[IYAQCDPDLDDG] Chapitre premier

Urien reprit son masque.

« Malheureusement, si je suis bien arrivé dans le duché quelques semaines avant vous, semble-t-il, je n'ai pas eu le temps de l'explorer dans sa totalité... pour peu que la chose soit possible dans la situation actuelle. Les seules informations dont je dispose sur le Puech sont celles que j'ai pu glaner au fil de mes discussions avec Philibert. Si vous les avez écoutées, vous en savez autant que moi car le vieil homme s'est montré fort peu loquace sur le sujet. Tenant bien son rôle de vieux fou, il a pris soin de ne rien dire de valable sur la question, prétextant qu'il aurait vécu en ermite durant des années.»

Il leva les yeux vers la Lune et poursuivit.

« Je crois que la Dame ne peut rien pour ce duché et ce qu'il s'y passe, pour le moment. C'est une affaire que seuls des mortels tels que nous peuvent régler.»

Il se mit alors à ricaner comme à son habitude.

« Si vous tenez malgré tout à continuer à croire en Sa toute puissance, considérez qu'elle n'ignore rien de la présente situation et qu'elle cherche à vous mettre à l'épreuve.»

Visiblement, toutes ces révélations avaient laissé ses camarades quelque peu pensifs et ce long silence qui s'était installé suite à ses dernières paroles commença à lui paraître interminable.

« Fouiller les bagages de notre guide aurait peut-être pu nous apporter quelques réponses, maintenant que j'y pense. Mais l'entreprise semble risquée.»

Il bailla et dû essuyer d'un revers de manche les larmes que cette dernière action avait conduites au coin de ses yeux.

« Si les choses devaient mal tourner d'une manière ou d'une autre, demain, et que nous devions partir précipitamment, nous ne devons nous séparer sous aucun prétexte. La traversée des domaines de Bermond de ces derniers jours devrait être une preuve suffisante que l'endroit regorge de dangers mortels qu'il ne serait pas prudent d'affronter seul.»

Urien craignait un peu de voir l'un de ses compagnons disparaître si les choses venaient à se corser. Il hésitait à remettre son armure le lendemain, maintenant qu'il avait un peu plus de force, mais doutait de pouvoir la supporter toute la journée. De même, manier son épée à deux mains n'était pas une excellente idée pour l'heure. De fait, parcourir seul le duché de Gasconnie était plus dangereux que jamais pour lui. Il prit alors une grande inspiration et parla de nouveau.

« Il est désormais temps de parler des mesures concrètes que nous pouvons prendre dès à présent. Comme vous l'avez fait remarquer, Leustant, nous ne savons pas où nous sommes ni où il nous mène. Il nous faudra surveiller les arbres en permanence demain en plus du vieux fou, pour éviter les embuscades. Pas question de rêvasser, donc. Au moindre signe pouvant laisser penser à une attaque prochaine de la part d'ennemis dissimulés ou de Philibert lui-même, le premier à s'en apercevoir dira simplement qu'il "espère que le prochain repas arrivera vite". Nous ferons alors notre possible pour resserrer notre formation et nous tenir prêts au combat. Comme je l'ai déjà dit, nous retrouver séparés pourrait être risqué pour nous tous. Cependant, si jamais la chose devait arriver, je propose que nous partions plein Ouest car c'est une direction facile à suivre tant que le soleil est levé et que nous nous arrêtions à au minimum cinq lieues de notre point de départ, sauf si un hameau ou une ville faisait son apparition avant cela, pour y attendre les autres. La chose risque d'être extrêmement hasardeuse et nous pourrions ne jamais nous retrouver en l'absence de route, mais puisque nous ne connaissons pas du tout la région, nous n'avons de meilleur choix. Quoiqu'il en soit, Il s'agit là de mesures extrêmes, d'aucuns diront ultimes, mais l'on n'est jamais trop prudent. Le... ou les survivants devront partir à l'aube. Tant pis pour celui ou ceux restés derrière. Pensez donc à emporter de quoi vous nourrir demain soir.»

Il s'arrêta alors et demeura comme perdu dans ses pensées un court instant.

« Vous l'aurez compris, ce plan de fuite, si lacunaire soit-il, ne laisse aucune place à un quelconque plan de sauvetage ou à un retour en arrière pour venir en aide à ses camarades. Vous pouvez trouver l'idée cruelle et si vous croyez préférable de rester tous ensemble pour tenter notre chance quelle que soit la situation, je vous invite à le dire dès à présent. Il sera trop tard pour changer d'avis demain. Pour ne rien vous cacher, même si j'ai pu voir combien redoutable était ce vieillard, affronter un sorcier me semble moins impossible qu'un chevalier du Graal. Espérons que nous n'aurons pas à nous battre contre ce fourbe d'usurpateur, malgré tout. Si tout est clair, que vous n'avez pas de meilleure idée que les miennes et que toutes les choses importantes ont été dites, j'ai grand besoin d'aller restaurer mes forces par une nuit de sommeil, fut-elle courte.»

Il tourna le regard vers le campement et fit mine de vouloir partir.

« Oh, une dernière chose. Ce masque que je garde en ma possession pourrait éventuellement nous permettre de mettre en accusation notre brave chevalier du Graal mais le simple fait de le garder avec moi pourrait se retourner contre ma personne. J'en suis pleinement conscient. Je le dis donc et ne compte pas le répéter: si jamais Philibert nous menait vraiment au Puech et que, par un tour du sort, il me faisait accuser pour se couvrir, je plaiderai la bonne fois en disant qu'il m'a lui-même confié ce masque. Ce qui n'est qu'une façon de présenter la vérité puisque je lui ai pris de force lors de notre première rencontre. Je compterai sur vous pour appuyer mes dires.»

"Pourquoi ne pas lui rendre le masque en le lui cachant dans ses affaires ?" demanda Leustant.
"Ainsi nous n'aurions qu'à l'accuser et la preuve serait sur lui."

« J'y avais pensé mais il sera difficile de justifier cela s'il s'en rend compte. Cela reste néanmoins une bonne idée. Je suis ravi que vous vous proposiez de le faire.»

Sur ces mots, Urien tendit son masque à Leustant, le sourire aux lèvres.

"Euh... Naturellement."

Pris au piège comme un bleu, Leustant ne put que prendre le masque en rendant un sourire forcé à Urien.
Il se maudit et se demanda si c'était la fatigue ou la douleur de la mort de Ronhéron qui l'avait changé à ce point : pour une fois il s'était comporté comme un vrai chevalier errant typique, lui qui d'habitude pesait chacun de ses mots et prenait bien soin de ne s'engager dans aucune action dont le risque n'était pas maîtrisé, pour une fois il avait parlé sans réfléchir et il se retrouvait obligé de faire une chose inutilement risquée. Il se sentit soudain las de ces péripéties, du froid, de tout, mais il était fort tard et cette lassitude était sans doute davantage d'origine physique que mentale.

"Si nous sommes tous d'accord sur la marche à suivre, je propose que nous allions nous coucher prestement. L'aube va bientôt pointer et nous aurons besoin de toute notre vigilance demain."

"Un instant messeigneurs ...
Allez vous l'accuser d'être un porteur de masque ? N'oublions pas, qu'a supposer qu'il ne soit pas un Chevalier du Graal, il en a tous les atours, et que de fait, sa parole vaut bien plus que la notre a l'auditive de la plupart des gens de Bretonnie."

« Rassurez-vous, nous n'en sommes pas encore là. Voyez cela comme un atout si les choses prenaient une certaine tournure. Avec les éléments dont nous disposons, il est impossible de savoir ce qu'il se passera à partir de demain. Allons donc prendre un peu de repos, excepté vous Wolfram, puisque notre bon Philbert vous a assigné une toute autre tâche.»

Il sembla alors à Urien que Philibert confiait souvent cette tâche à Wolfram, mais il était trop fatigué pour avoir envie d'y penser maintenant.

Un éclair de génie traversa l'esprit de Leustant.

"Attendez. Peut-être serait-il plus logique que ce soit Wolfram qui cache le masque dans les affaires de Philibert si c'est lui qui est de garde cette nuit, dans l'éventualité où quelqu'un le verrait, cela paraîtra moins suspect que de me voir rôder dans le campement au lieu de dormir alors que ce n'est point mon tour de garde."

Disant cela il tendit le masque à Wolfram.

Sans vraiment attendre la réponse, Urien se mit en route pour le camp.

« Bien, faites cela. Puisque la question est réglée, je m'en vais prendre mon repos nocturne.»

Sur ces mots, Urien poursuivit son chemin sans se retourner.

"Ma foi, pourquoi pas. Je m'acquitterai de ma tâche au mieux."

Dissimulant le masque sous sa cape, Wolfram repartit a son tour en direction du camp et de cette maudite veillée qui l'attendait. Il profiterait bien entendu du prétexte de venir tirer Philibert des griffes du sommeil, à Minuit comme convenu, pour roder dans son voisinage et trouver une cachette digne du masque criminel.

Après que les chevaliers se furent séparés, Leustant et Urien ne tardèrent pas à sombrer dans un profond sommeil, accablés par les fatigues du jour et par la veillée d'armes au cours de laquelle s'était tramée la très horrifique conjuration qui planait à présent au-dessus du chef de Philibert du Montet.

Wolfram, les paupières lourdes, endura encore quelques instants de garde plus ou moins attentive avant de donner comme il était entendu l'éveil au vieux chevalier du Graal (ou au méprisable sorcier, s'il fallait accorder crédit à la parole du bon Urien). Il en profita pour glisser de façon sournoise et subreptice le masque horrifique qu'on lui avait confié dans les bagages de leur guide. S'il s'était aperçu ou douté de quelque action déshonnête de la part de ses compagnons, Philibert n'en montra rien ; les conjurés avaient été discrets, et il n'avait guère de raisons de se méfier d'eux. Il paraissait certain que ni lui ni Hugo, qui ronflait comme une toupie, n'avaient surpris leurs sinistres paroles.




Philibert souhaita bonne nuit au chevalier errant et s'adossa à un vieux chêne noueux. La dernière chose que vit Wolfram avant de sombrer à son tour fut la silhouette recroquevillée du vieil homme, son souffle laissant des traînées blanches dans l'air glacial.


Leustant avançait à tâtons dans l'obscurité. Il avait été désigné par ses compagnons pour placer le masque dans les affaires d'Hugo, qu'ils soupçonnaient d'être un nécromant et un pédéraste sans rémission. Le halfling dormait à poings fermés. Le cœur battant et en sueur malgré le froid, il s'approcha dans un silence de mort de son bagage. Il sortit lentement le masque grotesque qu'Urien lui avait confié et chercha à l'y enfouir. Mais il ne parvenait pas à le faire tenir où que ce fût. Le masque retombait toujours dans la neige, comme s'il s'échappait des sacoches où Leustant l'enfermait, dénouant les cordons par enchantement. Tout cela sentait de loin sorcellerie terrifique.

Leustant se sentit devenir fou à lutter contre ce masque animé par les démons, qui refusait de rester en place. Il finit par faire passer une cordelette par l'un des yeux du masque, et l'attacha fermement à quelque lourd paquet, qu'il fit ensuite disparaître sous une épaisse couche de provisions et de couvertures.

Alors qu'il s'éloignait, il lui sembla que quelque petit animal venait fouiller dans les bagages d'Hugo. Il se retourna. Une forme bougeait au milieu des paquets. C'était le masque qui voulait s'échapper. Pris de terreur, Leustant revint sur ses pas. Il souleva une couverture, et le masque jaillit hors du bagage du halfling. Il avait de longues pattes de crapaud et sa bouche s'ouvrait largement, découvrant une langue tailladée et sanglante. Le visage du masque avait changé : c'était celui d'Urien.

« Bordel de Bordeleaux ! Ji tou tue avec supplice et exorbitation du nez ! » hurla le masque à face d'Urien. « Coupez les oneilles ! Donnez phynances ! »

Leustant se réveilla en sursaut. Philibert montait la garde à quelques pas de lui et Urien dormait paisiblement, tout comme Hugo et Wolfram.


Wolfram fut le premier à se réveiller. Son sommeil avait été quelque peu troublé et il se sentait encore las. Il était cependant grand temps de lever le camp : il faisait déjà jour et la clairière s'emplissait de lumière. Il était d'ailleurs étrange que Philibert ne les ait pas encore réveillés.




Wolfram se redressa en bâillant et jeta un œil endormi autour de lui. Il lui fallut un instant pour bien se rendre compte de la situation.

Seul Leustant était à ses côtés, toujours plongé dans le sommeil. Il n'y avait plus trace de Philibert, ni d'Urien, non plus que d'Hugo. De toutes leurs bêtes, seule manquait la jument d'Urien. Les trois autres, les destriers de Philibert et de Wolfram, ainsi que leur gros cheval de bât, battaient distraitement l'air de la queue.

De nombreux bagages étaient ouverts et leur contenu éparpillé dans la neige de la clairière, comme si quelqu'un les avait fouillés en grande hâte. Les affaires de Wolfram étaient répandues au pied d'un pin. À quelques pas de là, il y avait une multitude de traces de pas et une large tranchée se dessinait dans la neige, comme si l'on avait traîné un lourd paquet. Après deux toises, la piste disparaissait entre les arbres, hors de vue de Wolfram.

La lumière jaune-orangée du soleil matinal se reflétant sur la neige frappa violemment les yeux bouffis de Leustant lorqu'il les ouvrit. Il les referma aussitôt, émit un grognement, se les frotta puis essaya à nouveau de les ouvrir, une fois, deux fois. A la troisième il réussit, en les plissant fortement pour ne pas être ébloui.

Il vit vaguement Wolfram qui le regardait avec des yeux écarquillés.

"Quoi ?" demanda le castagnet. Leustant regarda autour de lui et remarqua l'absence des trois autres, ainsi que les affaires éparpillées.

"Mortepine ! Qu'est-ce que que cette diablerie, encore ?"

Il ne lui fallut pas longtemps pour voir les traces de pas et de traînage dans la neige, et pour conclure qu'Urien et Hugo avaient été enlevés. Philibert était sûrement de mèche avec les ravisseurs.

"Mais dans ce cas pourquoi n'avons-nous pas été entravés et emportés avec les autres ? Peut-être que Philibert considérait que nous ne constituions point une menace pour lui et qu'il pouvait nous abandonner en ce lieu perdu sans risque que nous l'empêchions de mener à bien ses horrifyques projets. Ce qui m'intrigue le plus c'est qu'il ait laissé sa monture et le cheval de bât... il vous a aussi laissé votre destrier, Wolfram. C'est une aubaine. Prenons-les et chevauchons aussi vite que possible hors de ce bois maudit qui puire la sorcellerie à plein nez."

Leustant se leva, vérifia que ses armes n'avaient pas été volées ni son bouclier, il rassembla ses propres affaires et prit dans celles des absents tout ce qu'il trouvait utile (ainsi que l'or s'il y en avait). Il prit deux sacs sur lui en plus du sien et attacha le reste sur la monture de Philibert.

"Prenons la mule également, il serait idiot de la laisser ainsi que sa cargaison aux hommes-bêtes."

Fouiller les affaires éparpillées dans la neige fournit à Leustant quelques indices de ce qui avait pu se passer cette nuit-là, quoiqu'ils fussent assez obscurs.

Les bagages d'Urien, pour autant qu'il en pouvait juger, avaient disparus jusqu'au plus petit paquet, de même que ceux d'Hugo. En revanche, ceux de Philibert étaient bien là, répandus de-ci de-là dans la clairière. Même son écu et son heaume étaient encore là comme s'il n'avait pas quitté le campement. Il aurait du reste été bien étrange qu'il se soit enfui à travers la campagne sans son destrier, à moins qu'il ait préféré emprunter la jument d'Urien.

Leustant et Wolfram ne tardèrent pas à remarquer que la plupart de leurs provisions manquaient, de même que le contenu de leurs bourses respectives et quelques menus objets précieux ; presque tout ce qui avait de la valeur sans être trop volumineux avait été méthodiquement pillé, et aucun des deux n'avait plus un sou vaillant. Des bandits assez nombreux pour oser les dévaliser les auraient cependant passés par les armes plutôt que de se contenter de dérober quelque argent, alors que l'on pouvait tirer grand prix des excellentes montures des chevaliers. Et s'il fallait penser que Philibert avait bien reçu l'aide de complices, l'affaire devenait plus étrange encore.

Alors que Leustant jetait un œil à l'entour, une forme sombre dans la neige attira son regard. À quelques pas, au milieu des arbres, Philibert était étendu face contre terre, l'épée à la main.

Réalisant peu à peu l'étendue de la traîtrise dont il était la victime, Leustant s'approcha prudemment de Philibert, lentement, guettant le moindre mouvement qui aurait pu lui dire s'il était vivant ou mort. Il tenta de voir s'il y avait des traces de sang dans la neige. Peut-être s'était-il mépris au compte du chevalier du Graal, et que ses pouvoirs n'avaient rien de chaotique... cela il ne le saurait jamais. Mais il pouvait à présent imaginer ce qu'il s'était passé. Urien et Hugo complotant contre le reste du groupe, Urien voulant se débarasser de Philibert et trouvant un prétexte pour retourner le reste du groupe contre le saint vivant, puis après leur petite réunion nocturne où Urien leur a demandé de cacher un masque maudit dans les affaires de Philibert et le tour de garde de Wolfram, Urien se levant discrètement, réveillant Hugo pour qu'il vole les biens de ses compagnons. Philibert était de garde, et le chevalier de Havras a dû le tuer de quelque fourbe façon, sinon les pouvoirs du chevalier du Graal auraient dû vaincre Urien...

En s'approchant de Philibert, Leustant vit qu'il respirait encore faiblement ; son souffle laissait de légères traînées blanches dans l'air froid. Nulle blessure n'était visible, et le vieux chevalier semblait simplement assommé.

Il ne fallut pas longtemps à Wolfram et Leustant pour ranimer leur guide, dont le premier mouvement fut de saisir son épée comme s'il attendait quelque assaut. Alors qu'il reprenait peu à peu ses esprits, les deux errants lui exposèrent la situation. Quand ils eurent fini, Philibert sourit amèrement.

« C'était assez prévisible. » fit-il. « Et pourtant je me suis laissé sottement berner, alors que je l'avais vu de mes yeux mettre le malheureux Celdric en danger et que je devinais que notre mission ne lui importait que peu. Je ne vois guère qu'une explication : Urien nous a finalement abandonnés à notre sort, en emportant quelques souvenirs avec lui. Ce qui m'échappe, c'est la raison pour laquelle Hugo a lui aussi disparu. Ces deux-là paraissaient assez proches, mais je ne vois pas pourquoi Urien se serait encombré d'un pareil compagnon.

Si vous avez dit vrai, et j'ai toute confiance en votre parole, c'est sans doute Urien qui m'a assommé, à moins qu'Hugo n'ait grandi pendant la nuit ou qu'ils aient eu des complices. Voilà ce qui s'est passé, ou du moins ce que je crois me rappeler. Je veillais depuis peut-être deux ou trois heures quand j'ai cru entendre un bruit dans l'obscurité, parmi les arbres. Cela ne ressemblait pas au bruit d'un animal en maraude, aussi ai-je tiré l'épée. J'ai jeté un bref coup d'œil au campement, et j'ai remarqué que la couche d'Hugo était vide.

Il ne m'est pas venu à l'esprit que ce pouvait être Hugo que j'entendais dans les fourrés. Je craignais plutôt qu'un mutant ou je ne sais quelle créature n'essaie de nous capturer un par un à la faveur de la nuit. J'étais d'autant plus inquiet que je n'avais absolument pas entendu Hugo s'éloigner ; la créature pouvait donc être extrêmement discrète. Je me suis approché du bruit, et j'ai tourné le dos au campement. Je me souviens encore d'avoir fait quelques pas, puis plus rien.

À moins d'un coup monté pour nous en faire accroire, je pense deviner ce qui s'est alors passé. Hugo s'est levé et s'est écarté du campement sans faire de bruit, comme on prétend que le peuvent ceux de son peuple. Puis il m'a attiré à l'orée des bois afin que je quitte Urien des yeux, et ledit Urien en a profité pour m'assommer par-derrière. Si c'est bien ainsi que les événements se sont déroulés, alors nous avons une nouvelle raison de gagner le Puech au plus vite. Urien pourrait être un traître à la solde de Fontanes et avoir encore une surprise à nous réserver. Si nous le rencontrons à nouveau, il nous reviendra de le prendre et de le conduire devant la justice du seigneur Arnaud ; n'hésitez pas non plus à le tuer plutôt que de le laisser échapper. Je ne sais ce qui l'a poussé à agir ainsi, mais il met en péril une mission dont dépend le sort de Massillargues et de toute la région. Et je suis coupable de l'avoir laissé agir par mon manque de vigilance. »

Philibert se leva avec lassitude.

« Puisque tout est prêt, nous partons sans perdre un seul instant. La matinée est déjà bien avancée, et il faut être au Puech avant ce soir, sans quoi nous risquons une nouvelle attaque. Et nous ne sommes plus que trois. Sans compter le risque d'une nouvelle traîtrise d'Urien. Je vous ai fait part de mes suppositions, mais de votre côté, avez-vous une idée de ce qu'il pourrait manigancer, ou des raisons qui l'ont poussé à nous abandonner ainsi ? Peut-être a-t-il laissé échapper quelque chose, au hasard d'une discussion. »

La trace dans la neige qu'il avait vue près des montures revint hanter l'esprit de Leustant. Il fallait aller vérifier. Il se rendit alors compte que Philibert lui avait posé une question.

"Euh... Non, aucune idée. Tout ce que je sais c'est qu'il ne m'inspirait point confiance dès le début."

"Je vais faire le tour avec Wolfram pour vérifier que nous n'avons rien oublié et nous pourrons partir" dit-il en s'éloignant. Cela allait lui donner un prétexte pour aller examiner de plus près cette mystérieuse trace et voir où elle menait.

« Si vous le désirez. » lui dit Philibert. « Mais faites vite, et ne vous éloignez pas trop ! »

Leustant se mit à scruter le sol. Malheureusement, la neige était déjà brouillée par leurs pas et ceux de leurs chevaux. Il retrouva finalement les traces qui avaient attiré son attention précédemment, mais la piste était difficile à repérer et Leustant devait parfois la deviner plus qu'il ne la suivait.

Bientôt, les traces le menèrent bien à l'écart de la clairière. Elles étaient à présent parfaitement nettes, n'ayant pas été piétinées comme celles du campement. Il semblait qu'un homme avait traîné quelque lourd bagage hors de la clairière, mais certaines traces de pas paraissaient y revenir. La piste serpentait longuement à travers les arbres et Leustant dut marcher à vive allure ; Philibert lui avait conseillé de ne pas s'attarder ni s'éloigner, et il lui fallait être de retour rapidement.




À l'affût du moindre indice, Leustant remarqua bientôt des traces de sang en bordure de la piste. Peut-être quelque vilain avait-il abattu une bête non loin des chevaliers endormis, et, de crainte d'être pris par eux comme braconnier, avait-il vivement rebroussé chemin. Cela eût expliqué les traces et les taches de sang dans la neige.

Les arbres se faisaient plus épars à mesure qu'il avançait, et finirent par disparaître. Hors du couvert des branches, la piste s'évanouissait. La neige de la nuit avait effacé les traces. À quelques pas en avant se trouvait un précipice. À moins d'avoir des ailes, la ou les personnes qui avaient laissées ces traces avaient dû le longer vers la gauche ou la droite. Mais cela n'indiquait rien de bien utile à Leustant, qui ignorait tout de la région et n'aurait su dire où menait un seul de ces deux chemins. Il lui fallait à présent revenir sur ses pas, sans quoi Philibert commencerait à s'inquiéter de son absence.

Wolfram était abasourdi par les derniers évenements :
Un chevalier du Graal qui n'en est pas un, un chevalier de la Quête qui n'en est pas un ... Ce halfling en était il seulement, ou était ce quelque perfide doppleganger ?
D'autant que la dernière escarmouche tendait à lui faire également penser que le chevalier de castagne tenait plus du berzerker norse que d'un noble bretonnien.

Ramassant ses élegants vêtements, trempés de neige, il les essora de son mieux, les roula en boule et les fourra dans les fontes de son destrier.

Leustant s'était éloigné pour tenter de trouver la piste ; à quoi bon ; en plein hiver, c'était peine perdu.

Appuyé contre sa lance, plus ensommeillé et pensif que réellement alerte, Wolfram patientait et nourrissait sa noire rancune.

Cette aventure commençait vraiment a sentir la merdre, et par dessus tout, ça manquait de belles femmes !

Les trois chevaliers se mirent en route dès que Leustant fut revenu.

Philibert les pressait plus que jamais. Ils avaient dormi tard, ce matin-là, et il s'agissait maintenant de mettre de nombreuses lieues derrière eux avant la tombée de la nuit. À mesure que cette ultime journée de voyage avançait, la forêt se faisait moins épaisse et les sentiers plus aisés. Loin à l'est, dans la plaine enneigée, ils apercevaient, pour la première fois depuis des semaines, la fumée de quelques hameaux.

Alors que les rayons du soleil s'évanouissaient peu à peu et que les ombres s'allongeaient, ils débouchèrent sur un large chemin surplombant le Rieusset, la rivière du Puech, qui était à présent un puissant cours d'eau. Ils firent une courte halte devant un vieil autel de la Dame. Philibert resta un moment en prière.

« C'est la fin de notre voyage et de notre quête. » déclara-t-il à ses deux compagnons. « Nous étions partis à cinq, nous arrivons à trois, mais nous pouvons être fiers du chemin parcouru. Ce ne fut pas une mince prouesse que d'arriver jusqu'ici. À présent, Massillargues a une chance d'être sauvée, et vous de recevoir vos éperons de chevalier du royaume avant que l'année n'arrive à son terme. »

Ils montèrent en selle et parcoururent sans un mot les dernières lieues de leur périple, escortés par les croassement des corbeaux. Soudain, au détour du chemin, le Puech apparut dans le lointain, nimbé de brume.




Nos trois héros, malgré tous les périls de leur quête, ont finalement atteint le Puech. Mais pourront-ils enfin goûter au repos tant mérité ? Ou n'ont-ils échappé aux mutants à pattes d'oiseau, aux hommes-bêtes, aux crapauds géants et à un chevalier de la Quête douteux originaire de la baronnie de Havras que pour se jeter dans quelque tourmente plus horrifique encore ? Quel destin attend maintenant Leustant et Wolfram ? Qu'est-il donc advenu du sinistre sire Urien ? Quelle ignoble machination trame-t-il dans l'ombre ? A-t-il transformé Hugo en pâté en croûte ? Philibert déclarera-t-il enfin sa flamme à Leustant ?

Tout cela, et bien plus, vous le saurez quand je me serai décidé à ouvrir le troisième chapitre de cette mirifique aventure.