[IYAQCDPDLDDG] Chapitre III

Urien tendit la main au petit personnage.

« Bien ! Nous voilà en affaire. Venez donc boire avec nous quand vous en aurez fini ici.»

Il n'avait aucune envie de passer du temps avec un individu aussi grossier et désagréable, mais il lui semblait sentir un malaise presque palpable. Mieux valait se faire bien voir de leur guide et se tenir tranquille tant qu'ils se trouvaient dans le village.

La tempête de neige ne cessa pas avant midi. Le vent soufflait encore sur les lauzes du toit de l’auberge quand les chevaliers se mirent à table. Répondant à l’imprudente invitation d’Urien, Onésime ne tarda pas à venir les rejoindre pour partager un pichet de vin, voire plus. Il paraissait ne rien ignorer de l’héroïque récit de la soirée précédente et se montra fort curieux de leurs aventures, réclamant des détails sur les crapauds des marais du Rieusset, auxquels il n’avait jamais cru qu’à moitié jusque-là, ou sur les diverses perversions sexuelles qu’Urien avaient attribuées au comte de Fontanes et à son épouse.

Quand il apprit que l’armure du chevalier de la Quête était en morceaux, il insista pour la remettre en état au plus vite ; il offrit de même de s’occuper de celles de Leustant et de Wolfram. Le paiement n’importait guère, disait-il, et ils trouveraient bien moyen de le remercier de ce service plus tard. Il finit même par déclarer de sa voix bourrue, et toujours avec force « merdre » et « sac à merdre », qu’il travaillerait volontiers pour rien.

« Faut bien que j’garde la main. » grogna-t-il. « Par ici, les gens ont déjà leur forgeron de merdre pour les petits boulots même pas dignes d’un apprenti. Et d’ailleurs, je me contenterai de donner trois coups de marteau à merdre de-ci de-là pour redonner forme aux plates. J’vais pas vous demander cent écus pour ça alors que vous allez m’épargner de payer des mercenaires en v’nant avec moi. »

Ils ne quittèrent pas le hameau de Grailhes le lendemain, ni même le surlendemain. La tempête ne cessa qu’au matin du troisième jour depuis leur arrivée à l’auberge du Canard à Trois Pattes. Le vieil Hurault et sa femme, habitués à prévoir le temps qu’il ferait dans leur vallée d’un simple coup d’œil au ciel, s’accordaient sur le fait qu’il y aurait au moins une ou deux belles journées après ces terribles chutes de neiges. Onésime, pressé de quitter le village, sauta sur l’occasion et annonça aux chevaliers qu’ils profiteraient de l’accalmie pour se risquer dans un col étroit et oublié, abrité du vent et de la neige, qui devait être encore praticable avec un peu d’efforts. Aucune route ne conduisait jusque là, et le col débouchait hors de la vallée sur un plateau désert et accidenté, mais ce n’en était pas moins la meilleure route, d’après lui. Il fut décidé qu’ils partiraient le lendemain à l’aube.

« Ringil est avec nous, sac à merdre. » leur fit Onésime ce soir-là alors qu’ils étaient attablés autour d’une cruche de vin chaud. « Cette merdre de neige a l’air de vouloir s’arrêter à la fin des fins. Une fois sortis de c’te vallée, ce s’ra d’la tarte à la merdre, z’allez voir, messeigneurs. Pisque vous connaissez pas le pays, j’vais vous montrer l’chemin. Rien d’sorcier. »

Il tira de sa poche une carte rudimentaire de la région tracée sur vieux morceau de parchemin mainte fois gratté et y indiqua la route qu’ils suivraient avec un charbon pris dans l’âtre de la salle commune.



« Tenez, » fit-il tout en dessinant, la langue tirée. « là, c’est Le Puech, avec Grailhes juste à côté, m’voyez ? Bon. On va s’diriger vers le village de Folcheran, au sud-ouest, ensuite on passera le Tarnon au Pont aux Fées, pis on descendra vers Castel Couillard, et on s’arrêtera ensuite à Saint-Guiral, où on passera l’Oubret. Pas la peine de prévoir plus avant, avec la merdre qu’il y a dans le duché, on risque bien d’avoir à changer d’route, et pas qu’une fois. Alors, pissemerdre, z’en dites quoi ? »

Urien regarda la carte d'un air sérieux alors qu'il tentait de retenir le mieux possible les noms des seigneuries et leur position, juste au cas où ils viendraient à perdre leur nouveau guide. Les mauvaises expériences qu'ils avaient connues avec les deux précédents, tous deux sorciers, avaient de quoi rendre prudent.
Pour l'heure, mieux valait essayer de collecter quelques informations sur les autres domaines qu'ils rencontreraient sous peu, si les dieux leur prêtaient vie.

« Je ne vois nul pont sur l'Oubret, à Saint-Guiral pas plus qu'ailleurs, est-ce guéable en cette saison ? Mais, si l'endroit où vous voulez nous faire traverser est près d'une ville, je suppose que le lieu de la traversée est bien connu, ce qui, je dois l'avouer, me préoccupe légèrement. Mais, bon, les affaires sont les affaires et je suppose que cette ville sera un passage obligé pour votre commerce. Nous allons rester un moment dans la seigneurie de Maurines, me semble-t-il. Je n'en ai jamais entendu parler, que savez de ce seigneur ?»

Ecoutant les réponses du forgeron gnome (et ce malgré le flot de jurons qui les accompagnaient), Urien continua ensuite à manifester son intérêt pour les informations que cette carte sommaire lui fournissait. Il voyait qu'il leur faudrait repasser non loin du Puech, mais ils n'avaient pas le choix. Un autre point attira son attention et il décida de faire part de son embarras à leur guide.

« Hum... en revanche, puisqu'il nous faut aller à La Tour, je suppose qu'il serait bon que nous évitions Perbrancas comme lieu de passage, ne pensez-vous pas ? J'ai compris qu'il nous faudrait sans doute improviser après Saint-Guiral et aviser en fonction de la situation, mais je crois qu'il serait bon de prévoir dès maintenant quelques options qui ne nous entraineraient pas chez l'ennemi juré du baron chez lequel nous nous rendons.»

« Alors déjà, pour c’qu’est des ponts sur l’Oubret, » répondit Onésime, « faut pas vous en faire, y en a un à Saint-Guiral et un autre à Auriol. C’est la carte qu’est pas précise. Et salement dessinée, une vraie merdre. Vous y fiez pas trop. Si le Pont aux Fées y est, c’est que c’est un endroit connu, par ici. L’vieil Hurault pourra vous faire des tas de contes absurdes sur des saletés d’elfes qu’enlèvent les enfants qui passent le pont certains jours à certaines heures, quand la lune de Morr est levée, ou j’sais pas quoi. C’qu’y faut ret’nir, c’est qu’c’est l’seul endroit où on peut facilement traverser la rivière à des lieues à la ronde.

L’Oubret, le Tarnon et les autres cours d’eau de la région seront sans doute gelées, au moins un peu sur les rives, mais certainement pas assez pour passer dessus. Faudra pas rater les ponts. Je connais quelques gués, mais je me risquerais dans aucun d’entre eux par cette saison, et les quelques bacs qu’y a seront p’t’êt’ pas bien drôles à prendre, en c’moment.

Quant à Maurines, y a pas grand-chose à en dire. C’est pas une terre bien riche, et à part la petite foire de Saint-Guiral au printemps, y s’y passe pour ainsi dire rien. Le sire Artaud, qui tient le fief, est un peu coincé entre ses deux voisins, le vicomte de La Coste et le marquis de Perbrancas, mais il a l’air de rester à sa place et de pas s’attirer de merdre. Tant que les routiers de Fontanes resteront dans le nord et descendront pas par ici, Artaud aura pas à choisir son camp. Mais si ça change, pissemerdre, je suppose qu’y suivra le marquis Foulques, surtout si celui-ci décide de s’allier à Fontanes, c’qui paraît encore le plus sûr, cornes à merdre. En tout cas, si vous avez un souci avec Perbrancas que vous préférez garder pour vous, soyez bien sur vos gardes. Si, par exemple, le marquis vous cherchait des merdres, je serais pas étonné que ses gens soient autorisés à venir vous traquer jusque dans la seigneurie de Maurines, Artaud s’y opposerait sans doute pas. Mais d’après c’que vous me dites, si votre seul défaut c’est d’aller à La Tour, sac à merdre, vous risquez rien à Maurines, et Perbrancas devrait pas être bien dangereux non plus, si vous évitez de crier sur les toits que vous êtes des intimes du baron Fulcrand. De toute façon, passer par Perbrancas, ça nous f’rait faire un grand crochet pas bien utile. On le fera sans doute pas. Y nous suffira de prendre la route du sud à partir de Gabriac, je pense. »

L'arrêt à Saint-Guiral pouvait être bénéfique pour continuer à répandre ses rumeurs sur Fontanes, mais il faudrait être prudent. Les grandes villes étaient sans doute chargées d'hommes soumis à Fontanes et d'oreilles indiscrètes en tous genres. Observant une nouvelle fois la carte, Urien y chercha toutes les places qui semblaient plus importantes que les autres.

Outre Saint-Guiral était Valfons, à la limite de la seigneurie de Perbrancas.
Les deux cités étaient construites sur les bords des rivières locales, ce qui signifiait certainement qu'elles étaient ouvertes au commerce, du moins à la belle saison. Dès lors, même si les voies fluviales ne devaient pas être praticables en cette saison, il devait néanmoins s'y trouver quantité de gens étrangers à la ville à tout moment de l'année sans que les locaux en soient surpris et il était donc possible à Albéric d'avoir des hommes dans les deux places depuis un moment.
A bien y réfléchir, en prenant cette donnée comme base de réflexion, des cultistes affiliés à Fontanes ou au "grand père" et sa clique devaient d'ores et déjà être bien installés sur les lieux et faisaient en ce moment même pencher la balance du mauvais côté. Urien ne put s'empêcher de relever ce que venait de dire Onésime au sujet de Perbrancas: Foulques était sans doute sur le point de rallier Fontanes.
Si c'était bien le cas, leur entreprise était presque perdue d'avance. De plus, aucune ville n'était sûre pour eux. Les adorateurs du chaos étaient implantés dans ces petites cités qu'il voyait sur ce bout de carte et sans doute bien d'autres encore, et ce, depuis fort longtemps. Ils avaient peut-être déjà convaincu Flouques de se joindre à eux corps et âme, ce qui était pire qu'une simple alliance militaire.

Mais alors, qu'en était-il de Fulcrand de La Tour ?
Si ce dernier avait, par chance, évité de céder à l'un de ces cultes odieux, disposait-il d'une force militaire suffisante pour vouloir s'opposer à Fontanes à partir du moment où Perbrancas se rangeait également de son côté ? L'idée avait été, plus que de convaincre le baron de la Tour de prendre les armes, de l'utiliser pour alerter la cour du duc et la haute noblesse, mais si une force impossible à arrêter était déjà en train de se lever, ne se joindrait-il pas simplement à elle ?

Las, le chevalier de la Quête sirota tristement son vin. Il se demandait bien pourquoi la tâche de sauver tous ces idiots lui revenait à lui qui n'avait plus qu'envie de se prélasser dans un endroit chaud. N'ayant plus d'informations à demander, il ne décrocha plus un mot pendant un long moment, contemplant les flammes de la cheminée en soupirant.

La nouvelle année. Ainsi la Nuit des Sorcières approchait, pensa Leustant. Il avait perdu le compte précis des jours et des semaines depuis que lui et ses compagnons avaient quitté Massillargues, et cela ne l'avait point dérangé car les jours saints de la Dame et des autres dieux lui importaient peu. Mais il avait un mauvais pressentiment pour la nuit des Sorcières, surtout dans le contexte où ils se trouvaient alors. Des cultes infasmes de mutants menés par des sorciers malesfycques étaient à leurs trousses et les dieux seuls savaient ce que pouvaient faire de telles créatures impies lors des Sorcières, quand les deux lunes seraient pleines.

"Bien, je pense que nous devrions prendre une bonne nuitée de repos avant un tel voyage. Je vous remercie pour votre sollicitude, Priou, votre connaissance de la région nous sera d'une grande aide. Et grâce à vous nos armures sont en meilleur état qu'elles ne l'étaient en arrivant à Grailhes, la vue de deux chevaliers vous accompagnant devrait suffire à descourager les petits brigands et autres menaces de moindre importance qui pourraient nous guetter sur la route."

« Bien dit, pissemerdre ! » répondit Onésime. « Et on en aura besoin, sans doute, vu tout c’qu’on m’a dit sur des bandes de peaux-vertes en maraude dans le coin. »

Il sauta de son tabouret et remit sa vieille carte en poche.

« Allez, courage, messire Urien. » fit-il au chevalier de la Quête qui contemplait les flammes d’un air un peu mélancolique. « Vous verrez, la région est pas si moche, après tout. Et vous y serez vite, à La Tour. »

Il tapota amicalement le dos d’Urien, sa main se rapprochant dangereusement du postérieur du chevalier, sans doute à cause de sa petite taille qui l’empêchait d’aller beaucoup plus haut.

La mère Liénarde vint passer un coup de chiffon sur leur table et y déposa quelques couverts en prévision du repas. Elle leur promit un bon plat de sanglier au vin avant de disparaître en cuisine. Alors qu’à quelques pas de là, un malheureux client de l’auberge qui avait eu l’imprudence de prendre Onésime pour un nain avait droit à une furieuse leçon sur l’histoire du peuple gnome (généreusement assaisonnée d’innommables jurons), une jeune servante demandait pour la troisième fois un récit détaillé de ses aventures à Leustant. Elle n’était, semblait-il, pas insensible au charme du jeune chevalier errant -quoiqu’elle ignorât, il est vrai, que sous le pansement ensanglanté qui lui donnait un air si héroïque, Leustant eût l’oneille horrifiquement mutilée.

Urien demeura figé, les yeux écarquillés, durant un bon moment. Le mouvement du gnome au moment de partir suscitait chez lui une certaine angoisse. Il repensa à la prophétie du démon et remarqua que ses mains tremblaient.
De leur trois guides, celui-ci était peut-être le moins fiable, finalement... et ce sans être forcément chaotique. Le chevalier de Havras l'avait toujours pensé: il fallait se méfier des gens de petite taille, en particulier s'ils n'étaient pas humains. A peine débarrassé d'un halfling insupportable, il devait à présent composer avec un gnome très probablement sodomite.

« Vivement La Tour !» laissa-t-il échapper.

Il commençait à se faire tard aussi il décida d'abréger un peu son récit (dans lequel il avait volontairement ommis les passages où il s'était enfui comme un couard), surtout que cela faisait deux fois qu'il le réitérait à la demande de la jeune servante. Leustant la trouvait plutôt attrayante, et il avait déjà oublié Margilde, il n'était pas contre un peu de compagnie ce soir-là, après toutes ces semaines de voyage sans une seule femme, même si cela allait rendre sa nuit bien plus courte et moins reposante qu'il ne l'avait espéré au départ. Sa réplique allait sûrement faire un peu cliché, mais qu'importe...

"... puis, avec messire Urien, nous sommes arrivés ici. Mais assez parlé de moi. Cela fait une demi-heure que je vous parle et je n'ai point encore eu l'honneur de connoistre votre nom, ma damoiselle ?"

« Amelotte, pour vous servir, messire. » répondit la jeune fille avec une révérence maladroite qui montrait qu’elle n’était guère accoutumée à ce geste. « Ce sont des aventures bieng extraordinaires que vous me contez là. Nous n’eng entendons guère, par chez nous, mais il faut dire que peu de chevaliers viennent se perdre jusque dans notre vallée ; ce sont surtout des colporteurs, des marchands et des pèlerins de passage qui couchent ici. Pour moi, des chevaliers comme vous, je serais bieng aise s’il eng passerait plus, messire Leustant. »

« La neige s’est arrêtée de tomber, et c’est pas dommage, » fit Hurault en s’asseyant non loin de Leustant qui continuait de conter fleurette à la jeune servante, « mais qu’est-ce qu’y a encore comme vent. Et un vilaing froid, cong, comme en 79. Sûr que ça nous change de l’hiver dernier. »

« Quand ça change, ça change. Faut jamais se laisser démonter. » fit un homme du nom d’Aimery, dont on leur avait dit qu’il était berger. « Et le gros Mahiet, il est pas là, ce soir, Hurault ? »



« Je parierais pas là-dessus. » répondit l’aubergiste. « Tu sais comment qu’elle est, sa femme, dis. Paraît qu’elle a refusé de lui ouvrir quand il est rentré chez lui, l’autre soir. Faut dire aussi qu’y rentre ung peu trop souvent saoul comme ung cochong. Vous croyez qu’il oserait venir ? »

« Les cons, ça ose tout. » ricana Onésime en tournant la tête de leur côté, pendant que l’homme qui l’avait pris pour un nain en profitait pour prendre la fuite. « C’est même à ça qu’on les r’connaît. »

Le gnome n’avait pas achevé sa phrase que la porte de l’auberge s’ouvrit, faisant pénétrer une bourrasque glacée dans la salle, et un gros homme entra en saluant l’assemblée.



« T’es finalement venu, le Mahiet ? » demanda Aimery, un grand sourire aux lèvres. « T’es sûr que tu t’as pas gouré ? »

« Je me goure jamais, cong. Eng rieng » répondit le dénommé Mahiet, qui s’assit à la table d’à côté en compagnie d’Hurault et d’Onésime pendant que la mère Liénarde sortait de la cuisine avec une grande marmite en grès et commençait à servir les chevaliers.

« Bong, j’ai bieng soif, moi. » grogna le gros Mahiet. « Ong pourrait peut-être s’eng faire ung petit. Heing ? »

« Ça, le fait est. » répondit Hurault. « Seulement, avec ce froid et les clients comme toi qui boivent comme des trous, j’ai pus grand-chose. Qu’est-ce qu’ong fait, ong se risque sur le… le bizarre ? Eh ! ça va rajeunir personne. »

« Ah, beh, nous voilà sauvés. » fit Mahiet qui s’approcha de la table.

« Sauvés, faut voir. » murmura Hurault, qui revenait de derrière les vieux tonneaux qui lui servaient de comptoir avec une bouteille poussiéreuse à la main.

« Tiens ! » fit Amelotte, l’air amusée. « Vous avez sorti le vitriol, maître Hurault ? »

« Beng pourquoi tu dis ça ? » s’inquiéta Aimery.

Le vieil aubergiste eut un léger rire en vidant la bouteille dans de petits gobelets en terre qu’il distribua à tout le monde, en commençant par les chevaliers qui entamaient leur sanglier au vin.

« Il a pourtant l’air honnête. » fit Aimery en jetant un œil dans son gobelet.

« Sans être franchement malhonnête, heu… » commença la mère Liénarde en reniflant la bouteille, « au premier abord, comme ça, y… il a l’air assez curieux. »

« Y date du temps de Marcel le Brionnois. » fit Hurault. « Ong faisait ça tous les deux dans la cave. Seulement ong a dû arrêter la fabricationg, cong, que y a des clients qui devenaient aveugles. Ça faisait des histoires. »

« Allez. » fit Mahiet en levant son gobelet, bientôt imité par tous les convives. « À notre bong duc. »

Urien porta le verre au contenu étrange à ses lèvres et, l'instant d'après, sentit le liquide lui tordre les boyaux. Il grimaça et se sentit transpireux. Un silence s'imposa et le chevalier eut l'impression que tous les regards se portaient sur lui.

« Faut reconnaître... c'est du brutal. Hum huuuum !»

Il prit une autre gorgée qui, étrangement, ne sembla pas mieux passer que la première.

« J'y trouve un goût d'pomme.» déclara le chevalier.

« Y eng a. » fit Liénarde avant de vider son gobelet.

« Vous avez raisong. » dit Aimery, les larmes aux yeux. « Il est curieux, heing ? »

« J’ai connu une Kislévite qu’eng prenait au petit déjeuner. » fit Hurault en haussant les épaules. « Faut quand même admettre que c’est plutôt une boissong d’homme. » ajouta-t-il d’une voix étranglée après avoir bu une gorgée.

L’aubergiste vida son verre avec un haut-le-corps, hésita l’ombre d’un instant et resservit une tournée.

« Vous avez beau dire. » fit Aimery à Liénarde, les yeux toujours humides. « Y a pas seulement que de la pomme. Y a autre chose. Ça serait pas des fois de la betterave ? »

« Si. » répondit Hurault. « Y eng a aussi. »

« D’accord, d’accord… » bredouilla Aimery. « Je dis pas qu’à la fing de sa vie, Georges le Trembleur il avait pas ung peu baissé. »

L’heure commençait à se faire tardive, mais ni Onésime ni quiconque dans la petite salle commune de l’auberge n’était en état de rappeler aux chevaliers qu’ils feraient mieux de monter se coucher en prévision d’un lever à l’aube le lendemain.

« Mais n’empêche que pendant les années terribles, » poursuivit Aimery, « à l’époque de la guerre contre le prince du Reikland, eh, y butait à tout-va. Il a quand même décimé toute une divisiong de Chevaliers Panthères ! Ah ! »

« Il était dans la milice ? » demanda Onésime, les yeux mi-clos.

« Nong ! Dans le cognac de contrebande, cong ! » beugla Aimery. « Sois à ce qu’ong te dit ! »

« Mais j’ai pus ma tête ! » gémit Onésime qui s’affala sur la table et commença de sanglotter.

« Il avait song secret Jojo. » continua Aimery, imperturbable. « Hé, hé, hé, hé… » ajouta-t-il alors qu’Onésime sortait en trombe de la pièce pour satisfaire quelque besoin urgent, « Cent livres de navets, un sac de sciure de bois, y te sortait vingt-cinq pintes de trois étoiles à l’alambic ! Ung vrai magicieng, Jojo. »

Il frappa la table du plat de la main.

« Et c’est pour ça que je me permets d’intimer l’ordre… à certains salisseurs de mémoire… qu’y feraient mieux de fermer leur clape-merdre ! Ah. »

Ni Urien ni Leustant n’auraient pu raconter avec précision comment ils avaient fini par se retrouver effondrés dans le lit commun de leur chambre, encore vêtus et empestant l’étrange alcool de pomme (et de betterave) du vieux Marcel le Brionnois. Leustant avait le très vague souvenir d’avoir quitté la compagnie à un moment donné pour s’en aller prendre l’air.



Il lui semblait ensuite avoir fait un petit détour par un coin sombre et bien garni de paille des écuries, mais il n’y aurait pas mis son restant d’oneille au feu. Le regard qu’Amelotte lui jetait à la dérobée le lendemain matin tendait à confirmer cette version.

Bâillant à s’en décrocher la mâchoire, les chevaliers en vinrent presque à envier le sort de Wolfram ; certes, il restait au Canard à Trois Pattes à attendre tranquillement que les hommes d’Arnaud viennent le cueillir, mais au moins n’avait-il pas eu à se lever aux aurores. Onésime était dans un état encore plus abominable qu’eux. Les yeux rouges, la barbe en bataille, l’haleine exhalant une désagréable odeur de pomme (et de betterave) et l’humeur épouvantable, il semblait ne pas voir à une toise devant lui et n’avoir conscience que de la moitié de ce qu’il faisait ; il régla ainsi deux fois sa note à un Hurault secoué de hoquets, et Urien n’eut guère de mal à faire en sorte qu’il paie également le séjour à l’auberge des chevaliers.

L’air glacé arracha une grimace au gnome quand les trois compagnons se retrouvèrent dans la cour enneigée de l’auberge, devant leurs montures respectives que Tibert menait par la bride. Il sembla cependant avoir les idées plus claires et en profita pour mettre un peu d’ordre dans sa petite roulotte tirée par une robuste mule. Urien, malgré ses paupières alourdies par la beuverie de la veille, fut attentif à la marchandise d’Onésime, dont il pourrait peut-être tirer parti tantôt, et distingua un amas confus de plates d’armures d’excellente facture, soigneusement polies, mais qui ne pouvaient guère l’intéresser, sa propre armure comme celle de Leustant ayant bénéficié d’une réparation experte. De belles cottes de mailles, des gantelets, des serrures et des clefs, de nombreuses épées de toutes tailles et formes ainsi qu’une foule d’objets divers et difficilement identifiables constituaient le reste des articles du gnome, qui semblait capable des travaux les plus variés.

Ils firent de brefs adieux à Hurault et les siens, ainsi qu’à Aimery qui continuait de chanter les louanges de Georges le Trembleur, puis se mirent en route. La neige s’était arrêtée depuis quelques jours, mais il fallait parfois creuser une véritable tranchée pour permettre le passage de la charrette d’Onésime.



« De par ma merdre, ma tête. » grogna le gnome. « Merdre, merdre, merdre. En tout cas, on est parti. »

Il se tut quelques instants et se mit à entonner ce qui était apparemment sa chanson favorite.

« On entend sous l’ormeau
Battre la merdre, battre la merdre ;
On entend sous l’ormeau
Battre la merdre à coups de marteau ! »

Urien entendait bien les marteaux de la chanson d'Onésime résonner dans son crâne avec force fracas.
S'il ne s'en souvenait qu'à moitié et pensait l'avoir rêvé, il s'était livré à un véritable délire paranoïaque durant toute la nuit, voyant surgir de derrière les meubles et les murs d'affreux et enormes insectes rosâtres pourvus de la tête de la femme Fontanes.
Au moins pouvait-il se vanter, néanmoins, de ne pas avoir fini aveugle.

A présent, le froid était saisissant, l'air vif et glacial se montrait vicieux au point de se glisser, apparemment volontairement, entre les différentes couches de vêtements du chevalier. Une nouvelle fois, Urien regretta d'être venu durant l'hiver et se demanda un moment ce qu'il lui était passé par l'esprit lorsqu'il avait décidé de se rendre en Gasconnie de son plein gré, malgré les nouvelles dont il avait eu vent au sujet des troubles du duché.

Alors qu'une nouvelle page de leur voyage s'ouvrait, le chevalier de Havras espérait déjà en voir le bout. Le voyage vers La Tour promettait malheureusement d'être bien long...

« Fiotte, fiotte, merdre merdre merdre...» chanta Urien, pour se donner du courage. « Dites, maître gnome, où donc avez-vous appris l'art de la forge ? Votre travail sur nos armures a été assez remarquable et je n'ai pu m'empêcher de constater la très bonne facture de vos produits. J'ai moi-même une passion pour les belles épées et je vous serais fort reconnaissant si vous me laissiez admirer un peu votre travail lors de notre prochaine pause.»

Urien devina l’ombre d’un sourire derrière la barbe d’Onésime.

« Sans m’vanter, » fit-il, « c’est pas d’la merdre. Nous autres, les gnomes, on a ça dans l’sang. C’que j’en dis, moi, c’est que c’qu’un nain peut faire, un gnome peut l’faire aussi, et même souvent mieux. La mine, les pierres, les joyaux, l’or, l’acier, tout ça, on connaît aussi. Mais là où on est vraiment bons, c’est la mécanique, ventre à merdre. Ça a pas l’air d’intéresser beaucoup les gens du coin, mais j’arrive toujours à vendre une ou deux choses. À Saint-Guiral, l’an passé, on m’a offert deux cents écus pour une petite horloge. C’est mon père qui m’a transmis tout ça, ouais, le vrai vieux savoir des gnomes, à cent lieues de la merdre des artisans d’ici. Alors pour moi, forger une bonne lame, c’est de la tarte à la merdre. Je ferais ça dans mon sommeil. »

À la première halte, Onésime, qui se montrait moins renfermé à chaque parole qu’Urien lui adressait, insista pour sortir de ses bagages quelques-uns des objets dont il était le plus fier. Il laissa les deux chevaliers examiner ses épées et plates polies et ornées tant qu’ils le voulurent, mais se montra beaucoup plus enthousiaste en leur présentant une demi-douzaine d’étranges automates. Il y avait là, entre autres jouets mirifiques, une poule métallique qui, une fois son mécanisme remonté par le truchement d’une clef, se mettait à picorer, une boîte à musique en forme d’ours qui se dandinait en jouant un air ressemblant à On entend sous l’ormeau et un petit personnage barbu en habits de bouffon qui frappait un tambour avec son sexe, automate qu’Onésime semblait chérir entre tous.

Malgré ses quelques traits de caractères un peu étranges, Onésime était à l’évidence un excellent guide. Ils eurent quitté la vallée de Grailhes bien avant que midi fût venu ; comme il l’avait annoncé, le col qu’ils empruntèrent était abrité du vent et de la neige, aussi la tempête ne l’avait-elle pas bloqué. Leustant et Urien avaient encore bien à l’esprit le souvenir assez cuisant de leur chevauchée jusqu’au hameau de Grailhes ; qu’Onésime soit capable de trouver un chemin pour sa charrette à travers ces montagnes était une bonne preuve de ses talents de guide. Ils parvinrent sans encombre jusqu’au plateau rocailleux dont le gnome leur avait parlé. Leur allure était somme toute assez lente, mais jamais ils ne furent pris dans quelque tourbière ou forcés de rebrousser chemin à cause d’un obstacle imprévu comme cela avait si souvent été le cas lors des journées précédentes. Leur route à travers les yeuses enneigées les conduisit jusqu’à une petite rivière dont ils se mirent à suivre le cours.



À la fin de ce premier jour de marche, Onésime put leur annoncer qu’ils n’étaient plus très loin de la frontière entre le fief d’Arnaud et le vicomté de La Coste. Ils quitteraient les terres sous la juridiction de Massillargues le lendemain, sauf imprévu majeur et catastrophique.

« On va pouvoir passer sur une grand-route. » leur dit Onésime alors qu’ils partageaient un dîner fait de pain encore très frais et des excellents saucissons et pâtés du vieil Hurault, le tout arrosé d’un vin fort convenable (mais sans goût de pomme ni de betterave). « On va r’descendre un poil de cul vers l’est et la vallée du Rieusset, juste assez pour quitter les hauteurs, et on rejoindra la route de Saint-Guiral, qui passe par Folcheran, le Pont aux Fées et pis Castel Couillard. Si vous êtes envoyés par le sire Arnaud, c’est l’meilleur chemin, de loin, sac à merdre. On risque guère de voir le bout du vit d’un homme-bête dans le coin. Ces temps-ci, y a de plus en plus de cavaliers qui patrouillent sur les marches des domaines de la région, et beaucoup des larbins d’Arnaud remontent la route sans cesse pour débusquer les gens pas comme y faut. D’ailleurs, c’est pas que ça me dérange, mais on f’rait bien d’leur apprendre la politesse, à ces gars-là. Des vrais fouille-merdre. »

« Eh bien, si nous les croisons, nous leur apprendrons la politesse. Je suis sûr que ce sera drôle. Je vous demanderai juste de ne pas parler de notre destination devant eux s'ils venaient à nous arrêter. Il se peut que j'ai légèrement enjolivée la situation dans mon récit pour ne pas perturber Hurault et ses clients. Oh, rien de bien méchant, pas de quoi s'en faire outre mesure, mais il va falloir compter, je le crains, avec le fait qu'Arnaud s'est vendu à Fontanes. C'est d'ailleurs au Puech que Leustant a laissé un bon d'oneille et, si nous allons à La Tour, c'est dans l'espoir de pousser le baron Fulcrand a alerter la noblesse du duché à agir contre ce sorcier de Fontanes. Beau merdrier, hein ? Quoiqu'il en soit, ennemis ou pas, le chemin le plus rapide et le moins pourvu en hommes bêtes me semble le meilleur. Pas question d'en changer pour le moment.»

Donner ces nouvelles informations au Priou ne plaisait guère à Urien, mais il redoutait de le voir les mettre en danger par manque d'information. A vrai dire, il se sentait de plus en plus mal à l'aise en présence du gnome et voulait, pour une raison qu'il ne comprenait pas, lui causer quelque tort.

« Mon épée est ébréchée depuis un violent combat contre un gras double mutant et je crains de la voir céder sous peu sans aide d'un bon forgeron. Hélas, je doute que vous puissiez faire quelque chose sans feu, marteau ni enclume.»

Il se leva et retourna vers la charrette d'Onésime. Après y avoir fouillé un moment sous le regard incrédule du gnome qui s'était levé, quelque peu offusqué, en lui demandant gentiment (quoiqu'assez grossièrement) de ne pas foutre de bordel dans ses affaires, il en tira une épée, la meilleure qu'il avait trouvée en farfouillant plus tôt, belle, polie, tranchante, longue et pourtant plus légère que son encombrante épée à deux mains.

« Puisqu'il va sans doute nous falloir combattre pour vous protéger, je vous saurais gré de me laisser emporter ceci le temps de remettre en état mon équipement, malgré le manque à gagner que celà pourrait représenter pour vous.»

En vérité, Urien voyait cela comme une occasion inespérée de remplacer son ancien materiel et ne tenait pas le moins du monde à reprendre son arme d'origine. Ce n'était ni plus ni moins qu'un authentique racket auquel Urien se livrait en riant comme une vache.

Amusé par le sans-gêne d'Urien, Leustant se demanda pourquoi il ne faisait pas de même. Et aussitôt, il s'approcha lui aussi de la charette pour en extraire un heaume fort seyant, la seule pièce d'équipement qui manquait à son armure (il s'était battu tête nue jusqu'ici, bien qu'il possédait un camail et une cale de cuir, mais à présent il s'en mordait les doigts et ne voulait pas perdre sa deuxième oneille).

En voyant les deux chevaliers s’armer sans plus de façon de sa marchandise, le gnome fronça les narines comme s’il avait respiré à pleins poumons dans un pot de moutarde. Il fut un instant sur le point de leur faire quelque réflexion, mais son irritation sembla retomber quand il croisa le regard d’Urien. Il hésita un moment, se passa une main dans la barbe et l’autre sur l’entrejambe, puis renonça. S’il ne pouvait guère apprécier la grossière avidité de ses compagnons, peut-être préférait-il leur céder pour l’instant ; d’après ce que Leustant et Urien avaient vu dans sa charrette, une épée et un heaume envolés ne suffiraient pas à le ruiner. En outre, Onésime avait montré qu’il s’intéressait bien plus à ses automates qu’aux armes. Et surtout, il était à l’évidence très bien disposé à l’égard d’Urien.

Ce fut malgré tout avec une brusquerie certaine qu’il reprit la parole.

« J’espère que vous savez c’que vous faites en allant vous j’ter dans les bras des gens d’Arnaud, sac à merdre. » grogna-t-il. « Ça vaut peut-être mieux que les hommes-bêtes, mais même des humains comme vous peuvent comprendre que si ces finauds nous prennent en chasse, on leur échappera pas avec ma roulotte. Et moi, je quitte pas ma roulotte, pissemerdre. Tenez, si on était pas si près de la frontière avec La Coste, je refuserais de prendre par la grand-route. Heureusement, y pourrons guère vous suivre sur les terres de la vicomté. »

Grommelant encore un peu dans sa barbe, pour la forme, il grimpa dans sa charrette où il se ménagea une couche entre les coffres emplis de lames et les plates d’armures entassées çà et là.

La matinée n’était pas encore achevée quand Onésime leur annonça, le lendemain, qu’ils approchaient du Prunet, un petit ruisseau qui marquait la fin des terres d’Arnaud et le début de celles du vicomte de La Coste.

Leur trajet sur la grand-route de Saint-Guiral avait été des plus tranquilles, et les inquiétudes de leur guide semblaient plus ou moins apaisées, jusqu’au moment où ils virent devant eux une grande troupe dépenaillée qui cheminait lentement, chargée de bagages divers et accompagnée de chariots brinquebalants. Quatre gens d’armes à cheval encadraient la longue file sous le regard d’un chevalier.



« Pressez-vous donc, racaille ! » cria l’un d’eux en faisant mine de menacer un vieil homme boiteux de sa pique. « Pressez-vous ou c’est nous qu’ong vous presse ! »

Quand la charrette d’Onésime, flanquée de Leustant et d’Urien, arriva à leur hauteur, quelques-uns des plus misérables de la bande s’approchèrent et tendirent la main pour demander quelque aumône.

« La charité, messeigneurs, au nomg de Shallya ! » cria le plus entreprenant des mendiants. « Les routiers de Fontanes nous ont chassé de notre foyer, ces gaillards-là nous chassent d’ici, et sûr qu’ong sera pas mieux accueillis ailleurs. La charité ! »

Pour toute aumône, il reçut un coup de hampe et regagna prestement la relative protection de la troupe de malheureux. Les cavaliers distribuèrent d’autres coups pour les rassembler sur le côté de la route et ménager un passage à la charrette d’Onésime et à son escorte. L’un des hommes d’armes piqua des deux en direction des chevaliers.

« Faites escuses, messeigneurs, » fit-il, « si je peux vous demander oùsque vous allez et qui que vous êtes ? »

« Pas de panique, foncer dans les pièges est nostre specialité !» avait répondu Urien au forgeron avant de passer quelques minutes à se gausser du fait qu'il trouverait bientôt le Saint-Guiraal.

Le lendemain commença gentiment sur de charmantes petites routes bordées de neige. Point de passereaux dans les arbres, en cette saison, mais, pour une fois, les corbeaux se faisaient relativement peu présents. Bientôt, cependant, une nouvelle forme de gêne arriva devant eux sous les traits d'une bande de pouilleux infâmes et nauséabonds. Non content de devoir se frayer un chemin à coups de botte dans les gencives, il fallut bientôt supporter l'interrogatoire d'un homme d'armes à l'air niais.
Si "Oui, vous pouvez le demander" avait bien été les premiers mots à lui venir à l'esprit, le chevalier de Havras se retint malgré tout mais prit néanmoins la parole sans laisser l'occasion à ses camarades de le faire, comme à son habitude.

« Je suis le seigneur Gauvain de Patanouk, chevalier de la Quête. Je ne pense pas qu'il soit nécessaire à un chevalier de la Quête de justifier sa présence où que ce fut dans le royaume de Bretonnie... mais si vous tenez tant à le savoir, le seigneur Gersiflet ici présent et moi-même avons accepté la périlleuse quête d'escorter ce bon marchand jusqu'à une seigneurie voisine de celle-ci. Les routes ne sont pas sûres en cette saison.»

« Ça c’est beng vrai, messire. » approuva le cavalier, qui reporta son attention sur Onésime.

Pendant que le gnome expliquait qu’il se nommait Onésime Priou, ventre à merdre, qu’il était colporteur et forgeron bien connu dans le pays, sac à merdre, et enfin qu’il possédait évidemment toutes les licences de commerce que l’on pouvait exiger de lui, pissemerdre, quelques miséreux plus hardis que les autres vinrent derechef mendier quelques piécettes.

Un vieillard au visage marqué de petite vérole vint tirer l’étrier de Leustant.



« Rieng qu’ung denier, mong bong sire, » suppliait-il avec un si fort accent gasconnien que le Moussillonnois avait quelque peine à le comprendre, « ung denier pour ung malheureux qu’a jamais rieng eu à se reprocher, qu’a toujours filé droit et fait ce qu’ong y disait, et que maintenant y se retrouve sur les routes comme ung gueux alors qu’il est déjà vieillard ! »

La route était à présent tout à fait dégagée devant Onésime et ses compagons, et l’homme d’armes était sur le point de les laisser aller, quand le chevalier qui jusque là était resté à l’écart se dirigea vers eux. Il fit un signe de la main et ses gens s’approchèrent de Leustant et d’Urien, la lance au poing.

Le chevalier observa un instant les deux hommes, son regard s’arrêtant longuement sur leurs armoiries. Il fit signe à Onésime qu’il pouvait poursuivre sa route mais se plaça en travers du chemin d’Urien et Leustant.



« Je regrette, messeigneurs, » leur fit-il, « je ne puis vous laisser aller. Vous n’êtes pas autorisés à quitter la seigneurie. Mes gens et moi-même allons à présent vous escorter. »

« Escorter » était sans doute un terme quelque peu atténué. Les hommes d’armes cherchaient déjà à encercler les deux chevaliers, sous le regard de la troupe de paysans en haillons qui ne semblaient pas véritablement saisir ce qui se déroulait.

Urien grinça des dents. Lui n'avait jamais mis les pieds au Puech et espérait donc ne pas être recherché, mais puisque les amis de Raymond de Malbosc communiquaient "paranormalement" (hrp: je me demande si quelqu'un a la référence pour ça), ils pouvaient avoir sa description malgré tout.

« Je suis au regret de vous annoncer qu'un chevalier de la Quête ne reçoit ses ordres que de la Dame. Si vous n'estes pas la Dame du Lac, je vous suggère de renoncer à votre projet. Mais, il se trouve que j'ai enfin eu l'occasion de refaire mes forces et avec ce froid, un peu d'exercice ne me serait pas mauvais. Je vous le demande, voulez-vous vous opposer à mon passage par la force ?»

Il tira sa nouvelle épée qui émit une note claire et aiguë puis en tâta le fil un instant. Son visage s'illumina d'un coup comme si une idée plaisante venait de lui traverser l'esprit. Souriant en tripotant son arme, il regarda quelques hommes d'armes avant de se tourner à nouveau vers le chevalier.

« Hum... en fait, le ton que vous avez employé me déplaît et j'exige réparation immédiate. Oh et puis, il serait idiot de vous laisser l'initiative, après tout. UNTERMENSCHEN KAPUTT !» cria-t-il, montrant ses facilités évidentes avec la langue impériale qu'il trouvait fort à propos. Sans attendre, il abattit son arme sur l'un des gardes qui l'attaquaient et se mit à frapper méthodiquement tout ce qui passait à portée.

Leustant aurait bien essayé de parlementer avec les gardes, de leur sortir quelque menterie qu'ils auraient pu gober pour pouvoir passer avec Onésime de façon pacifique et ainsi éviter d'attirer l'attention, mais à présent grâce à l'action héroïque de ce balourd d'Urien c'était peine perdue.

Avec un soupir il défourailla son épée, dévia une hallebarde à l'aide de son écu et commença lui aussi à combattre les outrecuidants hommes d'armes qui avaient osé les ralentir.

Dès que le tintement des lames retentit, la foule de miséreux reflua en désordre. Onésime donna un vigoureux coup de fouet à sa mule, accompagné d’un tonitruant « Pissemerdre ! » et la charrette s’éloigna à vive allure.

« Si vous arrivez à vous sortir de cette merdre, suivez la route et passez le pont ! » cria-t-il de loin à Urien et Leustant.

Le chevalier et ses quatre gens d’armes ne se soucièrent pas du départ précipité du gnome. Leustant para un coup d’épée sans voir qui le lui avait destiné, dévia une pique de son écu et parvint à se tirer de la mêlée. Urien était en revanche encerclé. Un cavalier se rua sur Leustant, dont la monture se cabra, et lui porta un grand coup de taille qu’il arrêta sans peine. Au moment même où les lames se heurtèrent, l’errant mesura la faiblesse de son adversaire, piètre escrimeur en comparaison d’un chevalier rompu aux armes depuis l’enfance. L’homme était plus fort et plus robuste que Leustant, mais une feinte hâtive suffit à le mettre en difficulté. Il ne put parer l’épée du chevalier qui lui fracassa la tempe et l’envoya rouler dans la neige avec un affreux hurlement. Leustant eut à peine le temps de se féliciter de cette victoire que déjà une lance venue de senestre raclait le bois de son écu. Il dut faire reculer son cheval sous la violence de l’assaut, et recula de plus belle quand le chevalier qui menait les soldats vint à sa rencontre, la masse d’armes haute. Les chevaux des trois combattants se heurtaient avec des hennissements horrifiques, rendant la mêlée des plus confuses. À deux contre un, Leustant commençait à se trouver en mauvaise passe. Il réussit à faire sauter la lance des mains de l’homme d’armes, ce qui le mit hors d’état de nuire un court instant, mais le chevalier menaçait à tout moment de lui briser le crâne.

Plus loin, Urien ne s’en tirait pas mieux. Sa jument l’avait presque désarçonné quand la panique avait fait courir les paysans en tous sens, y compris entre les pattes de l’animal. Les deux gens d’armes qui lui faisaient face en avaient profité pour faire pleuvoir les coups sur son armure, fort heureusement réparée depuis peu. Elle lui avait jusque là évité d’avoir plus à déplorer que quelques égratignures, mais il peinait à reprendre l’avantage. Le coin de son bouclier vola en éclats quand le fer d’une pique s’y abattit, jetant des échardes à la figure du chevalier.

Urien finit par repousser l’un des assaillants d’un coup de taille qui lui aurait fendu le crâne s’il n’avait porté une salade. Avec un terrifique grognement de frustration, le chevalier donna un grand coup sur sa dextre, au jugé. Il ne vit pas clairement ce qui s’était produit, mais l’instant d’après, un des hommes d’armes était à terre. Urien lança sa jument sur le soldat, mais celui-ci, manifestement indemne, évita un premier assaut, se releva d'un bon, et reçut le second la pique baissée. La monture d’Urien se cabra devant l’obstacle.



Tout en calmant sa jument, le chevalier de la Quête jeta un regard sur le bord de la route, à sa main droite. Il n’y avait là que la poignée de paysans qui n’avaient pas profité de l’affrontement pour disparaître dans la nature. Le temps d’un battement de cil, il pensa pouvoir s’échapper par là en dispersant les misérables, mais le cri d’un soldat lui ôta cet espoir.

« Une pistole à qui le saisit ! »

Une demi-douzaine d’hommes trouvèrent le courage de faire face au chevalier, armés de leurs gourdins et couteaux. S’il voulait se tirer de ce guêpier au fil de l’épée, Urien avait le choix entre retourner combattre les deux gens d’armes ou tenter de percer la ligne de paysans dépenaillés qui l’empêchait de quitter la route, mais il lui faudrait se décider rapidement, sans quoi il se retrouverait cerné.

Leustant, de son côté, ne pouvait faire autre chose que ferrailler sans relâche avec le peu d’énergie que lui donnait le désespoir. Il vit une occasion inespérée de se sortir entier de l’affaire quand les montures de ses deux adversaires, une fois de plus, se gênèrent mutuellement. Leustant saisit sa chance et fit décrire un grand arc à sa lame qui désarma le chevalier. Sa lourde masse tournoya en l’air et l’homme poussa un cri de douleur en voyant le sang couler de son gantelet déchiqueté. Il n’en fallait pas davantage à Leustant pour pouvoir s’échapper.

Pris entre deux ennemis, même peu nombreux et aux capacités risibles, tout homme, tout noble qu'il fut, pouvait se retrouver en danger.
Toutefois, fuir lui paraissait une mauvaise option et il était de toute manière dans un trop grand état de colère pour s'arrêter maintenant. De plus, il pensait dangereux de laisser le moindre de ces soldats repartir. Après avoir forcé ce barrage, Arnaud serait en droit d'envoyer des hommes pour les traquer hors des limites de ses terres pour réclamer justice.

« Une belle babiole pour celui qui me ramènera leurs coui... Oh et puis merdre, oubliez ça !» lança-t-il en posant son heaume cornu sur son crâne avant de descendre en urgence de selle pour se porter aux devants des gueux qui l'assaillaient.
Le temps d'accomplir ces actions, les miséreux étaient déjà sur lui et l'un d'entre eux lui porta un coup de gourdin dans le dos alors qu'il avait encore un pied dans l'étrier. Bien protégé par son armure et trop furieux pour sentir une quelconque douleur, il se tourna vivement vers son nouvel adversaire.
« Tiens, file-moi ça, boulet ! Et si tu allais voir là-bas si Guinefort y est ?» déclara-t-il à son ennemi en lui arrachant son arme des mains avant de l'envoyer balader au loin. Il s'élança alors vers les quelques autres qui, comme il s'y était attendu, commettaient l'erreur que des hommes dépourvus d'expérience commettaient immanquablement en attaquant les uns après les autres de peur de se gêner et de se blesser entre eux. Bientôt, leur élan fut arrêté et plusieurs reçurent des coups de pommeau ou de bouclier avant qu'une pluie de coups d'épée frénétique ne s'abatte ici ou là. L'un d'entre eux tomba, le visage mutilé, et se mit à gémir comme un enfant. La détermination des autres, devant faire face à un chevalier ivre de rage et perturbés par le fait qu'il portait son écu dans ce qui était pour eux la main utilisée pour l'arme commença à vaciller quelque peu. Sans laisser le moindre répit, le chevalier repartit à l'assaut.

En lançant moult « Aha !», Urien attaquait comme une bête et ne regardait même pas si ses ennemis se relevaient après ses coups. Bientôt, il se retrouva à mouliner dans le vent sans trop savoir s'il avait tué ou simplement fait reculer les mendiants.
Soufflant comme un fauve sous sa visière et suant à gros gouttes, il se mit alors à chercher du regard les hommes d'armes qu'il s'attendait à voir attaquer à présent.

"Ne croyez pas ces mangeurs du vomi des chien ! Ils ne vous donneront nulle pistole, soyez-en sûrs ! Ils se servent de vous comme boucliers humains !" cria Leustant aux gueux qui venaient prêter main-forte aux hommes d'armes.

Il para un coup de masse d'armes qui vint fracasser son écu et lui endolorit le bras. Heureusement le poids de la lourde arme empêchait le chevalier adverse de frapper un autre coup dans la foulée, et Leustant saisit cette unique chance pour lui planter son épée à la jointure du gorgerin et du heaume. Le chevalier recula avec un gargouillis étouffé. Un homme d'armes agrippa alors le bras tendu de Leustant et le fit choir de son destrier. Manquant de peu de s'empaler sur sa propre épée, Leustant roula dans l'herbe et remercia son nouveau heaume quand sa tête vint percuter les tibias du soldat, faisant tomber celui-ci. Se relevant plus rapidement que lui, Leustant posa un pied sur le dos du roturier et planta sa lame dans ses omoplates avant de regarder autour de lui pour parer une éventuelle attaque des hommes d'armes et paysans survivants. Il vit alors qu'Urien était lui aussi descendu de sa monture et fauchait la gueusaille à tout va.

Urien sentit soudain que sa lame ne fendait plus que le vide et prit un instant pour regarder attentivement à l’entour. Les paysans avaient reculé hors de portée de ses coups furieux, mais continuaient de le cerner. Armés comme ils l’étaient, ils n’avaient presque aucune chance de blesser sérieusement un chevalier engoncé dans une lourde armure (du reste récemment mise à neuf), mais Urien n’en était pas moins pris au piège pour l’instant ; d’autres hommes les rejoignaient, encouragés par ce demi-succès. Leur air tendu et les regards nerveux qu’ils échangeaient, leurs mains crispées sur leurs gourdins, tout indiquait qu’ils se préparaient à un nouvel assaut.

Urien s’aperçut une fraction de seconde trop tard d’un mouvement dans son dos. Son heaume l’avait rendu moins alerte ; son ouïe et sa vue étaient juste assez diminuées pour permettre à un manant habitué au braconnage discret de se glisser furtivement derrière lui.

Il sentit que l’on tentait de lui ramener les bras dans le dos et lutta de toutes ses forces. C’était à présent une foule compacte de paysans qui cherchait à le désarmer. On lui portait de grands coups de gourdin, mais il était vêtu d’une armure forgée pour garder des lances et des épées. Il parvint enfin à se libérer de l’impudent qui l’avait si ignominieusement empoigné par-derrière et le jeta à terre. Son bras gauche était toujours fermement tenu par deux gaillards et il ne pouvait faire usage de son épée, bien qu’il luttât comme un dément pour se défaire de leur déplaisante compagnie. Il fut plaqué au sol, le bras gauche douloureusement tordu.

Leustant regarda son cheval fuir le combat, en proie à la panique. Il avait réussi à se défaire de deux des gens d’armes et espérait avoir également expédié le chevalier porter ses compliments au seigneur Morr, mais en vain : les mailles avaient tenu. L'homme se contenta de cracher rageusement un peu de sang et lança sa monture sur le Moussillonnois. Les sabots du cheval manquèrent de briser les os de Leustant ; il ne fut sauvé, ironiquement, que par une racine qui le fit trébucher et tomber de tout son long dans la neige.

Il se retourna juste à temps pour voir le chevalier sauter à terre et marcher sur lui, pâle comme la mort, la bouche en sang, mais le regard vif et haineux. Leustant esquissa un geste pour parer la masse de son adversaire, mais il fut prestement désarmé. La lourde masse d’armes frappa une fois, deux fois, arracha le heaume que portait Leustant, puis s’abattit une troisième et dernière fois.

Urien luttait comme jamais, d’autant plus furieux qu’il n’était pas tenu en échec par le talent ou par la force, mais par le seul nombre d’une bande de vagabonds. Quand il parvint enfin à libérer son bras et à user de son épée, il était déjà presque trop tard ; il ne soutiendrait pas longtemps l’effort du combat sans avoir pris ne serait-ce qu’un instant de repos. Les paysans reculèrent néanmoins en désordre quand ils le virent l’épée de nouveau à la main. L’un d’eux tarda à s’en rendre compte et se vit percer la gidouille. Il s’écroula à terre devant ses compagnons, horrifiés par le sang qui coulait à gros bouillon sur la route, tachant le blanc de la neige d’un rouge sombre.

« Il suffit ! » fit une voix étranglée quelque part sur la droite d’Urien. « Tant pis pour lui ! Reculez tous ! »

Les manants s’empressèrent d’obéir et s’éloignèrent du Havrassois. Urien se retourna et vit le chevalier à la masse d’armes faire un signe à quelqu’un derrière lui. Il entendit un sifflement soudain et presque au même instant se retrouva à terre, une douleur terrifique lui déchirant l’épaule droite.



Les miséreux n’en attendaient pas davantage pour revenir à la charge. Urien fut cette fois maîtrisé sans peine et sans grand ménagement. Il tenta de se débattre malgré la souffrance mais ne réussit qu’à briser la hampe de la flèche qui l’avait blessé et à enfoncer davantage le fer dans son épaule. On le remit sur ses pieds et l’on commença de le lier fermement. Le chevalier s’approcha de lui et jeta un œil à sa blessure.

« Voilà tout ce que vous avez gagné, messire dément. » fit-il, la voix encore mal assurée. « Il faudra un chirurgien pour arracher cette flèche, à présent. Mais profitez donc de vos dernières heures. Si le seigneur Arnaud n’avait pas préparé un bûcher pour vous autres sorciers, je vous tuerais sur-le-champ. »

À quelques pas de là, Leustant, étendu dans la neige, observait la scène. Il se sentait à peu près capable de se relever, quoique sa tête lui fît souffrir le martyre. Il avait assisté de loin, à demi conscient, à la capture d’Urien. Pendant que l’on finissait de lier son compagnon et qu’un paysan ramenait sa jument par la bride pour l’y faire monter, Leustant tenta d’évaluer la situation à toute vitesse. Sur les quatre gens d’armes, deux étaient hors de combat, un au moins était mort. Le chevalier, qui n’avait manifestement pas remarqué que Leustant avait repris connaissance, allait d’un moment à l’autre ordonner aux deux soldats qui lui restaient de se saisir de lui. Sa monture était à quelques pas. Restait à savoir s’il pourrait l’atteindre dans son état et échapper aux cavaliers, qui ne manqueraient sans doute pas de le poursuivre. Peut-être risquait-il aussi d’être abattu à la moindre tentative, s’il refusait de se rendre. La flèche décochée à Urien eût tout à fait pu signer son arrêt de mort. Qu’il veuille se rendre, fuir ou jouer le tout pour le tout et chercher à libérer Urien, il n’avait que quelques secondes de réflexion devant lui.

Leustant n'avait aucune envie de revoir le sire Arnaud, et encore moins le vieux chevalier-sorcier qui s'était fait passer pour leur guide. Il n'avait pas non plus envie de subir le même sort qu'Urien, ou pire en tentant une action inconsidérée pour le sauver. Mieux valait qu'il sauve sa propre peau au lieu de se soucier de celle des autres. Cependant son traumatisme crânien lui faisait atrocement mal, et la fuite dans son état n'était pas une option.

Il s'agenouilla.

"Je me rends !" cria-t-il, "Ne tirez pas !"

Il baissa les yeux à la recherche de quelque chose de coupant, n'importe quoi qu'il pourrait coincer discrètement dans sa manche ou son gant. Un couteau, une pointe de flèche, un caillou pointu...

Sur un geste du chevalier, les deux hommes d’armes encore valides se dirigèrent d’un pas vif vers Leustant. Ce dernier eut beau chercher, il ne vit d’abord rien qui pût lui servir à trancher ses futurs liens ou à égorger ses geôliers s’il en avait l’occasion. Le sol était couvert de neige et l’empêchait de trouver ne serait-ce qu’une pierre à sa convenance. En désespoir de cause, il dissimula sa propre dague sous son tabard ; il ne pouvait faire mieux en si peu de temps.

L’un des soldats ramassa l’épée de Leustant qui était restée au pied de l’arbre sous lequel il avait été assommé, pendant que son compagnon tenait le chevalier errant en respect de sa lance. Les deux hommes le fouillèrent sommairement mais ne trouvèrent pas la dague. Leustant fut prestement remis en selle, poignets liés, et la troupe se hâta de vider les lieux. Le chevalier, encore faible, faisait chevaucher ses prisonniers devant lui, étroitement surveillés par les deux gens d’armes. Après eux venaient les quelques paysans qui leur avaient prêté main-forte, tenant par la bride les chevaux des deux autres soldats, attachés inconscients au harnois de leur monture.

Nul ne disait mot. Leustant revit en sens inverse la plaine neigeuse qu’ils avaient traversée avec Onésime. Où qu’il fût, le gnome devrait à présent rebrousser chemin ou se passer de gardes.

Leustant sentit qu’on lui faisait mettre pied à terre. Il avait chevauché dans un demi-sommeil brumeux. Ses oneilles bourdonnaient et il lui semblait que quelque lutin jouait de la masse d’armes dans son crâne. Il se trouvait dans la cour d’un petit château. On lui fit monter des escaliers puis traverser une petite salle d’armes. Les deux soldats qui l’encadraient le traitaient sans douceur mais avec une certaine déférence ; on lui tenait les épaules, mais peut-être était-ce pour lui éviter de trébucher, à demi-assommé comme il était. On ouvrit la porte d’une petite cellule et on l’y fit entrer. Un des gardes défit ses liens. Alors que l’on refermait la porte sur lui, Leustant jeta un coup d’œil dehors et vit que l’on menait Urien dans quelque autre geôle.



La cellule était assez loin du confort rustique mais appréciable du Canard à Trois Pattes ; il ne faisait néanmoins aucun doute que Leustant avait reçu l’une des meilleures de l’endroit. Il avait un banc et de vieux draps pour dormir, et le sol comme les murs de pierres nues étaient d’une propreté convenable. Sa dague était toujours bien à sa place. Il sentait le sommeil le gagner et s’assoupit sur son banc.

Ce fut le grincement d’une clef dans la serrure qui tira Leustant de sa sieste. Il se redressa sur son séant, plus ou moins remis ; il s’en tirait avec une belle bosse, le chevalier à la masse ayant sans doute frappé avec le manche de son arme pour éviter de lui briser le crâne. Un geôlier entra et esquissa une sorte de salut maladroit en déposant une cruche d’eau et un morceau de pain raisonnablement frais sur le banc de Leustant. Le Castagnet s’aperçut que devant sa porte, un garde ne le quittait pas des yeux ; il était sans doute resté en faction dehors pendant qu’il dormait.

« Le maître y va venir vous voir, sauf erreur, messire. » fit le geôlier en mâchant à moitié ses mots. « Il a à vous parler. Si z’avez besoing de quelque chose d’ici là, dites-y au garde. » ajouta-t-il en montrant le soldat.

Leustant resta quelques instants seul dans sa cellule. Il n’y avait aucune fenêtre, ce qui lui évitait au moins de sentir le vent d’hiver, et sa seule lumière lui venait du judas de la porte. Une clef joua derechef dans la serrure et un homme à la carrure robuste apparut sur le seuil.



Un autre le suivait, moins puissamment bâti mais plus grand.



Les deux personnages, nobles d’après leur vêture, échangeaient des regards légèrement contrariés, comme s’ils sortaient de quelque dispute.

« Assure-toi que l’on ne nous dérange pas. » fit le premier au garde qui leur avait ouvert, lequel s’inclina et referma la porte sur les visiteurs.

L’homme était à l’évidence mal à l’aise et ne cherchait pas à le cacher. Il tripotait nerveusement le pommeau de son épée, sans vraiment s’en rendre compte.

« Je suis Berthier de Lasalle, châtelain de Castelbrunet, où vous vous trouvez. » commença-t-il. « Arnaud du Puech est mon suzerain. Il a mis votre tête à prix pour sorcellerie et tentative d’assassinat sur sa personne. Ses gens sillonnent la campagne et offrent une forte récompense pour qui saura vous mener devant lui, morts ou vifs mais morts de préférence, en citant vos armoiries et celles d’un troisième chevalier censé être votre complice. »

Il s’arrêta un instant comme s’il cherchait ses mots.

« J’ai ordre de vous abandonner à messire Gilles de Corbès, que voici, qui m’est envoyé par Arnaud. J’ai refusé, cependant, sachant bien que c’est le bûcher sans discussion qui vous attend si je vous livre. Je suis maître et justicier de mes terres, c’est pourquoi je décrète que vous serez jugé ici même, avec votre compagnon, à moins que vous ne teniez absolument à suivre messire Gilles. »

« Je vous répète que vous perdez votre temps et votre renom à protéger cette racaille. » répondit le dénommé Gilles. « C’est se montrer juste que de les châtier sur-le-champ quand ils sont pris. Le reste est palabre de vieille femme. Mais ce n’est pas à moi que vous aurez à en répondre, c’est à notre seigneur. Du reste, il saura bien vous reprendre ces deux sorciers, vous ne les aurez pas longtemps en votre garde, croyez m’en. Quant à vous, » fit-il en se tournant vers Leustant, « vous avez le choix : me répondre maintenant ou être mis à la question aussitôt qu’Arnaud vous aura récupéré. D’où venez-vous, pourquoi avez-vous tenté d’assassiner mon seigneur, quels sont vos complices et qui vous a envoyé faire ce beau travail ? »

Leustant aurait trouvé la situation drôle, s'il n'était pas en fâcheuse posture.

"Ainsi c'est moi qu'on accuse de sorcellerie... quelle ironie. Alors même que mes compagnons et moi avons été poursuivis par de monstrueux arbres flottants invoqués par le sire Philibert du Montet, vassal de votre suzerain Arnaud ! Je vais répondre à vos questions, mais tout d'abord il vous faut savoir que le seigneur Arnaud a juré allégeance à Fontanes, dont les troupes sont constituées en partie d'hommes-chèvres, d'hommes-poulpes et d'hommes-moutons ! Et vous osez m'accuser, moi, de sorcellerie ? Je ne connais aucun sortilège, je vous l'assure. Vous vous doutez bien que si j'en connaissais, je les aurais déjà utilisés pour sortir de ceste geôle.

Cestuy-là qui m'envoie est le maître de la cité de Massillargues, le sire Bermond des Mesliers. Il est actuellement assiégé par les troupes du comte de Fontanes, et il a grand besoin de secours. Le sire Philibert était notre guide mais il nous a trahi. C'était un agent infiltré au service de Fontanes, un puissant sorcier, si vous cherchez quelqu'un à brûler. Il a plusieurs fois montré des pouvoirs surnaturels qui même pour un chevalier du Graal nous ont semblé suspects. Puis alors que nous nous échappions du piège qu'Arnaud nous avait tendu au Puech, nous l'avons vu commander aux hommes-bêtes et se servir d'arts obscurs contre nous et il n'y eut plus de doute quant à sa nature.

Je me nomme Leustant, je viens de la baronnie de Castagne, dans le duché de Moussillon, je ne suis qu'un jeune chevalier errant en queste d'un fait d'armes pour prouver ma valeur à mon père, et croyez-moi, si j'avais su quel genre d'horreurs j'allais croiser en Gasconnie, je me serais bien gardé d'y mettre les pieds.

Mes 'complices', je pense qu'il n'y en a plus qu'un encore en vie, les autres sont tous morts ou en tentant d'échapper aux monstres de l'armée de Fontanes. Il se nomme Urien de Havras et vous l'avez capturé aussi il me semble. C'est un chevalier de la Quête, mais trouver le Graal dans ceste contrée ne semble point tâche aisée, s'il faut combattre des mutants et des démons à chaque coin de sentier. Il y avait aussi un certain Gormont qui nous a aidé contre ces atrocités, mais il s'est sans doute fait tuer par Philibert du Montet.

Croyez-moi ou non, votre suzerain est bien au courant de la présence de ces immondes créatures, et il les considère même comme ses loyaux sujets.

Lorsque vos hommes nous ont arrêté, nous escortions depuis Grailhes un marchand itinérant qui avait peur que les hommes-bêtes ne l'attaquent en chemin. Notre but par ce biais était bien entendu de rejoindre un allié pour défaire Fontanes et porter assistance à Massillargues. Nous espérions que le Baron Fulcrand de la Tour eût été cet allié, nous n'avions point la certitude qu'il n'eût pas été corrompu par Fontanes à l'instar de messire Arnaud, mais c'était le seul espoir que nous avions.

Voià toute l'histoire. Vous êtes maintenant libre de me croire ou de croire Arnaud, mais vous pouvez vérifier la véracité de tous mes dires, je n'ai dit aucune menterie."