira de la nuit, dans cette auberge ! Il est arrivé cet après-midi, et il a eu du mal à passer les montagnes ; crevé, qu’il était, et y s’a couché de bonne heure, alors que ça lui ressemble guère. Y vous en dira plus lui-même. »

Un guide bourru et insupportable qui détestait Fontanes valait certainement mieux qu'un mielleux et docile qui finirait par les trahir. Malgré tout, Urien n'était pas très impatient de rencontrer le personnage et était décidé à profiter au maximum de la soirée et des boissons qui s'offraient à lui.
A bien y réfléchir, Urien pensa qu'il serait bien resté quelques jours pour profiter d'un bon lit et de nourriture plus abondante mais, avec l'armée d'Arnaud en alerte, la chose pouvait s'avérer risquée. Mieux valait repartir rapidement.
Demain, il prendrait la peine de se raser et verrait s'il pourrait glaner quelque chose auprès de leur guide/forgeron. Avec un peu de chance, il leur serait possible d'emporter un peu de nourriture. Enfin, et seulement alors, il se sentirait prêt à repartir.

Leustant, Urien et Wolfram ne regagnèrent leur chambre qu’assez tard dans la soirée, salués chaleureusement par les quelques buveurs qui s’attardaient encore au coin du feu pour entendre Martin, le vieux soldat, raconter la fameuse campagne du père d’Arnaud contre les gobelins de la forêt de Gaillac, en 1087, à laquelle il avait pris vaillante part. Alors qu’il aidait Wolfram à monter les marches de l’escalier aux planches grinçantes, Leustant entendit le vieil Hurault applaudir au récit de son ami et ajouter que l’hiver 79 avait décidément été fort rude.

Les trois chevaliers partageaient la dernière chambre libre de l’auberge. Hurault leur avait fait un long discours sur le nombre exceptionnel de ses clients pour cette période de l’année ; il se félicitait par ailleurs qu’une chambre fût restée inoccupée, sans quoi il eût été forcé de loger ses nobles hôtes au dortoir, avec les gens de peu. Cette dernière remarque et le soin qu’il avait montré à les satisfaire en toute chose tout au long de la soirée ne pouvait que leur rappeler que leur manque de phynance poserait tôt ou tard quelque problème.

La chambre était rustique, mais propre et confortable ; le Canard à Trois Pattes semblait être une auberge prospère. Au dehors, un vent terrifique soufflait sur les lointaines crêtes de la montagne et venait hurler entre les tuiles et les volets, mais grâce aux dieux, ils étaient à l’abri et au chaud sous les couvertures du grand lit de chêne qu’ils partageaient. Le bruit de la tempête dans la nuit les accompagna jusqu’à ce qu’ils fussent endormis.


Encore un peu troublé par un rêve absurde dans lequel un gnome très laid pourvu d’un sexe prodigieux le poursuivait à travers la montagne enneigée battue par les bourrasques, Leustant risqua un œil par-dessus ses draps et vit Urien occupé à se raser devant une plate d’armure qui lui faisait office de miroir. Une fois vêtus, ils descendirent tous deux dans la salle commune en compagnie de Wolfram. La mère Liénarde les y attendait, commentant avec deux voyageurs de passage la tempête de la nuit. Ils entamaient un pain tout juste sorti du four quand Hurault vint les rejoindre, les épaules blanches de neige, déclarant que cet hiver, c’était vraiment reparti comme en 79.

« Bieng dormi, j’espère, messeigneurs ? » leur demanda-t-il. « Vous avez point dû avoir peine à trouver le sommeil, vu comment que vous paraissiez fatigués, hier soir, mais sûr que ça a soufflé comme pas souvent, cette nuit. Et ça continue, notez bieng, je viens d’aller chercher du bois pour le feu, eh beh, y neige encore à remplir le lac d’Argilan. Çà, ong a du souci à se faire pour les oliviers et les arbres fruitiers, cet hiver. J’eng connais qui vont geler sur pied, et pour la récolte, au printemps, bonjour ! Comme eng 79. Dans la régiong, vous verrez jamais ung olivier qu’a plus de quarante-sept ans tout pile : z’ont tous gelés eng 79.

Bong, et quand vous aurez fini de déjeuner, ong vous présente notre maître Priou, le bong guide que je vous parlais hier au soir ? Histoire de voir si vous pouvez vous entendre avé lui. Après, sûr que vous risquez point de partir aujourd’hui, avé cette neige. Quant bieng même que ça s’arrêterait avant midi, vous pourriez à peine sortir de la vallée tellement les chemins y seront pris dans la neige. Dans ung sens, té, c’est pas dommage : c’est justement ces jours-ci que les collecteurs de l’impôt devaient passer au village ramasser la phynance. Avé la neige, je veux bieng manger mes vieux sabots si quelqu’ung arrive à passer dans notre vallée. »

Urien trouva dommage l'absence du collecteur de taxes. Le tuer sauvagement, cacher son corps sous un mètre de neige et payer la chambre de l'auberge avec la phynance même qu'il aurait prélevée sur les villageois n'était pas une idée déplaisante, d'autant que d'empêcher ce fourbe d'Arnaud de récupérer ces taxes ne pouvait constituer une mauvaise action.
Ceci dit, le chevalier considérait avoir payé sa première nuit avec son récit et il pensait pouvoir faire valoir le fait qu'ils avaient été mandatés par le seigneur Arnaud lui-même au moment de payer. Au pire, il laisserait Wolfram en caution (hrp: merci du cadeau, hein).

Il mangea lentement, attendant que les oneilles indiscrètes s'éloignent pour échanger quelques mots avec ses compagnons.

« Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais cette neige devrait ralentir ceux qui pourraient éventuellement être à nos trousses et peut-être même leur faire rebrousser chemin vers le Puech. Si ce guide est aussi bon que le vieux le dit, il se pourrait que les choses prennent une légèrement meilleure tournure pour nous... même si je dois avouer que je resterais bien ici quelques jours de plus. Je vois dans vos yeux, sire Wolfram, que vous ne pensez pas autrement et je crois que nous avons tous senti qu'il vous faudrait rester ici et abandonner l'idée de nous accompagner. Sur la troupe qui quitta Massillargues, je crois que peu arriveront au bout, finalement.»

Il fallait bien se rendre à l’évidence : Urien était dans le vrai, Wolfram ne pouvait pas sérieusement envisager pareil voyage. La Tour était encore loin, et l’hiver était plus rude que jamais. Quitter la vallée par quelque col enneigé tournerait vite au calvaire pour qui n’avait pas le plein usage de ses membres ; et si la tempête ne cessait bientôt, ce serait tout bonnement impossible.

Laisser Wolfram en arrière n’avait rien de très engageant, cependant. Si le vieil Hurault ne s’était pas trompé, il n’y avait guère de risque de voir arriver les hommes d’Arnaud au village dans l’immédiat, mais si Wolfram restait à l’auberge pour y soigner sa jambe brisée, on pouvait craindre qu’il finisse par être reconnu comme l’un des hôtes fugitifs du seigneur du Puech. Pire encore, il ne serait dès lors pas bien difficile de découvrir le chemin pris par ses compagnons, s’ils avaient eu le temps de fuir : tous les foyers de Grailhes devaient à présent connaître l’absurde épopée contée par Urien la veille, ainsi que le but de leur périple.

S’ils voulaient se rendre à La Tour, le plus urgent était néanmoins de trouver un guide compétent, au moins pour quitter la région montagneuse dans laquelle ils n’erraient que depuis trop longtemps. Par la suite, une fois loin du Puech et des gens d’armes ainsi que des hommes-bêtes lancés à leurs trousses, il leur serait peut-être possible de chevaucher seuls en demandant régulièrement la route de La Tour, qui ne pouvait qu’être bien connue des gens du pays. Hurault, dès leur déjeuner achevé, insista pour leur présenter ce fameux maître Priou -Onésime de son prénom- qui était censé pouvoir les mener en un clin d’œil à l’autre bout du duché, ou en tout cas hors de la vallée, pour commencer.

« Il est déjà-z-au travail à l’écurie, lui qu’est pourtant pas du mating et qui abat pas grand travail avant midi, d’ordinaire. » leur dit Hurault en les y conduisant. « Y répare je sais point quoi, ung fer de sa mule qu’a parti eng couille ou autre. »

En effet, quand l’aubergiste poussa la porte des écuries, on entendait nettement le bruit d’un marteau. Tibert, le fils d’Hurault, qui avait si rudement accueilli les trois chevaliers la vieille au soir, soutenait la patte arrière d’une mule robuste et trapue pendant qu’une silhouette agenouillée ajustait un fer au sabot. Alors qu’ils s’approchaient, une chanson s’éleva haute et claire, bien audible malgré le choc du marteau et le vent qui hurlait au-dehors.

« On entend sous l’ormeau
Battre la merdre, battre la merdre ;
On entend sous l’ormeau
Battre la merdre à coups de marteau ! »

« Onésime ! » fit Hurault en élevant la voix pour couvrir la chanson. « Voilà ceusses que je t’ai parlé qui connaissent point la régiong et qu’ont besoing de s’eng aller à La Tour. »

« Ouais, je sais, sac à merdre ! » grogna le dénommé Onésime. « Je sais bien ! »

Il abandonna sa tâche, et se redressa gauchement en s’essuyant les mains sur un vieux tablier de cuir. Debout, il dépassait à peine la taille du défunt Hugo. Il portait une barbe abondante surmontée d’un visage assez ingrat dont la laideur était parachevée par un nez fort long, évoquant vaguement quelque courge ou racine.



« Alors, de par ma merdre, qu’est-ce qu’y a-t-y pour votre service, mes beaux seigneurs ? On veut se tirer les pieds de ce trou à merdre ? »

Urien demeura interdit un moment. Il se tourna vers Leustant et haussa les sourcils.
Il avait bien fait quelque rêve épouvantable il y avait peu de temps où un gnome en voulait à sa vertu, mais jamais il n'aurait pensé en croiser un pour de bon, or l'être qui lui faisait face était bien tel qu'une chanson lui avait dépeinte cette espèce: plus petit qu'un nain, plus barbu qu'un halfling et plus grincheux qu'un sloar géant.

Le chevalier de la Quête pensa qu'il était préférable de ne pas prendre trop de pincettes avec le personnage car, lui, ne semblait pas habitué à vraiment mettre les formes lorsqu'il s'adressait à des hommes de la noblesse. A dire vrai, ses mots de politesse semblaient tellement peu naturels qu'ils en étaient comiques. Un esprit libre et indépendant issu d'une race de râleurs réputés pour n'avoir aucune affinité avec quelque autre peuple devait placer tous les individus qu'il rencontrait sur le même plan sans distinction. Il faudrait faire avec. Le prendre de haut aurait un effet catastrophique, rire ou s'offusquer tout autant.
Tentant de prendre un ton aussi neutre et décontracté que possible, Urien répondit.

« Nous avons besoin d'un guide discret et efficace pour aller à la Tour. Nous n'avons pas de cargaison, ce serait juste pour deux chevaliers. Nous avons des armes et des montures.»

Alors qu’Hurault faisait signe à son fils de s’éloigner pour les laisser discuter en paix, l’étrange petit personnage dévisagea chacun des chevaliers, s’arrêtant longuement sur Urien qui, sans qu’il sût pourquoi, n’appréciait guère son regard ; en fait, il ne pouvait s’empêcher de le trouver un peu trop avide, et même singulièrement concupiscent. Onésime Priou était plus petit, moins massif et large d’épaules que l’étaient habituellement les nains, mais il semblait aussi plus vif et plus habile à sa façon.

« Un guide discret et efficace, hein ? » demanda-t-il en fixant Urien, la voix étrangement radoucie. « C’est tout moi, ça, de par ma merdre. J’connais la région comme ma merdre, ouais, et c’est pas un de ces bouseux que vous avez dû croiser dans c’village qui pourrait en dire autant. Sur ma merdre, c’est bien le bout du monde si y vont une fois l’an chez leur grand-tante du hameau d’à côté. » fit-il en ricanant. « L’vieil Hurault a dû vous dire que je fais le colporteur dans ces montagnes depuis des années. Mais ces derniers temps, c’est dev’nu la merdre, avec les hommes-bêtes de partout, derrière chaque arbre et chaque pierre, merdre au cul ! et les mutants qui s’planquent dans les puits (rigolez pas, j’l’ai vu d’mes yeux !) et les gobs qui traînent à trois pas d’ici. Et d’main, ce s’ra quoi ? Des démons qui sortent des tiroirs ?

Moi, j’ai perdu le plus gros de ma marchandise y a de ça deux jours, à la Passe de la Merdre (savez pas où c’est ? normal, j’dois être un des seuls à connaître c’t’endroit, même que c’est moi qui lui ai donné c’nom-là). Saloperie de mutants. Et pis encore, j’ai perdu les deux braves gars avec qui je faisais mon commerce, ils les ont eus. J’ai pu sauver seulement que ma vieille mule, mes outils et trois bricoles, pissemerdre ! cornes à merdre ! Y faut pourtant que je me remette en route, j’vais pas rester dans ce patelin de merdre jusqu’au printemps. Alors si vous voulez que j’vous guide jusqu’à La Tour, messeigneurs, c’est pas d’refus. J’aurai bien besoin de compagnons de voyage si j’veux pas laisser ma peau en route. Pour tout vous dire, je m’demandais même si j’allais pas devoir engager des gardes, alors vous m’ôtez une sacrée épine du pied, sac à merdre. Et puis les affaires sont pas plus mauvaises à La Tour qu’ailleurs.

J’peux vous mener jusqu’au pied d’la forteresse du baron largement à temps pour fêter l’Nouvel An avec lui, des fois qu’vous seriez invités. Et même, je vous demanderai pas un denier. En revanche, faudra être prêts à faire un ou deux détours ; j’ai ma merdre à vendre, moi. Mais vous inquiétez pas des détours, vous arriverez quand même plus vite comme ça qu’avec n’importe quel autre guide. Et aussi plus discrètement. » ajouta-t-il avec un clin d’œil.