[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

Urien passa le bras autour des épaules du frêle Crépin comme il l'aurait fait à un vieux camarade de beuveries. Sentant l'inconfort du saltimbanque, le chevalier ne put réprimer un léger gloussement.

« Allez donc voir messire de Gresfol s'il vous complaît, maître Brionne. Mais ce petit bonhomme m'amuse bien trop pour que je veuille m'en départir. Eh puis, je ne veux pas rater la figure de Florian de Clairac lorsqu'il me verra débarquer à sa table de banquet.»

Un grognement d'ours lui fit alors lâcher sa prise sur Crépin. Cet animal mal luné ne manquait décidément jamais une occasion de le rappeler à l'ordre.

Urien se souvint toutefois à cet instant des mots précis d'Albaron de Sauvan alors qu'ils cheminaient vers l'hôtel de la prévôté: "Méfiez-vous cependant de deux hommes dont on m’a parlé : Luc de Gresfol, et un certain chevalier de Tranchet, amis de longue date de Florian de Clairac, et que je soupçonne d’être de sa coterie"... il n'en souffla pourtant mot à ses compagnons. Après tout, chacun devait suivre son destin et il pourrait très bien ressortir quelque chose de bon de leur sacrifice.

Othon n'aimait pas trop l'idée de séparer le groupe en deux, toutefois la rencontre avec Luc de Gresfol leur permettrait peut-être d'en savoir un peu plus. Laisser le vieux héraut d'armes s'en aller seul semblait toutefois une mauvaise idée, et Othon ne tenait pas spécialement à voir mourir un énième membre du groupe.

"Che pourrait fous accompagner, messire Brionne, si fous le désirez. Après tout, il m'est bien égal d'aller au banquet maintenant ou plus tard, et nous nous débrouillerons bien pour rechoindre nos amis rapidement. Alors, qu'en dites-fous ?"

Crépin tapa sur l'épaule d'Onésime qui n'avait encore pipé mot.
"Et donc cama'ade nous voici par'i pour aller vendre ta ma'ine à sire le Baron !"
Et Constance hocha la tête d'un air satisfait...

Ne quittant pas son rôle de bon serviteur, l’écuyer était demeuré en retrait lors du conciliabule entre Brionne et ses compagnons, mais son œil était aux aguets, comme s’il avait tenté de saisir quelque chose des paroles échangées. Il était difficile de deviner ce qu’il en avait pu entendre. Lorsque Brionne s’avança seul pour le suivre, il n’insista pas auprès des autres, se contentant de prendre congé en inclinant nerveusement les épaules, puis tourna les talons.

Brionne eut un dernier regard pour ses amis avant d’emboîter le pas à l’écuyer du sire de Gresfol, sans pouvoir s’empêcher de songer qu’il les voyait peut-être ce soir pour la dernière fois -ce qui n’était pas forcément une mauvaise nouvelle dans le cas de la grotesque trogne d’Onésime. Au milieu du luxe et des frivolités de la cour du baron, ils étaient, eux comme lui, cernés par des pièges mortels. Constance lui adressa un petit signe de la main en guise d’adieux, et il disparut derrière le rideau qui voilait la porte latérale.

Le vieux héraut d’armes n’avait pas plus tôt quitté la salle que l’ourse dressa vivement le museau en l’air, manquant de faire trébucher Crépin au passage, lequel s’en tira par une contorsion volontairement ridicule qui fit rire aux éclats deux jeunes garçons aux bras encombrés de superbes flacons de vin en cristal. Une délicieuse odeur de viande rôtie s’était en effet mise à flotter dans l’air, indiquant de la plus agréable façon le chemin des cuisines.

Ils traversèrent une galerie aux murs tendus de merveilleuses tapisseries ou, scène étrange, un chevalier portant les armes de La Tour fuyait avec ses compagnons d’armes devant un lapin blanc. Entre deux pans de tissus s’ouvraient une porte assez semblable à celle par laquelle Brionne s’en était allé. Crépin passa le premier, suivi avec quelque peine par Constance.

Lorsqu’Othon, Urien et Onésime les eurent rejoints, ils se trouvèrent dans un couloir de pierre nue, obscur mais peuplé d’odeurs toutes plus alléchantes les unes que les autres. Au bout du couloir rougeoyait une lueur de cheminée.

Le spectacle des cuisines de La Tour était extraordinaire. L’endroit était immense, organisé autour d’une pièce centrale toute en longueur, communiquant par des portes et des escaliers de pierre à d’autres salles plus petites. Partout on faisait dorer cochons et volailles dans de monstrueuses cheminées, et des tournebroches versaient sur la viande la graisse luisante des lèchefrites. Ici l’on farcissait aux foies une poule grasse, là on faisait rissoler des cèpes, et un énorme cerf sur un plat d’argent orné d’écus émaillés occupait une table entière. Une daube de joue de porc au vin de Sombrefeuille mijotait dans une horrifique marmite de cuivre ventrue comme un ogre, assez vaste pour y noyer trois Onésime.



Au milieu de tout cet indescriptible capharnaüm, un petit compère un peu bedonnant, à bonnet et tablier, passait d’une table à l’autre, se demandant tout haut quel vin convenait le mieux au prochain service, réprimandant deux gâte-sauces qui venaient de renverser un pot de crème et surveillant par-dessus l’épaule d’un apprenti la confection d’un délicat brochet au safran. Un halfling, apparemment son premier lieutenant et meilleur assistant, hochait régulièrement la tête à ses remarques, une saucisse sèche à moitié mangée à la main.

« Ah, voilà les comiques ! » fit joyeusement le maître-queux grassouillet en voyant Othon et Urien.  Derrière eux, Crépin guidait avec quelque peine une Constance un peu trop gourmande à son goût, sans cesse tentée d’attraper sa part de tarte ou de rognons au vin d’Estalie.



« Belle bande de plaisantins que vous faites là ! » s’amusa le cuisinier, qui n’aurait certainement pas dit cela s’il avait pris la peine de regarder de plus près l’air assassin d’Urien. « La bienvenue à La Tour, mes braves coquins ! Vous le voyez, nous sommes débordés, mais point de crainte, je vais m’occuper de vos seigneuries.

Continuez encore tout droit -vous voudrez bien prendre garde à ne pas me renverser le grandissime gâteau à la crème fouettée qui est sur votre passage, ou je vous fais embrocher vifs et cuire à petit feu avec de la farce aux girolles plein la panse- et donnez un coup sur l’oneille au grand idiot en habit bleu et rouge, c’est lui qui est chargé de vous dire quand entrer en scène. Bonne chance à vous. Tâchez de ne pas vous tromper : le baron, c’est le type barbu en velours vert, dans le plus haut fauteuil, à la plus haute table. Je précise, parce que l’autre soir, on a eu un joueur de luth qui a salué son intendant. Remarquez, il l’a peut-être fait exprès.

Allons, débarrassez-moi le plancher. Ah, et goûtez-moi donc ces tartes à la crème d’amandes, elles sortent du four, c’est maintenant qu’elles sont les meilleures. Ça vous donnera du cœur à l’ouvrage ! »

Le valet qui passait avec son plateau de tartes chaudes s’arrêta un instant pour une distribution hâtive, et les compagnons repartirent à travers les tables débordantes de victuailles. Même en étant particulièrement indifférent au sort du petit peuple, il était difficile de ne pas ressentir une pointe de révolte en repensant à tous les miséreux frappés par l’hiver qu’ils avaient croisés dans les faubourgs, le ventre criant famine, tandis qu’une telle débauche gastronomique battait son plein ici. Dans un coin de la longue salle, le formidable château en pâtisserie annoncée plus tôt s’élevait avec orgueil, image parfaite de la forteresse de La Tour.



Le tumulte de la fête était à chaque pas plus lointain, plus étouffé. Brionne suivait l’écuyer dans un escalier à cette heure déserté et froid, ne sachant ce qui l’attendait au-delà. Loin au-dessus de sa tête, il entendait le vent gémir dans de vieilles meurtières. Avec un sentiment désagréable, Brionne se demanda s’il serait capable de retrouver seul son chemin jusqu’à la salle où il avait quitté ses compagnons.

L’écuyer poussa enfin une épaisse porte de chêne et s’effaça, l’invitant à entrer le premier.



La lumière des deux lunes parvenait dans la pièce, voilée par quelque feuillage, à travers deux belles fenêtres à croisillons. Devant une cheminée au manteau peint, un homme se réchauffait les membres, ses épaules encore couvertes d’un peu de neige. Il se leva et adressa un signe de tête à Brionne, puis à l’écuyer, qui, obéissant à un ordre muet, s’éclipsa. L’homme fixa Brionne un instant, puis referma à clef la porte derrière l’écuyer.

« Affaires secrètes. » murmura-t-il avec un vague sourire.

Il s’en fut par une autre porte, laissant seul le maître d’armes après lui avoir désigné un banc où s’asseoir. Au bout de quelques instants, des voix basses se firent entendre, peut-être deux ou trois, indistinctes, sauf une qui semblait plus agitée que les autres. Brionne ne percevait ce qu’elle disait que par bribes.

« …seul ? comment, seul ? mais il faut pourtant… se seront méfiés… n’arrange pas nos affaires, ils risquent de… non, il n’y vraiment plus à hésiter… me moque bien de ce que tu penses, l’ami… je te le dis, s’ils arrivent jusqu’à lui ce soir, il sera trop tard… s’il semble qu’ils soient sur le point de lui parler, il faudra lui régler son compte … oui, lui, lui en priorité... bien sûr ! mais il devait y passer tôt ou tard… ainsi ils n’auront plus personne à qui raconter leurs… je prends la responsabilité… Et ferme cette maudite porte, bon sang ! »

La porte se ferma.

Dévorant sa part de tarte avec sa gloutonnerie habituelle, Urien ne put s'empêcher de regretter d'avoir été enfermé à Massillargues et non dans le château de La Tour durant les semaines qui précédèrent sa tragique épopée. Les gens d'ici savaient vivre, cela ne faisait aucun doute !
Pour un peu, le chevalier de la Quête aurait été tenté de laisser de côté leur stupide mission pour se vautrer dans ce luxe pendant quelques heures. Hélas ! le grabuge qu'allait certainement provoquer Brionne à l'autre bout du château les obligeait à agir vite pour ne pas rater leur chance.

La panse partiellement remplie par son en-cas, il se prépara à leur très prochaine entrée en scène.

Othon dégusta sa tarte avec toute la dignité qui convenait à un noble Marienburger en visite en Bretonnie. Il s'accorda ensuite quelques instants de réflexion afin de se préparer à la suite. Il n'avait pas l'habitude de s'adresser à de plus hauts seigneurs sur des questions autres que celle de la paie et celles de la guerre [note de moi : putain, quel beau jeu de mots ], mais comptait bien donner aux nobles de l'assemblée un spectacle dont ils se souviendraient...

Brionne se leva brusquement et s'approcha du grand lit d'un pas décidé. D'une secousse il y arracha une tenture et la découpa en trois longues bandes, il les attacha sommairement l'une à l'autre. Trainant son fardeau jusqu'à la fenêtre la plus proche, il en ouvrir le ventail. Un souffle glacé envahit la pièce, soufflant les bougies du grand chandelier central. Il noua à la hâte une extrémité de sa corde improvisée à la l'huis de la fenêtre et jeta l'autre dans le vide.
En tirant son épée de sa ceinture il lui sembla entendre un gémissement de plaisir. Chassant de son esprit les pensées que ce gémissement éveillait, il se glissa derrière la tenture jouxtant la fenêtre.

Immobile, dans la pénombre produite par la maigre lumière des deux lunes et les braises du foyer rougeoyant, il attendit que les comploteurs entrent dans la pièce...

Crépin donna la part de tarte à Constance qui l'avait supplié du regard. Il sembla lui parler rien qu'avec des gestes, et ses compagnons comprirent qu'il interdisait à celle-ci de s'approcher du gâteau. Hélas, comme souvent, Constance n'en faisait qu'à sa tête, et en voyant le gâteau elle commença à s'en approcher, quand le frêle Crépin tira d'un coup sec sur la chaîne : l'ours eut un gloussement, et se ravisa.
Qui eût cru qu'un si petit homme arriverait à dompter une telle bête ? Crépin en tirait une certaine fierté, et il poussa l'animal vers la porte du banquet.
*Ne pas saluer l'intendant... Ne pas saluer l'intendant...* se répétait-il dans sa tête.

D’interminables minutes s’écoulèrent dans la chambre obscure, et Brionne se sentit frissonner dans sa cachette, un frisson qui n’avait peut-être rien à voir avec l’air glacé qui s’engouffrait par la fenêtre grande ouverte. Le contact de l’épée était répugnant. Il semblait au héraut avoir en main une horreur sans nom sur le point de surgir, comme s’il tenait en laisse un monstre. Et la laisse était fragile…

Brionne entendit la porte s’ouvrir, et un juron retentit. Des pas se précipitèrent à travers la pièce jusqu’à la fenêtre, puis s’éloignèrent tout aussi vite.

« Il a sauté ?
- Il a noué une échelle de draps. Il faut envoyer quelqu’un le cueillir en bas.
- Impossible. Il n’a pas pu descendre avec les draps qu’il y avait sur le lit, et s’il a tenté l’aventure, il s’y sera cassé le cou.
- Pas dit. Il a pu atteindre la corniche, et se laisser tomber de là. Ou bien il se sera aidé des branches proches du mur. De toute façon, il n’y a pas la moindre trace de corps en bas, c’est donc bien qu’il s’en est tiré.
- Il fait beaucoup trop sombre pour en être sûr, tu as très bien pu ne pas le voir. Gauthier, rallume-moi donc ces damnées chandelles. Toi, donne les ordres comme je te l’ai dit. S’ils arrivent jusqu’à lui, frappez. Je vais tâcher de m’occuper de cet autre fils de chienne. Décampez ! »

Plusieurs hommes ouvrirent la porte en hâte et quittèrent la chambre. On referma la fenêtre après avoir remonté les draps. Brionne parvint à jeter un œil hors de sa tenture. Un écuyer rallumait les bougies du chandelier et, lui tournant le dos, un homme faisait les cent pas. Il reconnut le riche habit du sire de Gresfol.

Dans sa main, l’épée semblait plus éveillée que jamais, comme un chien qui aurait flairé sa proie. Brionne ne pouvait s’empêcher de ressentir du dégoût à cette idée, mais il avait aussi le sentiment qu’il n’était pas en danger, pas lui, pas encore. C’était plutôt comme si l’épée s’était soudain faite impatiente et suppliante.

Pendant ce temps, en cuisines…



Tandis que Constance, jetant un dernier regard mélancolique au mirifique gâteau, suivait sagement Crépin, un certain tumulte éclata derrière eux. Il semblait qu’on avait bousculé quelqu’un qui avait bousculé quelqu’un qui à son tour avait bousculé quelqu’un, etc. D’où désordre et dissension parmi la valetaille.

Armé d’une louche de cuivre aux proportions épouvantables, le maître-queue s’avança, son assistant halfling toujours sur ses talons, dégustant à présent un petit pâté chaud et dodu.

« Merdigues et merdailles ! éclata le cuisinier. Oses-tu bien faire du tapage dans mes cuisines, crétin ? Oses-tu ?
- Ho, dis, calme-toi donc ung peu, répondit la cause principale du désordre, un soldat aux armes azur et vermeil de La Tour, reculant de quelques pas devant la terrible louche brandie. Dès que j’aurai mis la maing sur mes drôles, je te laisserai retourner à tes sauces et tes casseroles, grand peigne-cul.
- Puisqu’ong te dit que ce sont des montreurs d’ours ! fit un marmiton.
- Ils ont l’air de montreurs d’ours comme moi je ressemble à la Fée Enchanteresse ! cracha le soldat, qui ne ressemblait pas du tout à la Fée Enchanteresse. Ce sont des suspects dans l’affaire de l’incendie de la Prévôté.
- La Prévôté a brûlé ? s’écria quelqu’un d’une voix stupide.
- Ridicule, grommela le maître-queue. Ils ont bouté le feu à la Prévôté, et ensuite ils sont venus se cacher dans mes cuisines ? Ou bien, une fois leur forfait accompli, tout fiers d’eux, ils ont voulu faire un petit salut amical au baron, c’est ça ? »

Sans prendre garde au cuisinier, plusieurs soldats entouraient les compagnons. L’un d’eux, après avoir jeté un regard peu rassuré à l’immense silhouette de Constance, décida d’empoigner l’épaule d’Urien plutôt que celle de Crépin.

« Alors, coquing ? fit-il élégamment au chevalier, la bouche encore pleine de tarte aux amandes et bien en peine de répondre avec dignité. Le feu à l’hôtel de messire d’Aspremont, le meurtre du brave archidiacre, ça te dit rieng, peut-être ? Avoue-donc, maroufle. »

Urien se dégagea de la ferme prise du garde d'un subit coup d'épaule.

« Ha ! Meeeerdre ! Est-ce ainsi que l'on traite les artistes dans le château de La Tour ? L'on veut me faire taire, moi, Jacques de Cambronnette, le chevalier-ménestrel très-engagé qui dénonce les vérités du monde ! Meeeerdre ! Mais cela ne se passera pas ainsi ! Ah merdre, non ! Le baron Fulcrand m'a fait venir de Bordeleaux pour m'entendre pousser la chansonnette et il m'entendra, foi de meeeeerdre !»

Accompagnant ses tirades enflammées et pleines de "merdre" par d'importants jets de miettes de tarte baveux et d'amples gestes, le chevalier avait imperceptiblement fait reculer les gardes de quelques pas.
Il savait qu'il lui fallait à tout prix les empêcher de reprendre leurs esprits et commença ainsi à accompagner son esbroufe d'une chanson douteuse qui sembla lui venir bien naturellement.

« Oooooh Uther, pourquoi es-tu baron ?
Les gens de Havrasseuh te déteeeestent
Chaqueuh jour, tu offreuh ton fion
Mais tu es pireuh qu'uneuh peeeeste

Par ma meeeerdre ! Par ma meeeerdreuh !

Vilain Uther, tu ne vaux rieeeeen
Les gens de Havrasseuh te maudisseuh
Tous réclameuh le nobl'Urieeeeen
Ils pleurent et veulent qu'il les conduisseuh

Par ma meeeerdre ! Par ma meeeerdreuh !

Brave Urien, tu es bien boooon
Les gens de Havrasseuh baisent tes feeeesses
Oh oui, Urien, tu es leur champioooon
En ton honneureuh, on dira des meeeeesses

Par ma meeeerdre ! Par ma meeeerdreuh !

On dit de Fulcrand qu'il a le meilleur viiiin
Mais, par ma merdre, c'est de la pisseuh
Et quand viendra le noble Urieeeeen
Il en fera une bonneuh jaunisseuh

Par ma meeeerdre ! Je suis bienheureuuux !»


S'arrêtant à quelques centimètres du visage du garde, Urien prit un air fort hautain et quelque peu outré.

« Car vous voyez, monsieurrrr, ÇA c'est de l'art et l'on ne me fera point taire ! Meeeeerdre ! Oh que non !»

Crépin entendit la magnifique tirade d'Urien, et applaudit des deux mains, imité par Constance qui se mit sur son séant. Ce noble sire n'avait pas froid aux yeux, et lui-même y aurait cru tant c'était bien trouvé. Il douta cependant un instant en voyant les armes à la ceinture, et il se dit que le soldat ne serait peut-être pas dupe, voire ses compères si jamais il avait mordu dans le jeu du chevalier.

Il fallait trouver autre chose, et vite. Sans trop de réflexion, il relâcha l'étreinte de Constance, et d'un rapide regard il lui indiqua le gâteau. Certes, il craignait que l'ours ne comprit pas sa demande et se mit à dévorer le gâteau, mais il fallait prendre le risque.

"Si vous n'y voyez pas d'incon'énients messssseigneurs, nous allons appo'ter ce fin gâ'eau en salle et lui faire nos tours !"

Constance s'empara alors du plat sous le gâteau et le souleva non sans vaciller. L'animal était habile, mais Crépin craignait que tout ceci ne se transforme en catastrophe. S'il avait vu juste, le cuisinier risquait de mettre tout le monde dehors au plus vite pour l'éviter, et lui et ses nouveaux amis courraient vers la salle du banquet. Se faire arrêter si près du but, même si lui n'en avait que faire, serait rageant...

Brionne retint son souffle : un de ses ennemis se trouvait à merci. Cet ennemi lui tournait le dos, la victoire ne faisait aucun doute. Tuder ensuite l'écuyer serait jeu d'enfançon. Il fut parcouru par ce frisson qui n'était pas de froid, ni de peur mais d'excitation pure.

Plus jeune de quelques années, il eut sans doute cédé à cette pulsion, trempé sa lame assoiffée dans le sang de Luc de Gresfol.
Heureusement pour l'âme (admirez l'homonymie ...  ) de ce dernier, la vie était passée par là, avec son cortège de misères et d'horreurs : pour cette fois, Brionne ne serait pas un assassin.

La tenture derrière laquelle Brionne se cachait semblait aussi mal assujettie que le ciel de lit décroché il y a peu. Lors que le sire de Gresfol faisait demi tour à quelques pas de lui, Brionne l'arracha d'un coup sec, la projetant vers son adversaire.
Il bondit vers la forme emmaillotée, en gratifia le chef d'un solide coup du pommeau de son épée avant de la balayer d'un coup de pied. Il se tourna vers l'écuyer : restait à le neutraliser vistement...

Entendant la douloureuse complainte d’Urien, le maître-queux lui jeta un regard qu’il réservait sans doute habituellement aux sauces qui avaient tourné. Mais lorsque le gâteau mirifique s’éleva vacillant au milieu de la cuisine, sa face prit soudain la blancheur de la crème fraîchement fouettée. Aucun son ne parvint à s’échapper de sa gorge nouée, mais on put lire distinctement sur ses lèvres angoissées les mots : « Le gâteau. » Muets de terreur, les pâtissiers ne quittaient pas des yeux leur œuvre. Aucun n’avait osé empêcher l’ourse de se saisir du gâteau, et si le désastre attendu se produisait, ils recevraient sans doute une bastonnade mémorable. Dans un geste de surprise ridicule, Onésime plaqua sa main sur sa bouche.

Les soldats gardaient cependant la tête froide, peu concernés qu’ils étaient par le sort du gâteau-otage.

« Laissez ce gâteau eng paix, et personne ne sera blessé, fit le chef de la troupe d’un ton ferme.
- Vous êtes fou ? protesta le maître-queux d’une voix étranglée. Faites tout ce qu’ils diront ! Laissez-les aller ! »

Pour ajouter à la confusion, un cri retentit à travers les cuisines. Un valet en bleu et rouge faisait de grands signes à Crépin.

« Là-bas, le montreur d’ours ! Cesse tes farces, c’est à toi ! »

Mais ils ne purent faire un pas dans sa direction. Deux soldats avaient tiré l’épée et celui qui venait de lâcher Urien sortit un bout de corde pour s’efforcer de lui lier les mains.

L’écuyer n’avait pu empêcher Brionne d’assommer son maître, mais il réagit avec toute la rapidité possible et tira la longue dague qu’il portait à la ceinture. Le jeune homme ne pouvait guère espérer passer la garde de Brionne avec une telle arme, mais il semblait déterminé. Il s’approcha lentement, avec des gestes qui trahissaient une sûreté de bon escrimeur.

Tout en le maintenant à distance, il semblait à Brionne percevoir avec toujours plus de force la volonté de l’épée. Elle ne s’intéressait pas à l’écuyer. Tout ce qui lui importait était de mordre l’homme à terre. Brionne ressentit l’envie de céder à ce murmure. Dompter l’être qu’abritait l’épée demandait un immense effort...

L’écuyer lança son attaque, et il était trop tard pour la parer. Brionne avait perdu toute chance de riposter, distrait par son combat contre la chose qu’il tenait en main. Et pourtant il se vit porter un coup terrible, fatal, juste à la base du cou. L’écuyer s’effondra sur le parquet, son corps secoué de soubresauts.

La chambre était à nouveau silencieuse, et la porte était grande ouverte. Le sang s’écoulait lentement du cadavre. Brionne n’avait pas eu l’intention de tuer, et il savait qu’il n’aurait même pas dû pouvoir se défendre. D’une façon ou d’une autre, il fallait conclure que l’épée avait tout simplement frappé à sa place.

« Dîtes au baron que ses gardes veulent nous empêcher d'entrer en scène et gâcher son dessert !» hurla Urien au valet qui venait de les héler.

« Dis-moi, méchant garde, vas-tu t'imaginer que nous sommes allé incendier ta prévôté discrètement en compagnie d'un ours pour en repartir comme si de rien n'était et sans que personne ne nous arrête ? Crois-tu que nous allons maintenant incendier le banquet du baron où siègent tous les chevaliers et gens d'armes de la citadelle ? J'ignore ce qui vous laisse à penser que nous sommes responsables de votre affaire, mais vous déraisonnez ! Vous voyez bien que nous ne pouvons être vos coupables !»

Urien n'aimait pas la tournure que prenaient les événements. Ceux qu'il n'avait pris que pour de simples gardes un peu zélés insistaient bien trop pour ne pas avoir reçu l'ordre précis de les arrêter eux en particulier et personne d'autre.
Sans doute étaient-ils du complot comme les hommes d'armes qu'il avait vus dans l'hôtel d'Aspremont.
Il en vint à se demander si un seul des hommes portant la livrée de La Tour était encore aux ordres de son baron et si leur mission pour sauver cet incapable valait bien le coup.

La tension était à présent palpable. Si on les envoyait au cachot maintenant, ils perdraient toute chance de révéler leur affaire et seraient sans doute égorgés avant même d'avoir pu parler ne serait-ce qu'au sire d'Aspremont. D'ailleurs, à cet instant, sans doute Brionne l'avait-il déjà été proprement dans une autre aile du château...
Sa décision était prise, si le garde s'avisait de l'entraver, Urien le tuerait sur place. Quitte à mourir, autant le faire à la havrassoise, dans un acte aussi inutile que magnifique.

Crépin comprit que l'effet attendu ne se produirait pas. Tout le monde était figé sauf les gardes eux-mêmes. Il n'avait que faire du sort d'Urien et d'Othon, il voulait bien les aider à sauver le royaume, ce qui était une bien noble quête pour un bougre tel que lui, mais il savait aussi que de grandes responsabilités pesaient sur toutes leurs épaules, et qu'il fallait sans doute faire quelque sacrifice pour leur cause.
Il tira alors légèrement sur la chaîne et Constance se mit à mimer : "Eh bien moi, je vous laisse a'ec vos histoires, et vais de ce 'as livrer le baron de ce festin visu'l. Sieur gnome, comptez-leu' donc votre machine, je pense qu'ils comp'endront leur erreur !"
Crépin fit quelques pas en direction de la grand salle, suivi de près par le gâteau, et Constance !

L'inévitable accident semblait désormais imminent. Dans une dernière tentative, Urien adressa une supplique au cuisinier qui regardait avec appréhension l'animale déplacer gauchement son chef d'oeuvre.

« Maître-queux, aidez-nous à remettre un peu de bon sens dans l'esprit de ces fous ! Vous nous savez bateleurs et non criminels, n'est-ce pas ?
Nous sommes arrivés en ce château il y a plusieurs jours et n'en sommes pas sortis... je vis de mes yeux il y a deux soirs le grand cerf rôti que vous avez servi entier sur un long plat d’argent. A son col était pendu un bel écu peint aux armes du baron de La Tour. Ne sont-ce pas là les souvenirs de quelqu'un qui fut bel et bien présent ?
De grâce, aidez-nous avant qu'il n'arrive malheur à votre merveilleux dessert !»

Pour ajouter du cachet aux déclarations d'Urien, Othon décida de s'inventer un personnage à la va-vite. Le résultat fut le suivant :

"Oui, le Paron Te La Tour attend afec imbazience ma zélèpre imitation de Karl Franz, dans laquelle zette ourse tefait jouer un griffon impérial, et le Sire de Campronette tefait tenir le rôle tu ménestrel préféré de l'Empereur. Nous tefions interpréter la chanson Prafe, prafe, prafe Karl Franz, fous la connaissez sans-doute, ach ! Et che crains que le Paron ne se fâche si chamais nous arrifions en retard ou afec un gâteau écrasé, ach !"

De rage, Brionne jeta son épée à terre : jamais il n'avait connu pareille humiliation. Une vie entière passée à contrôler chaque muscles, chaque mouvements de poignet, pour approcher de la maitrise totale de l'estoc, de la passe d'arme idéale et se voir contraint au meurtre par une lame passablement maudite !
Il en avait connu des adversaires agonisant à ses pieds, la mort de celui-ci était peut être le plus absurde.
Puis il haussa les épaules et ramassa l'arme. Il comprenait trop bien que, sans elle, il n'était pas de taille à lutter contre les sorceors. Après l'avoir glissée dans sa ceinture, il prit la longue dague de l'écuyer trop courageux et ouvrit l’étoffe qui emprisonnait le sire de Gresfol. Pour faire bonne mesure il lui assena un nouveau coup sur la tempe avant de le fouiller vistement : le temps pressait, il lui fallait rejoindre au plus tost ses compaings. Ils étaient en grand danger, à la semblance du sire de la Tour et cette information était nouvelle pour lui.

Aucun bruit ne se faisait entendre à l’entour, et nul écho de pas ne résonnait sur les marches de pierre des escaliers. Chacun était au festin, dans une autre aile du vaste château. Pour l’instant hors de danger, Brionne était pourtant pris d’une sensation de malaise qui ne voulait pas le quitter. L’épée remise au fourreau, les murmures de l’être prisonnier dans la lame s’étaient fait plus sourds et plus ténus, mais Brionne en restait conscient. Alors qu’il fouillait fébrilement le seigneur de Gresfol, il ressentit de nouveau le désir meurtrier de la créature de l’épée, momentanément réduite à l’impuissance.



Le gentilhomme ne semblait rien détenir d’intéressant. Sur le point de renoncer, Brionne avisa soudain un minuscule pli froissé glissé dans la doublure de l’habit. Lors de la chute, le tissu s’était déchiré, élargissant une sorte de petite poche dissimulée. Brionne le déplia en hâte et le lut. L’écriture était précipitée et l’encre avait bavé sur le parchemin trop vite plié.

L’Architecte trace ses plans et nous sommes les maçons de sa cathédrale.

Albaron était lié d’une façon ou d’une autre à la bande de désespérés. Il est intervenu pour leur permettre de fuir. Ils l’ont tué au passage. L’archidiacre est mort avec son secrétaire. Incendie à la Prévôté. Je me rends immédiatement au temple m’assurer qu’il n’y a rien laissé de dangereux pour nous. De ton côté, empêche à tout prix qu’aucun message ni messager ne parvienne au Grand Buveur. Ils pourraient oser venir eux-mêmes : un vieux maître d’armes décati, un nobliau impérial, un chevalier de la Quête à moitié fou et une espèce de nain très laid. N’essaie pas de les capturer, tue-les.

La lettre n’était pas signée. Le sceau brisé ne portait pas d’armoiries mais neuf étoiles autour d’une fontaine. Brionne fourra le bout de parchemin dans son propre habit et s’empressa de quitter la pièce.

Alors qu’il dévalait les escaliers déserts, espérant qu’il saurait retrouver son chemin sans peine, il lui sembla entendre dans un recoin de son esprit comme une voix grêle et désagréable qu’il reconnut hélas sans peine. La chose de l’épée lui déconseillait de retourner sur ses pas. Elle lui proposait un raccourci. Arrivé au bas de l’escalier, il aurait dû prendre à gauche. L’épée conseillait la droite.

« HA ! » éclata le maître-queux en entendant Urien et Othon protester de leur innocence. « Ils ont mis le feu à la Prévôté ou je ne sais quoi, mais ils peuvent me donner le menu du festin d’il y a deux soirs ! Bravo, les bateleurs ! Beau tour ! »

La ruse d’Urien avait touché juste, et les cuisiniers commençaient à rire sous cape de la bévue des gardes.

« C’est donc bieng vrai ? hésita l’officier. Ce qu’il dit du cerf, et du plat d’argent, et…
- C’est ce que j’ai servi il y a deux soirs, décrit par quelqu’un qui l’a vu, répliqua froidement le maître-queux.
- Cornes à merdre ! jura l’officier, sa voix forte couvrant les ricanements des marmitons. Avec moi, vous autres ! Et au trot, vous m’entendez ? S’agit de leur remettre la maing dessusse, ou je ne donne pas ung demi-denier de nous tous. »

Et la petite troupe piteuse tourna les talons en bon ordre, sous les quolibets de la cuisine entière. Plusieurs applaudissaient les prétendus bateleurs. Avec un sourire amusé et un visible soulagement, le valet en rouge et bleu conduisit les compagnons triomphants au bout de la cuisine. Les plats du prochain service allaient être portés à la table du baron, et plusieurs jeunes pages vêtus d’étoffes chatoyantes étaient déjà rangés les uns derrière les autres, portant qui de beaux faisans dorés, qui des flans chauds, qui des fruits secs et un flacon d’hypocras. Les quatre pages prévus pour le gâteau très-horrifique et gigantesque firent un pas en direction de Constance, mais celle-ci, voulant garder son nouveau jouet ou obéissant à un ordre discret de Crépin, souleva le gâteau et le mit jalousement hors de leur portée. Le valet haussa les épaules en riant et se contenta de placer l’ourse et son gâteau en queue de file, en guise de clou du service. Puis il fit tinter une clochette dorée, signal que tout était prêt.

Une glorieuse sonnerie de trompettes retentit, faisant un peu sursauter Constance, puis les deux lourdes et superbes tentures ornées qui séparaient les cuisines de la grande salle du château s’ouvrirent majestueusement, et la procession des pages s’avança.



Au sortir des cuisines quelque peu obscures et crépusculaires, la grande salle de la forteresse était d’une clarté éblouissante. Les hauts murs peints de scènes de batailles livrées depuis le temps de Gilles le Breton par la lignée des barons de la Tour étaient décorés ce soir-là de torches et de guirlandes de houx. Alors qu’ils passaient entre les tables encore encombrées des reliefs du précédent service, Urien et Othon s’attirèrent quelques regards intrigués. À la vive lumière des centaines de chandelles et des flammes des vastes cheminées, on ne pouvait que remarquer leurs vêtements de voyage usés et leurs bottes encore maculées de la boue du faubourg Saint-Reynard. Fort heureusement, la plupart des gentilshommes en soie brodée de fil d’or et des damoiselles joyeusement coiffées de couronnes de lierre ou de chêne n’avaient d’yeux que pour Constance, et accessoirement pour le ridicule Onésime qui se dandinait en regardant l’assemblée d’un air enchanté.

Il semblait que le baron avait convié à La Tour tout ce que cette partie du duché comptait de hautes dames et seigneurs pour y fêter dans les plus grands excès une nouvelle année de plus, indifférents à la pourriture qui gangrénait la Gasconnie. On n’aurait pu imaginer plus grand contraste avec les ruelles des bas quartiers de la Ville Basse qu’Urien et Othon venaient à peine de quitter.



Dans une chorégraphie de pas savamment orchestrée, les pages répartirent leurs plats sur diverses tables, puis s’éclipsèrent. Suivant les instructions que le valet lui chuchotait, Crépin envoya Constance à la plus haute tablée, surmontée d’un dais, qui dominait tout le festin. S’acquittant merveilleusement de sa tâche, elle déposa (un peu lourdement, peut-être) le gâteau sous le nez des convives, faisant naître de toutes parts des applaudissements et des cris enthousiastes. En parfaite demoiselle, elle fit une sorte de révérence et rejoignit son maître.

Urien avait tenté de faire un pas en avant pour rejoindre la table seigneuriale, mais le valet l’en empêcha.

« Vos singeries d’abord, l’ami. Après vous pourrez allez saluer mon seigneur de plus près, s’il a goûté le spectacle. »

Urien et Othon échangèrent un rapide regard. Ils étaient perdus au milieu d’une rieuse salle emplie de nobles fêtards qui attendaient d’eux force pitreries, et seraient sans doute moins faciles à berner qu’une assemblée de marmitons et de gâte-sauces. Sans être tout à fait aussi périlleux qu’une attaque de cadavres ambulants au plus noir de la nuit, ou qu’un combat désespéré dans la chambre ardente de l’hôtel du prévôt de La Tour, c’était une situation inconfortable. Le seul point positif était que Crépin et son ourse étaient en première ligne, avec un Onésime manifestement ravi à l’idée de prendre part à leurs tours, quels qu’ils puissent être.

La missive mystérieuse venait vraisemblablement du sire de Clairac, le savoir loin d'ici était d'un grand soulagement, ses affidiés étant visiblement moins efficaces et redoutables.
Restait à retrouver la salle du festin, en espérant ne pas arriver trop tard.  Sans barguigner davantage, Brionne prit à droite : suivre les conseils de l'épée pouvait lui faire gagner un temps précieux.


... Ou pas. 

Urien s'était retenu de ricaner en voyant sa ruse produire pareil effet. Il s'estimait extrêmement chanceux qu'on ne lui ait pas demandé de donner le menu de la veille pour étayer son histoire.

A présent lâché au milieu de la belle noblesse de Gasconnie, le temps était à l'improvisation. Pour l'heure, il se dit qu'il serait préférable de laisser Crépin et sa bête entamer le bal, quitte à les assister durant la première partie du spectacle.
Profitant du répit, le chevalier chercha du regard le sire de Clairac qu'il espérait présent à la fête et scruta au passage les visages dans l'assistance, à la recherche de tout œil suspicieux allant dans sa direction.

Othon s'était lui aussi retenu de sourire lorsque leur ruse avait marché. Il en profita pour jeter quelque;s coups d'oeil à l'assistance. Il en profita pour glisser discrètement à Urien : "En reconnaissez-fous certains, messire ?"

Crépin fit quelques courbettes et incita Onésime à faire de même : il était temps de faire déballage de tout leur savoir-faire, et leur ami leur serait bien utile.
Constance, après avoir jeté un dernier oeil sur l'immense gâteau, émit quelques gloussements d'excitation avant de commencer d'une voix suave :
"Sujets, manants, gueusailles, i'i je vous accueille en mon royau'e, moi la reine Constance d'Ursulae, qui 'ègne en ces terres de drôleries. Mes deux se'viteurs vont faire de'ant vos yeux ébahis quelques pitre'ies dont eux seuls ont le secret."
Crépin se mit à faire quelques cabrioles bien senties pendant qu'Onésime lui jetait quelques fruits en pestant après lui. Plus Crépin les évitait, plus le gnome jacassait et pestait contre mère et ciel ! Constance attrapa alors une pomme sur une table, et d'un geste précis, la jeta avec force vers Crépin. La pomme atteint Crépin qui sembla l'avoir pris sous la ceinture, et se mit à gesticuler comme s'il en avait le souffle coupé, sous les rires et les applaudissements. Constance s'approcha alors et lui donna une large tape dans le dos qui fit s'écrouler le pitre.
"Je c'ois y être allée trop fort, qu'on a'ène une civière !"
Elle fit signe à Urien et Othon de venir. Crépin gisait toujours à même le sol, semblant sonné.

Urien grinça des dents. Aucun des ennemis qu'il connaissait ne semblait être présent quand il comptait les utiliser pour prouver l'existence d'un complot sans se fatiguer.
Après un bref regard échangé avec Othon, le chevalier haussa les épaules et se précipita d'une manière aussi ridicule que possible au secours de Crépin qu'il tenta de relever.

(Relançons un peu ça. )

Tandis qu’Othon et Urien se prêtaient bien malgré eux à la farce, soutenant Crépin comme un chevalier blessé au champ d’honneur, Onésime avait saisi une serviette à une table voisine pour en éventer délicatement le blessé, un air de compassion inquiète sur son visage grotesque. Constance s’était tranquillement assise pour observer ces louables efforts. En guise d’encouragement, elle tapota paternellement l’épaule du gnome qui en fut apparemment si surpris qu’il fit un grand bond de côté, trébucha sur la pomme précédemment lancée et finit sa course quelques pas plus loin, étalé de tout son long. Il était difficile de savoir s’il avait prémédité cette bouffonnerie ou s’il avait tout simplement un don inné pour se comporter de la façon la plus embarrassante qui soit.

Au milieu des éclats de rire, Urien ne cessait pas de scruter discrètement la noble assemblée. La salle du festin était si vaste qu’un visage connu avait très bien pu lui échapper, perdu peut-être à quelque tablée lointaine. Il lui sembla pourtant certain que Florian de Clairac n’était pas présent, ni Luc de Gresfol dont ils avaient fait connaissance plus tôt dans la soirée ; s’ils avaient véritablement quelque influence à la cour du baron, alors ils auraient dû se trouver non loin de la table où dînait le seigneur des lieux, bien en vue.

Une seule chose attira son attention. Loin au fond de la salle, un battant des immenses portes de bois sculpté s’entrouvrit, et deux hommes entrèrent sans attirer d’attention. Ils interrogèrent les gardes à l’entrée qui répondirent avec des hochements de tête, montrant du doigt la haute silhouette de Constance. Les deux personnages échangèrent alors quelques paroles à voix basse, avant de se diriger vers une table. Urien ne put cependant bien voir où ils s’étaient assis, car ils furent bientôt masqués à sa vue par des valets portant un plat.

Brionne, choisissant de faire confiance aux murmures que l’être dans l’épée lui susurrait, s’était aventuré dans une aile du château qui lui était absolument inconnue. Il se retrouvait donc entièrement à la merci de cette créature aux buts inconnus (et assez possiblement sinistres), qui continuait de lui indiquer la voie à suivre. Elle ne prononçait pas de mots véritables, mais lorsqu’il se trouvait à un embranchement de couloirs, Brionne savait instinctivement quelle direction prendre, avec une facilité surnaturelle.

Soudain, il passa une porte et eut un instant de surprise lorsqu’il sentit le vent sur son visage et s’aperçut qu’il se trouvait sur une large et agréable terrasse.



Devant lui, une lune semblait déjà pleine ; l’autre devait être cachée par les nuages. Il se frayait un chemin parmi les prêtres ou astrologues qui observaient le ciel ce soir-là quand d’un coup, il ressentit le besoin de s’arrêter net dans sa course. Un valet était assis seul sur un banc de pierre. Rien ne le laissait supposer dans son air, mais c’était un homme de Clairac, sans l’ombre d’un doute. En tout cas, la chose dans l’épée en était persuadée.

Sentant le moment venu de tenter quelque chose, Urien prit son élan et bondit sur l'une des tables. Marchant lentement entre les plats et les tranchoirs, il parla d'une voix forte, de manière à être entendu de loin.

« Gentils seigneurs ! Belles damoiselles ! Oyez maintenant la chanson du bon Urien, seul remède qui remettra sur pieds notre cher Crépin.»

S'arrêtant en milieu de tablée, le chevalier improvisa quelques vers.

« Il était un chevalier
Qui s'appelait Urien
A Havras il était né
Ce qu'il trouvait fort bien

Délaissant de belles fêtes
Il partit loin là-bas
Chevalier de la Quête
La Dame guidait ses pas

Une fois en Gasconnie
Il alla à Massillargues
Quand le siège y fut mit
L'ennemi survint par vagues

Son chef s'appelait Fontanes
Méchant homme que ce comte
Qui sous les cieux diaphanes
Attaquait tout, sans honte

Mutant démonolâtre
Fontanes vivait caché
Ainsi, pour bien l'abattre
Il fallait le démasquer

La Dame dit à Urien:
"Pour confondre les démons
Regarde bien leurs mains
et cherche la mutation"

Aussi, gentils seigneurs
Si jamais vous en voyez
Dressez-vous donc sans peur
Et comme la Dame, chantez»

Se mettant à taper rapidement du pied sur la table, pour battre la mesure, le chevalier de la Quête prit une grande inspiration et imita quelque chanson paillarde de sa connaissance...

« Eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeh...
Eeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeeh... (hum)

Eh ! Toi, le mutant !
Crois-tu qu'on ne te voit pas ?
Retire donc ton gant
Et renifle ton doigt !

Retire ton gant !
Sens ton doigt !
Retire ton gant !
Sens ton doigt !

Tu caches tes vilaines mains
Mais nous ne sommes pas sots
Tu es vil et malin
Mais nous chantons ces mots

Retire ton gant !
Sens ton doigt !
Retire ton gant !
Sens ton doigt !

Retire ton gant !
Sens ton doigt !
Retire ton gant
Et sens ton doiiiiiiiiigt !»

Se tournant dans la direction de l'ourse, Urien tendit les bras vers elle.

« Alors, Dame Constance, que faisons-nous quand des hommes cachent leurs mains sous des gants pour masquer leur difformité ?
Que disons-nous aux vils serviteurs du Chaos quand nous les voyons ?»

"Messeigneurs, à boi'e pour mon serviteu' !"
Constance tapa dans ses mains pour faire venir des servants avec de l'alcool.
Puis, devant la verve d'Urien, Constance lui fit une révérence.
"La souillure du chaos se ca'e sous les gants mon ami ! Alors, com'ien ici portent des 'ants ? O'erez-vous montrer vos mains ?"
Crépin, qui venait de prendre une rasade d'alcool fort, se redressa alors d'un coup.
Il enleva des gants imaginaires qu'il fit semblant de jeter par terre, de les piétiner, puis exhiba ses mains vers le ciel avant de faire une pirouette devant Constance.
"Oui ! Tu n'as 'as la marque du malin !"
Elle applaudit et fit signe à Onésime...