[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

Lorsque la jeune femme était passée à ses cotés, Brionne lui avait discrètement glissé une pistole dans la main. Il reçu en échange un fugace regard de gratitude. Si cette humble aumône, en ces lieux, ne lui ouvrait pas les portes du paradis, elle pourrait peut être ouvrir celle de l'archidiacre.
Il fouillait pour l'heur précautionneusement une besace qu'il portait à l'épaule, besace qui dissimulait quelque peu la lame qu'il avait tenu a emporter. Baguenauder sans une bonne épée en cette ville inconnue lui aurait semblé par trop périlleux.
Il en sorti la lettre de recommandation du supérieur de l'abbaye noire et la présenta au frère portier qui lui faisait face, mettant bien en évidence le sceau de l'abbé Rostang.
- Excusez ma vesture, certes peu adaptée à l'encontre, excusez également nos armes qui peuvent choquer en itel lieu, mais pour venir jusqu'à la Tour, nous avons traversé mille morts, affronté mille périls et ne sommes, hélas, pas au bout de nos peines.
Souffrez que je vous confie cette missive. Elle doit nous permettre d'être promptement reçu par Eustache de Trèves, la chose est de la plus extrême importance et je vous supplie de faire diligence pour la lui porter en main propre. Je ne peux hélas, donner plus de précisions, mais notre venue a beaucoup à voir avec les évènements en cours à l'entours de la ville, avec la venue annoncée de l'ost du marquis Foulques, avec un péril, enfin, qui pourrait tous nous engloutir.
Il lui semblait que le prêtre était quelque peu ébranlé par son discours.
- Si vous le permettez, laissez-nous attendre céant que l'archidiacre en eut cognoissance. Nous chevauchons les ailes de la tempête depuis trop longtemps. Nous ne pouvons guère attendre quelques heures, moins encore une journée.
Brionne dévisagea son interlocuteur, cherchant à savoir si une autre pièce glissée en même temps que sa lettre pouvait faciliter les choses ...il décida finalement de n'en rien faire ; l'homme ne semblait pas vénal.

Le prêtre demeura un instant immobile devant Fulgance et Brionne, inspectant le pli scellé confié par l’abbé Rostang. Il releva brièvement les yeux vers eux, mais ne posa aucune question. Toujours sans un mot, il inclina le chef et s’éloigna à grands pas entre les hautes colonnes du temple, emportant la lettre avec lui.
 
L’attente parut longue, et fut sans aucun doute peu confortable. Ils avaient trouvé refuge avec Onésime dans une petite chapelle latérale où parvenait de temps à autre un courant d’air froid passé par la grande porte d’entrée. Au-dessus d’eux, les murs portaient les traces très altérées d’une ancienne peinture dont on devinait malgré tout le thème lugubre : des morts quittaient leur sépulcre, leur peau parcheminée laissant par endroits échapper leurs viscères pendants, et les vivants fuyaient devant eux.
 
La peinture continuait le long du mur de la chapelle, et l’horreur allait croissant, jusqu’à ce qu’un prêtre en robe noire se dresse face aux morts, qui soudain tombaient en poussière à ses pieds. Il n’y avait aucune inscription, aucun nom qui permît de savoir si la peinture était autre chose qu’une évocation symbolique du clergé de Morr apportant un repos sans trouble aux défunts. Des armoiries, cependant, apparaissaient aux côtés du prêtre : un simple écu d’or à un chevron de gueules.
 


 
Des pas rapides résonnèrent sous la voûte et s’arrêtèrent devant la chapelle. Le prêtre s’effaça devant un homme de haute taille, la barbe sombre et taillée avec soin, l’œil dur et les traits sévères. Presque rien dans sa vêture ne le distinguait du prêtre qui avait accueilli Brionne et Fulgance, sinon un gros anneau d’argent à son doigt. Il serrait dans sa main la lettre de l’abbé, sceau brisé. Son regard s’attarda sur les trois compagnons.
 
« Suivez-moi. » fit-il d’un ton qui montrait assez son habitude d’être obéi au doigt et à l’œil.
 
Ils traversèrent à sa suite presque toute la longueur du temple jusqu’à une porte basse et massive que le prêtre se hâta d’ouvrir, cédant ensuite le passage. Alors qu’ils escaladaient un escalier étroit, seulement éclairé par de fines ouvertures semblables à des archères, Brionne tentait de chasser le malaise qui l’avait gagné dès l’instant où il avait vu le visage de l’homme à l’anneau d’argent, à demi masqué par l’obscurité de la chapelle. Le personnage était austère, bien sûr ; là où l’abbé Rostang était un érudit provincial, bonhomme et bienveillant, l’autre dégageait une autorité presque menaçante. Mais il y avait plus que cela, quelque chose de vaguement sinistre.
 
Le prêtre ne les avait pas suivis. Ils parvinrent bientôt dans un petit cabinet de travail où un clerc jeune mais déjà grisonnant était occupé à écrire sur son lutrin.
 
« Guibert, laissez-nous »
 
Le jeune prêtre posa sa plume, s’inclina et prit congé, refermant la porte sur lui. L’homme à l’anneau s’assit sur un haut siège ouvragé, jeta la lettre décachetée sur la table et leur fit face. À la lumière du matin qui pénétrait dans le cabinet par une fenêtre à croisillons, Brionne comprit alors l’impression de peur qui l’avait saisi ; ce n’était pas la première fois qu’il voyait ce visage grave. Il l’avait vu en rêve, sur la Vieille Route de La Tour, la nuit précédente, se faire trancher la gorge par un inconnu masqué de pourpre.
 
« Je suis l’archidiacre Eustache de Trèves. Pardonnez mon peu de courtoisie, mais je n’ai guère l’habitude d’être ainsi enlevé à mon travail. Vous aurez remarqué que nous n’en manquons pas : vous avez vu la file qui grandit à notre porte. Vous avez lourdement insisté sur l’urgence de notre mission, et ce dans les termes les plus inquiétants. Puis-je à présent savoir ce qui vous amène, et ce qui vous a valu cette belle recommandation de mon gras compère Rostang ? »
 
Lorsqu’Urien redescendit les marches de l’escalier qui menait aux chambres, il lui sembla voir dans la salle commune de la Sirène de la Salandre deux fois plus de buveurs que lorsqu’il était monté avec les autres. Il cherchait une table un tant soit peu digne du rang d’un chevalier de la Quête quand l’aubergiste, l’air empressé, se hâta de faire lever deux jeunes apprentis qui paraissaient n’être là que pour entendre les derniers ragots. Maugréant, ils partirent s’adosser à un pilier de bois.

L’aubergiste offrit la table ainsi libérée à Urien et prit lui-même sa commande, ce qui sembla mécontenter la jeune servante à l’œil téméraire, qui continuait d’observer le chevalier, indifférente à la conversation.



« C’est sûr, dis ? s’enquit un petit homme sec qui dégageait une forte odeur de poisson. Parce que j’étais à Chastanet, plus haut sur la rivière, et j’ai rieng entendu de tout ça.
- Ce serait point le premier faux bruit sur ce comte de mes deux ! renchérit un autre.
- C’est aussi sûr que je suis le fils de mon père, assura un troisième, qui parlait sans l’accent caractéristique du duché de Gasconnie.
- C’est pas trop sûr, alors, se moqua le pêcheur, provoquant quelques ricanements.
- Lauzas est tombée, et Massillargues aussi, reprit l’étranger sans se laisser démonter. Lauzas a été prise par ruse, et vu que c’était leur dernier espoir de renforts, ceux de Massillargues ont dû ouvrir leurs portes. Triste à dire. Ils avaient bien tenu jusque-là. Et j’ai entendu qu’après un siège pareil, les conditions que le comte de Fontanes leur a imposé étaient salement dures. Des quartiers entiers de pillés, qu’on dit.
- Ong aurait bieng dû leur venir eng aide. Tous nos beaux sires, ils ont pas fait le début d’ung geste pour briser le siège. Et je suis pas fier de dire que le barong Fulcrand nong plus fait pas belle figure dans cette affaire.
- Le plus pire, reprit l’étranger, levant l’index pour réclamer la pleine et entière attention de l’assemblée, c’est que le comte Albéric se carapate à Castel-Fontanes. Les têtes creuses peuvent croire qu’il en a fini de sa campagne, mais ceux qui en savent un peu plus long vous diront qu’y renouvèle son ost. Y renvoie les compagnies amochées, et y convoque ses vassaux qu’ont encore des troupes fraîches. Quand on saura oùsqu’y s’en va avec tout ce monde, bonne Dame, ça va trembler dans les chaumières. »

« Qui sait, peut-être par ici », déclara Urien en souriant quelque peu, avant de prendre une grande gorgée de bière étonnamment fraîche.

Constatant qu'un silence pesant régnait à présent autour de lui et que les hommes de la tablée d'à côté avaient tourné tous leurs regards vers lui, le chevalier de la Quête les salua de la tête en levant sa chope.

"Saint homme, c'est à nous de vous présenter des excuses pour vous avoir ainsi pressé," commença Fulgance, "mais nous avons affaire à une question de grande importance. Je suis Fulgance, puîné de la famille des Châtelrac et je vous porte preuve que le comte Albéric de Fontanes prespare attaque de grande envergure sur la baronnie et notamment sur cette ville. Nous avons également toutes les raisons de penser qu'ils comptent faire usage d'alliance impie et d'une ignoble magie pour parvenir à ses fins. J'ai été moi-même tesmoin d'un maléfice qui a faist se relever des morts, et on a tout lieu de penser qu'il y a rapport entre ces histoires. Brionne et Onésime, qui m'accompagnent céans, en savent plus avant et je vous laisse les ouïr."
Le jeune chevalier invita le héraut à prendre la parole d'un signe de la main.

Brionne remarqua avec inquiétude le sourcil de l'archidiacre qui se relevait, menaçant. Avant d'être sèchement congédié, il intervint précipitamment :
- ... Mais ce n'est certes pas pour cela que nous vous avons troublés en votre labeur. Vous savez, comme moult honnêtes bourgeois céans, que le péril approche. Mais vous ignorez sans doute qu'il viendra également de l'intérieur de vos murs, par la faute d'une sombre magie que votre temple eut autrefois à combattre.
Il reprit son souffle. L'air courroucé de son interlocuteur avait fait place à un intérêt poli.
- Pour dire le vrai, la recommandation du bon abbé de l'abbaye noire ne fut qu' un prétexte. Je viens de beaucoup plus loin, et c'est de fait Laurent Lagarde de Tagnac, seigneur de Valfons, qui nous a mandé de vous encontrer. Pardonnez cette menterie mais je doute que vous nous auriez reçu tant vitement venant au nom d'un vassal du marquis de Perbranques.
Sachez donc qu'en Valfons il fut découvert grande et fort méchante vilainie : des notables de la ville faisaient enlever des enfençons pour les livrer à d'ignobles sacrifices.
Marquant un bref silence, Brionne chassa de son esprit l'image de Penthésilée, la fille de son seigneur. Il n'était point temps de s'émouvoir.
- Cette forfaiture ne vous concernerait en rien si son maître et instigateur n'était originaire de la Tour, il s'agit de Florian de Clairac que vous connaissez sans doute puisqu'il semble assez bien en cour auprès du baron. Ce Florian parvint à échapper à la milice de Valfons. Le premier diacre de la cité tint à encontrer le seigneur Laurent : il pensait qu'il existait un rapport entre la famille de Clairac et ...
Brionne se pencha par dessus la table pour prononcer le nom à voix basse :
- Celle des de Beaufort...
...
Ce nom ne peux vous être étranger. La chapelle même en laquelle nous patientâmes en garde, je crois, les traces peintes.
Brionne avait soigneusement noté en son esprit ce qu'il pensait être les armes de Thibaud Roqueviel.

L’archidiacre se redressa brusquement sur son siège à la mention du nom des Beaufort, mais son visage demeura ferme et impénétrable. Il passa lentement la main dans sa barbe avant de répondre.
 
« Oui, fit-il. Vous avez vu juste. Thibaud de Roqueviel est l’un des héros de notre ordre, et cette chapelle lui était dédiée. Aujourd’hui, cependant, son nom n’est plus guère connu que d’une poignée d’érudits, et je crains que cette vieille peinture que les gens comprennent de travers soit tout ce qui subsiste de son histoire entre les murs de notre temple –si l’on met à part nos livres d’archives.
 
Quant aux Beaufort…eh bien, je pense que si vous avez connaissance du nom de Thibaud de Roqueviel, vous devez déjà savoir ce qu’il est des rapports entre la famille de Beaufort et celle de Clairac. Les Clairac sont les Beaufort. Ils prirent ce nom lorsque le prêtre Thibaud convainquit l’un des leurs, un dénommé Cathelin, de sorcellerie. Une façon hypocrite d’oublier les souillures du passé. »
 
L’archidiacre s’interrompit. De toute évidence, il avait volontairement glissé sur les points les plus importants, et cherchait la meilleure façon de les aborder à présent.
 
« Si je vous entends bien… commença-t-il avec un peu d’hésitation dans sa voix dure, vous accusez donc messire de Clairac de vouloir se faire le continuateur des œuvres de son aïeul. Ce que vous me dites d’enfants enlevés, puis tués horriblement en offrande aux démons… les morts relevés du tombeau que vous prétendez avoir vus… tout cela n’est que la répétition des événements qui eurent lieu dans la baronnie voilà un peu plus d’un siècle.
 
Je ne connais ce messire de Clairac que de nom, et un peu de réputation. Contrairement à lui, en effet, il se trouve que je ne suis pas à proprement parler le bienvenu à la table du baron. Si vous attendez de moi que je porte des accusations aussi graves à son encontre, il faudra me donner des preuves solides de ses crimes. Sans quoi je vous avoue que je serai tenté de croire à un complot pour lui faire perdre les faveurs dont il jouit en tirant lâchement parti des forfaits de son ancêtre. »

- Vous allez pouvoir juger par vous même de la solidité des preuves que je serre en cette besace. 
Une à une, Brionne commença a extraire les pièces à conviction, fruits d'une collecte longue et périlleuse. 
- Voici pour débuter la lettre de Laurent de Valfons encore cachetée. Elle vous est destinée, à vous ou au baron de la Tour en personne. Il semble que vous soyez les seuls céans en qui nous puissions placer fiance. Également la lettre secrète trouvée sur le cadavre du sénéchal de Valfons, Marc de Bussas. Il paya de sa vie la difficile mission confiée par son seigneur.

lettre de Laurent de Valfons :

- Item, les minutes de l'interrogatoire de l'échevin Montagnac, portant les sceaux de la chancellerie de Valfons. Ce Montagnac participait à une cérémonie maléfique qui se tint par une sombre nuit dans les caves même de l'hôtel de Clairac lorsque nous l'avons capturé. Il portait déjà sur le corps les signes du chaos et a ensuite avoué ses crimes, accusant nommément le sieur de Clairac de diriger leur secte impie. Moi qui ai assisté à cette horreur, je répugne à donner plus de détails ; même en ce lieu saint et même en pleine lumière.
D'un geste de la main Brionne chassa l'image qui s'était formée en son esprit...


- Item la bague du sire de Renans et Cornois. Ce seigneur fut également pris lors qu'il quittait une autre réunion maudite, également dirigée par le sire de Clairac, mais qui se tenait à quelque lieues seulement d'ici, en la forêt de Sombrefeuille. Il parvint, hélas, a nous échapper, ne laissant que cette bague portant son sceau et ce masque dont il était affublé à la semblance des autres comploteurs.
De Renans a peut être regagné ses terres, persuadé que nous ne parviendrions jamais à atteindre la ville. Si un parti de milicien le surprenait, il avouerait peut être à nouveau ses forfaits, comme il le fit devant nous en cette sombre forêt, la pointe de la dague sur la gorge ...et si, par chance, ses complices lui ont laissés la vie sauve ...
La voix de Brionne se teinta d'un accent sinistre. Cette dernière éventualité lui paraissait bien peu probable.

- Item certains manuscrits concernant Thibaud Roqueviel : le récit tiré des archives de l'abbaye noire -même si je suis persuadé que vos sources sont bien plus abondantes- ainsi que deux volumes ayant appartenu à Thibaud en personne. C'est dans la reliure de l'un d'eux que nous avons trouvé cette lettre que lui avait adressé Pons de Campclos, son ami, qui participa à l'arrestation de Cathelin de Beaufort. La conclusion est pour moi assez éclairante : Pons nous y apprend que Thibaud Roqueviel doutait avoir éradiqué définitivement le mal, puisqu'il cherchait encore à savoir quand la nuit des sorcière et celle de la chèvre seraient en conjonction. Je ne suis pas grand clerc, mais je suis assuré que cette conjonction approche à grands pas. Quelques jours, quelques heures nous en séparent désormais. L'indigne descendant de Cathelin de Beaufort pourra alors réussir là où son ancêtre échoua, ...si toutefois un nouveau Thibaud Roqueviel ne tente de l’empêcher.

lettre de Pons de Campclos :

- Item les morceaux du médaillon que portait autour du cou Sicard de Grailhy. Ce seigneur nous fit mille tracasseries pour nous empêcher de parvenir jusqu'en la Tour. Tant et si bien que nous le soupçonnons de faire partie de cette conspiration. La chose assurée est que c'est ce médaillon qui, alors qu'il était entier, fut à l'origine de la levée de mort vivant dont mon jeune camarade vous entretenait il y a peu. Peut être vos archives portent-elles traces d'une semblable sorcerie utilisée par Cathelin de Beaufort ?

Brionne marqua un temps d'arrêt. La table devant lui était maintenant recouverte de parchemins et d'objets divers, mais l'archidiacre gardait son visage impénétrable.
- Voici pour les documents. J'ajoute que je ne suis pas seul a avoir assisté à ces deux réunions secrètes. Un autre de mes compaings, qui goute pour l'heur un repos bien mérité en une auberge de la basse ville,  pourra témoigner de la véracité et de l'horreur de ces deux assemblées. Il s'agit d'un bretteur tiléen à la langue aussi agile que son épée. J'eus mainte fois l'occasion de mettre son courage et ses qualités martiales à l'épreuve et ne fut jamais désappointé. Nous serons tout deux fort aise de répondre à quelque question qu'il vous plaira.

Avant d'entamer la dernière partie de son discours, il prit une profonde inspiration afin de chasser l'émotion qui menaçait de le submerger.
- Je finirai enfin par donner la raison qui me pousse à vouloir à toute force abattre cette malemaisnie : tantost, je parlai d'enfançons odieusement arrachés à leur famille afin de sacrifier aux dieux impies ; je pensai précisément à une très jeune fille à qui j'eus l'honneur d'enseigner les rudiments de l'escrime. Cette  jeune Penthésilée, fille de mon doux seigneur, le sire de Gransette, a disparu, enlevée par Florian de Clairac.
Depuis, la retrouver saine et sauve est ma première raison de vivre
...et s'il est déjà trop tard, la venger pourrait devenir ma seconde.
Il espérait confusément que l'accent de sincérité qui imprégnait ces derniers mots achèverait de convaincre Eustache de Trèves...

Cette fois-ci, la jeune servante devança l’aubergiste, et porta elle-même à Othon de quoi boire tout son soûl tandis qu’il prenait place à la table d’Urien. Plusieurs buveurs, intrigués par la déclaration du chevalier de la Quête, se parlaient à voix basse par-dessus leurs gobelets de vin, lui jetant de temps à autre des regards discrets. Passé le moment de gêne, un homme plus hardi que les autres, pèlerin d’après son habit, leva son verre en réponse au salut d’Urien.
 
« La bienvenue par chez nous, messire ! Car je gage que vous venez de loing, vu comment que vous parlez. Soyez donc pas timide : si vous savez des nouvelles, dites-les, ong sera heureux de les entendre.
- Faut pas se fier aux rumeurs, grogna un de ses voisins, quoique sans oser regarder Urien. Sans offenser personne, y eng a qui tiennent tellement à se faire offrir à boire qu’y sont capables de vous raconter qu’ils ont vu des crapauds géants dans Sombrefeuille.
- Mais ils existent ! s’écria le pêcheur qui était intervenu peu avant. Tenez, mong propre cousing, y menait sa barque du côté de…
- C’est ça, c’est ça, fit l’autre. Voyez ? »
 
Pendant que les conversations reprenaient leur cours, le pèlerin qui avait rendu son salut à Urien s’approcha, manifestement curieux.


 
« Ong est venu pour fêter le Nouvel Ang ? demanda-t-il aux deux compagnons. Çà, y paraît que ce sera beau.
- Si ce sera beau ! fit la servante, la main assez familièrement posée sur le dossier du siège d’Othon. Ung peu que ce sera beau. Y aura des chants et des jongleries et des sorciers brûlés tout vifs. Et le barong a ordonné à song maître-queue de préparer ung grandissime gâteau eng pâte d’amande qu’aura la forme de la forteresse de la Ville Haute.
- Comment que tu sais ça, l’amie ?
- J’ai mong frère qui aide à faire les sauces aux cuisines. Est-il chanceux de travailler là-haut, lui ! J’aimerais tant voir tout ça : les lumières, les chevaliers eng beaux habits… »

La jeune fille battit des paupières, son œil allant d’Othon à Urien.

L’archidiacre n’avait pas desserré les lèvres, mais il pâlissait à vue d’œil. Un instant, il sembla ne savoir que faire du monceau de parchemins et autres menus objets qui encombraient sa table. Sans doute ne s’était-il pas attendu à pareille débauche lorsqu’il avait réclamé si impérieusement des preuves. Curieusement, il s’intéressa en tout premier lieu au médaillon brisé.

« Mes années d’études ne se sont pas bornées à assister aux leçons des maîtres de théologie de Quenelles, fit-il d’une voix qu’il parvenait à garder ferme et égale. Au sein du clergé des morts, la lutte contre la nécromancie est l’un de nos devoirs les plus sacrés, et je suis préparé à y faire face.

Cet objet, fit-il en touchant du bout des doigts le médaillon, un air d’intense dégoût sur les lèvres, a porté un maléfice ignoble. Je ne le sens que trop. Une telle magie laisse des traces. Je dois conclure qu’une partie au moins de votre discours est véridique. Et je crains fort que le reste ne le soit aussi. »

Sans prévenir, il se leva brusquement, ouvrit la porte et héla son secrétaire, resté à quelque distance dans le couloir.

« Guibert, courez à la bibliothèque. Faites ouvrir la salle des archives secrètes, et amenez-moi toute l’année 1021. »

Brionne et Fulgance entendirent des pas rapides s’éloigner, et l’archidiacre se tourna de nouveau vers eux, refermant soigneusement la porte. Il se mit à survoler les documents livrés par Brionne, l’air sombre.

« Oui, marmonna-t-il. Tout y est. Les enfants disparus, les morts relevés. L’histoire se répète. Et je vois à présent qu’il me faut vous confier l’un des secrets les mieux gardés de mes archives. »



« L’année 1021 était une étrange année. Elle s’achevait quand un certain Cathelin Beaufort fut arrêté à la demande expresse de notre ordre, accusé de sorcellerie et de commerce avec les démons. Il dut subir la question. Et il avoua. Mais très tard, hélas, trop tard.
 
Voyez-vous ces lignes dans la lettre de Pons de Champclos, au sujet d’une certaine bataille d’Asperac ? Ce fut l’une des batailles les plus terribles jamais livrées par les chevaliers de la région. Une bataille en pleine nuit, sous les deux pleines lunes de la Nuit des Sorcières, au fond des bois de Sombrefeuille.
 
Vous semblez avoir appris ce qui a lancé mon ordre sur la piste du sorcier Cathelin : ces damnables enlèvements d’enfants. Et vous ne vous trompez pas en supposant que Cathelin lui aussi, en son temps, se mêla de relever les défunts. Je suis convaincu que c’est Morr lui-même qui guida Thibaud Roqueviel il y a un siècle, comme je suis convaincu qu’il vous a mené jusqu’à moi. Cathelin avait, en conversant avec les démons, appris qu’en un certain endroit de la forêt de Sombrefeuille, la terre est souillée par le Chaos, par la magie noire. Là se trouvent, et se trouvent encore, des cadavres par milliers. Peut-être est-ce un ancien lieu de sacrifices, peut-être même les infâmes hommes-bêtes le fréquentent-ils encore ? Je n’ai jamais pu être sûr de ces hypothèses. Ce que je sais est que Cathelin croyait avoir trouvé moyen de se faire une armée de ces morts, et de les lancer contre la baronnie. Il serait devenu baron et aurait régné sur un peuple de cadavres animés et d’esclaves terrorisés par sa magie.
 
Son arrestation a empêché ce désastre. Mais Cathelin résista longtemps à la torture. Lorsqu’il avoua enfin son plan précis, et l’endroit où les morts se relèveraient, il ne restait plus assez de temps pour réunir une armée digne de ce nom. Le baron de l’époque rassembla en catastrophe une poignée de vassaux et marcha contre les morts. Les rituels déjà accomplis par Cathelin avaient porté leurs fruits : les morts se relèveraient dès que les deux lunes seraient hautes. Mais sans Cathelin pour en prendre le contrôle, ils marcheraient au hasard, sans maître, massacrant tout vivant sur leur passage. La bataille contre une telle horde fut un carnage sans nom. »
 
L’archidiacre se leva.
 
« Vous avez fait une découverte de taille en mettant la main sur les écrits de Thibaud Roqueviel. Je partage votre sentiment quant à ces allusions à ce qu’il appelle la Nuit de la Chèvre, dont j’ignorais tout jusque-là. De toute évidence, lorsque ce phénomène astral se produit en même temps que la Nuit des Sorcières, certains rituels deviennent possibles. Je vois que Thibaud Roqueviel avait été encore plus admirable dans son dévouement que l’histoire ne le disait. Puissent ses efforts et ses recherches nous sauver une seconde fois. »
 
Il jeta son regard dur sur Fulgance puis sur Brionne.
 
« Il nous faut agir au plus vite, et dans le plus grand secret. Je vais demander une audience à messire d’Aspremont, le seigneur qui gouverne la cité de La Tour au nom du baron. J’aimerais m’adresser directement au baron lui-même, mais il se ferait un plaisir de me faire attendre deux semaines avant de me voir. Ma famille et la sienne se sont toujours cordialement détesté, hélas. Je l’ai rarement vu aussi dépité que lorsque le chapitre des prêtres de Morr de La Tour m’a élu comme archidiacre. J’espère que messire d’Aspremont nous aidera à nous faire entendre.
 
Je vais également étudier plus en détail les écrits de Thibaud Roqueviel. Reprenez le reste de vos documents, et rejoignez votre auberge. Retrouvez-moi ce soir, à l’heure de vêpres, à l’entrée du pont Saint-Valdon qui conduit à l’île sur la rivière, où se trouve l’hôtel de messire d’Aspremont. Vous saurez le trouver ?
 
- Non, mais moi, je sais, répondit une voix. »
 
Ils avaient presque oublié le gnome, mais le gnome ne les oubliait pas.

Urien eut bien du mal à étouffer son ricanement à l'évocation des crapauds géants. Il revoyait encore la créature et son regard globuleux, Leustant dépassant à peine de son large gosier. Leustant... en un éclair l'image du jeune chevalier de Castagne horriblement transformé par la sorcellerie lui revint en tête et atténua quelque peu son entrain. Au final, pris dans cette terrible vision, il remarqua à peine l'homme approcher et ne prêta que peu attention à sa tentative de prise de contact.
L'arrivée de la jeune demoiselle changea néanmoins la donne et le chevalier commença à se montrer plus avenant.

« Mon brave, vous avez vu juste en vos conjectures, car je viens de fort loin et ne suis que de passage en vos terres. Je suis un chevalier lancé dans la périlleuse Quête du saint calice et vous pouvez m'en croire si je vous dis que j'ai vu en chemin des choses qui glaceraient le sang des plus braves...»

Prudent, Urien n'avait pas donné son nom, craignant que des hommes si avides d'anecdotes aient eu écho de ses récents exploits. Son ton, son apparence et la lueur de fierté qui habitait à présent son regard suffisaient cependant à dire qu'il n'avait pas menti sur ses origines sociales et son rang.
A l'évidence, le chevalier avait eu à subir nombre d'épreuves difficiles dernièrement et il lui sembla que l'homme hésitait pour l'heure à retourner à sa table.

« Vos camarades ont raison de demeurer méfiants car tous les contes de voyageurs ne sont pas bons à croire, pourtant, croyez-en la parole d'un chevalier qui a traversé maints dangers: c'est du comte de Fontanes que vient la pire menace de cette lande. L'appétit de cet homme est insatiable.»

Profitant du passage de la jeune servante qui revenait après être allée s'occuper de la table voisine, Urien la saisit par la taille et la ramena vers lui en lui lançant un sourire charmeur.

« Belle damoiselle, permettez-moi de vous retenir loin de vos obligations quelques instants et de garder pour moi seul votre si ravissant sourire. Parlez-moi donc de ces fêtes qui se préparent dans le château de la Tour et de ce frère qui est le vôtre. Mais, plus important que tout, je mourrais de ne connaître votre nom.»

Fulgance était heureux d'avoir accompagné Brionne, le résumé que lui avait fait Armand était assez incomplet et il put ainsi être plus au fait de la situation.

"Mille gratitudes, Brionne, d'avoir exposé ainsi la situation," murmura-t-il à l'hérault, "mon adjonction récente au groupe ne permettait pas d'être aussi au fait que vous de tous les évesnements que vous traversastes."

- Merci à vous, jeune ami. Les événements de ces derniers jours ont laissé peu de place pour les longues conversations. Et puis ...il est parfois plus sage d'ignorer certaines choses. Que vous le vouliez ou non, il vous faut maintenant affronter le péril commun. 
Brionne était sombre : désormais, sachant ce qu'il savait, la vie du jeune homme était menacée
Il se tourna à nouveau vers l'archidiacre, qui semblait prêt à clore l'entretien. 
- Avant que de nous départir, il est deux choses que j'aimerais porter à la vôtre cognoissance.
En premier lieu, il me faut vous entretenir d'une tierce personne qui assista à la sarabande maudite sise en la forêt de Sombrefeuille. C'est un chevalier à la barbe grise, de carrure imposante et aux qualités guerrières sans pareil. Il est à la fois fascinant et inquiétant, d'un abord abrupt, cherchant délibérément à froisser les susceptibilités. Malgré cela, je suis bien obligé de confesser mon admiration, car chacune de ses apparitions s'est achevée par une débâcle des forces du chaos, qu'il semble par ailleurs connaître comme nul autre. 
Vous prêtez au dieu Morr le dessein de nous avoir guidé jusqu'en ces lieux, je puis vous assurer que ce personnage y aida également grandement.
Si la chose vous importe, son poignard porte des armoiries "d'or à la croix engrêlée de sable". Peut être ce détail vous éclairera t-il sur le nom de ce chevalier. Pour ma part, il me l'a obstinément célé. Si je ne me trompe, ce pourrait être un allié de choix dans le behourd à venir. 

La seconde vous concerne plus directement : si les membres de votre ordre surent, en d'autres temps, venir à bout de Cathelin de Beaufort, c'est en partie car ce dernier ignorait tout de leurs plans. Son descendant prépare ses vilénies depuis moult et moult années, il est donc assuré qu'il vous fait surveiller étroitement. Il sait déjà que nous nous sommes vus et je puis vous assurer que vous estes désormais en grand péril. De plus ...
Brionne hésita un instant avant de continuer son discours : la suite pouvait aisément passer pour boniment de vieille femme.
- ... la nuitée passée fut pour moi fort malvaise. Entre veille et sommeil, je vous ai vu en songe et vous étiez proprement tudé de la main d'un de ces hommes masqués de rouge s'étant approché en tapinois. 
Du doigt, Brionne désigna sur la table le masque autrefois porté par le sire de Renans. 
- Je vous jure mon serment que c'est bien vous que j'ai vu en songe ...à telle enseigne que j'ai tantôt reconnu votre teste sans vous avoir jamais encontré auparavant. Il me semble que tel présage ne saurait être pris a la légère par un homme d'église.
Si j'osais, je vous proposerai bien ma compagnie, ou celle de mon jeune compagnon, Fulgance de Châtelrac, qui allie une fougue juvénile à une grande connaissance du métier des armes. Il vous faut, pour le moins, vous faire escorter par quelque homme d'arme dans les heures et les jours à venir. 
La suite devenait encore plus délicate à aborder. De nouveau Brionne marqua un temps d'arrêt. 
- Dans l'éventualité funeste ou nos ennemis réussiraient malgré ces précautions à vous occire, il serai bon que votre sacrifice ne reste pas vain. 
Eustache de Trêves sembla soudain plus pâle. 
- Vous pourriez confier l'essentiel de l'affaire à une personne de confiance, sous forme d'un pli cacheté à n'ouvrir qu'en cas de malheur. 
... Mais ne vous alarmez pas plus que de raison. Si l'ennemi est puissant et a murement préparé sa sorcerie , il n'est pas infaillible. A preuve, il n'a su nous empêcher de parvenir jusqu'en la Tour. 
Puis il remit soigneusement en sa besace les objets et documents entassés sur la table, n'y laissant que les écrits de Thibaud Roqueviel.

La jeune servante avait accueilli les compliments d’Urien avec des gloussements de volaille. En entendant le chevalier pousser la galanterie jusqu’à s’enquérir de son nom, elle esquissa une espèce de révérence maladroite, qui sembla surtout lui servir à se laisser tomber un peu plus contre lui.
 
« J’ai nom Madelon, messire, s’il vous plaît. Je suis pas malheureuse de voir passer ici ung chevalier si courtois. J’ai plus souvent à servir des vilains palefreniers sans ung pauvre sou eng poche. Vous, je vois bieng que vous êtes ung haut et riche seigneur. Sûrement que vous vous rendez à la cour du barong ? Je peux pas vous eng conter bieng long sur ce que vous y verrez, mais je sais qu’il y aura tout ce qu’ong peut rêver : des danses, des joutes, des chants… Mong frère m’a dit que toute la grande salle était bellement ornée de guirlandes de houx, et que des chandelles brillaient de toute part, et les jeunes filles ont des guirlandes de roses d’hiver dans les cheveux. Chaque jour, qu’il me dit, il y a de nouvelles charrettes qu’arrivent aux portes de la Ville Haute. Ce soir, ils attendent des vignerons de la ville d’Orsières, au sud de la baronnie. J’irais bieng les voir passer, moi, si le maître me donne la permissiong. Mong frère m’a dit qu’ils menaient tant de ving pour le Nouvel Ang qu’ils auraient douze charrettes pleines de tonneaux chacung plus gros qu’ung bœuf ! »
 
« Je suis prêtre de Morr, fit l’archidiacre après un instant de silence assez pesant. Nul moins que moi ne doit craindre le trépas. Je m’y suis préparé toute ma vie durant. Après tant d’années passées à assister les mourants, croyez bien que je n’aurai pas la lâcheté de vouloir fuir le sort qui m’est réservé. Si je dois mourir, ainsi soit-il. Et s’il m’est donné la chance de mourir en aidant à débarrasser la baronnie d’une coterie de nécromants, alors je m’estimerai heureux au-delà de tous mes espoirs.
 
Vous savez sans doute que le royaume des morts est voisin du royaume des songes. Morr parfois nous envoie des rêves pour nous guider. Vous n’imaginez d’ailleurs pas le nombre de gens qui viennent demander à mes pauvres prêtres la signification de leurs rêves les plus extravagants ! Pour ma part, j’ai toujours considéré les songes comme des présages peu fiables. Pour un rêve envoyé par Morr, je gage qu’il y en a cent enfantés par notre raison épuisée après une trop longue journée ! Mais si vous m’avez vu mourir, que vous avez reconnu mon visage, il est possible que vous ayez vu un aperçu de l’avenir. »
 
L’archidiacre sourit pour la première fois de l’entretien, peut-être pour prouver sa tranquillité d’esprit face aux inquiétudes de Brionne.
 
« Mais à votre place, je ne m’inquièterais pas outre mesure. Je mourrai, c’est certain. Cependant, avez-vous vu ce qui adviendra dans un mois, dans un an, dans vingt ans ? Si vous voulez vous inquiéter, inquiétez-vous pour vous. Vous avez cent fois raison : ce sire de Clairac, si vos soupçons le concernant sont justes, doit avoir plus d’un espion à son service. Cela doit vous convaincre d’être prudents. Pour moi, j’ai quelques solides hommes en armes à ma solde. Ne craignez rien. Et puisque vous m’y engagez sagement, je vais coucher sur le parchemin, en quelques mots brefs, ce que vous m’avez confié.
 
Quant à ce chevalier qui n’a pas daigné vous dire son nom… ce n’est certes pas de ma bouche que vous l’apprendrez. Je suis issu de noble race, mais je dois confesser que j’ai toujours eu de la peine à me souvenir de tout ce fatras prétentieux d’armoiries alambiquées. Si vous saviez le nombre absurde d’armoriaux et de traités de blason que l’on trouve dans la bibliothèque des barons de La Tour ! Cela m’a toujours semblé risible. Si vraiment vous tenez à identifier ces fameuses armes, je puis cependant vous donner l’adresse d’un ancien héraut assez fréquentable. C’est un vieil homme, presque aveugle hélas, un chevalier tombé en pauvreté. Il a été en son temps héraut du vicomte de Sabran, un vassal du baron. Dès que je parle avec lui, je suis impressionné de voir à quel point il est savant en ce domaine si futile. Je pense qu’il saura répondre à toutes vos questions. Si votre ami connaît bien notre ville, il n’aura pas de peine à vous mener à son logis ; c’est à deux pas d’ici. L’homme s’appelle Gauvain de Valborgne et habite le dernier étage d’une maison indiquée par l’enseigne d’un barbier, dans la rue du Lièvre. »
 
Onésime inclina la tête, indiquant qu’il saurait trouver l’endroit.

"Sachez qu'il serait grand honneur de vous assurer la garde," lança Fulgance en réponse à la proposition de Brionne d'escorter le haut prêtre, mais le sire de Trêves ne semblait guère plus intéressé.

A vrai dire, le jeune chevalier avait hâte de voir le sire d'Aspremont : S'il n'avait pu parler de la trahison de son frère au bon prêtre, le sujet étant bien hors de propos, il pouvait espérer trouver un public bien plus intéressé en la personne du bras droit du baron qui, à ne pas en douter, n'apprécierait guère la défection d'un des vassaux de ce dernier.

"Ne le flattez pas" lança Othon à la jeune servante. "Il a téchà une assez haute itée de lui-même. N'est-ze bas, Herr Kapitän ?", continua-t-il, dans l'unique objectif d'énerver le chevalier.

Brionne soupira une nouvelle fois. Alors qu'il comptait prendre quelque repos en attendant que sonnent les vêpres, il allait devoir chercher après ce Gauvain de Valborgne pour tenter d'apprendre le nom du mystérieux chevalier. Telle rencontre qui l'aurait enchantée en d'autres circonstances lui apparaissait effectivement bien futile au vu du péril imminent. Il se promit de revenir voir ce seigneur aveugle à loisir si par extraordinaire leur affaire devait bien tourner.
Avant de prendre congé de l'archidiacre, il s'inclina profondément :
- Retrouvons nous donc ce soir à l’entrée du pont Saint-Valdon. Je suis fort aise que vous agissiez  tant vistement. Il est malgré tout fort dommageable que le baron ne vous prête pas une oneille attentive. Le péril est en effet bien plus grand qu'il ne se l'imagine.
Sans en avoir aucune certitude, nous avons quelques raisons de croire que Florian de Clairac joindra son attaque de mort vivants a celle du marquis de Perbranques. L 'ost de ce dernier approche de la ville, il dispose semble t-il de moyens magiques pour  progresser à vive allure malgré la neige et le froid.
Ces deux attaques seront sans doute menées lors même que les innombrables tribus d'hommes bêtes sortiront de la forêt de Sombrefeuille.
S'il ne lève pas son ost au plus vite, la fête que prépare le baron sera sans doute la dernière en ses appartements douillets.

Urien déversa la fond de sa chope sous la table, en direction des chausses du Marienburger.

« Ne prêtez guère attention à ce maraud, ma chère, la butorderie de ces gens de l'Est est sans borne. Dîtes-m'en plus sur ces mets préparés à la cour du baron... je me sens très en appétit.
Votre frère est bien chanceux de pouvoir participer à telle festivité. Quel est son nom ? Peut-être le verrai-je lors de mon passage au château.»

Seul Othon, qui pestait encore quelque peu d'avoir manqué de se faire complètement imbiber les jambes, sembla remarquer la lueur de malice qui avait habité le regard du chevalier de la Quête alors qu'il prononçait ces dernières paroles. Néanmoins, la chose parut douteuse, car les informations qu'Urien tentait de glaner semblaient bien futiles.

La jeune fille parut s’étonner des questions d’Urien ; sans doute n’était-elle guère accoutumée à ce que l’on s’intéresse davantage à son frère qu’à elle.

« Y se nomme Bernon, si vous voulez savoir, et y remue les sauces et tourne les broches dans la cheminée, fit-elle en s’asseyant à moitié sur la cuisse du chevalier. Mais que vous importe mong frère ? Certainement que vous eng verrez pas même ung bout de l’ombre : y sera aux cuisines, et vous à la table. Et y me dit toujours que le château est si bieng fabriqué que la valetaille peut aller d’ung étage à l’autre sans avoir à croiser les beaux sires et les belles dames.
- Y doit y avoir de la tâche, à cette heure, aux cuisines, dit le pèlerin, qui regardait d’un œil amusé le manège de la jeune servante. Tout ce ving d’Orsières qu’ong doit porter au château va point se boire sans manger, je gage.
- Pour çà, je vous crois, approuva la servante. Le duc lui-même a pas de si beaux festins que ce qu’ong fait là-haut, le roi même, à Couronne, doit pas eng voir la moitié ! Y a déjà eu voilà deux jours ung grand cerf rôti tout d’une pièce, servi entier sur ung long plat d’argent, avec pendu au col un bel écu tout peint aux armes du barong, alors pensez ce que ce sera beau le soir du Nouvel Ang… »

Mais la servante dut s’interrompre, ayant remarqué le sourcil froncé de l’aubergiste, et se leva d’un  bond, glissant comme une anguille d’entre les bras d’Urien ; plusieurs tablées attendaient en effet d’être servies. En passant, elle laissa traîner sa main dans le cou d’Othon, et lui jeta une brève mais engageante œillade.

De retour au milieu de l’animation des rues de La Tour, Brionne, Fulgance et Onésime furent accueillis par un soleil aussi brillant qu’il pouvait l’être en pareil hiver. La matinée était belle et les conversations joyeuses.



« La rue du Lièvre, marmonna Onésime dans sa barbe fourchue. Après la rue des Tanneurs, on passe le petit pont de pierre, on traverse la place du vieux marché aux oies… Un gentil petit quartier, hein, pissemerdre ? » fit-il en se retournant, le visage joyeux, pendant que derrière lui Fulgance glissait sur des pelures de légumes, et que l’agilité d’escrimeur de Brionne était mise à rude épreuve par la chute inopinée, depuis une haute fenêtre, du contenu horrifique du pot de chambre de quelque bourgeois ayant commis récemment de grands excès gastronomiques.

La rue du Lièvre, dominée par une large et plaisante enseigne de taverne où le sympathique animal du même nom dansait la gigue sur un tonneau, n’était guère plus qu’une étroite et tortueuse venelle où l’on se faufilait à grand peine entre les devantures des échoppes encombrées de paniers, de corbeilles ou de saucisses sèches, écrasé de surcroît par les façades penchées des maisons.



L’enseigne du barbier parut, et les trois compagnons tâchèrent de passer la petite porte d’entrée menant aux étages, s’efforçant de ne pas trébucher sur les barriques éventrées qui traînaient là. La demeure était aux mains d’une veuve à l’embonpoint généreux qui, passé le premier instant de méfiance (« C’est encore la quête pour l’hospice aux orphelins ? Ong a déjà donné ! »), offrit de les conduire elle-même jusqu’au dernier étage qu’occupait le vieux chevalier.

« Pensez, moi, si je me suis réjouie quand j’ai su qu’ung chevalier viendrait prendre logis chez moi ! jacassait-elle tandis que les marches branlantes de l’escalier gémissaient sous son poids. Enfing le loyer va rentrer, que je me suis dit, sotte que j’étais. Mais c’est ung démong, ce messire-là ! Ung fou, oui ! Ung jour, tenez, ung brave colporteur est monté à song étage pour lui vendre de gentilles images pieuses, et il lui a crié qu’il lui couperait les oneilles ! Il a pris sa grande épée, et il te l’a balancée à travers la chambre ! Il eng est resté une entaille longue comme ça dans le bois de la porte. Le pauvre marchand, comme il s’est enfui ! »

Arrivée au dernier étage, elle frappa prudemment à la porte.

« Messire Gauvain ! Messire Gauvain, y a comme vous diriez des gens qui veulent vous voir ! Et ne faites point semblant comme si vous m’entendriez pas, je viens pas pour le loyer.
- C’est encore les gens d’armes du guet ? répondit une vieille voix rocailleuse. Tas de manants ! Je suis gentilhomme ! Gentilhomme, entendez-vous ? Je fais le bruit que je veux, à telle heure que je veux ! Par la Dame ! Je vous tuerai tous.
- Ce sont des gens qui ne veulent point de mal ! cria la logeuse pour le faire taire. Ouvrez, et cessez de faire l’enfant. »

Un pas clopinant se fit entendre, une main maladroite fit grincer une clef dans la serrure, et la porte s’ouvrit sur un vieillard voûté, la barbe rêche et mal taillée, le nez rougeaud, boursoufflé, assez comparable à un grotesque tubercule. Sous ses sourcils broussailleux, l’un de ses yeux était d’un blanc malsain, l’autre déjà voilé, mais encore capable, semblait-il, de percevoir quelques vagues formes.

« Allons, je vous laisse, fit la logeuse. N’allez pas faire de folies, messire Gauvain. Ces gens sont tout à fait comme y faut et pas mauvais pour ung sou.
- S’ils sont là pour me vendre du linge de corps ou de la petite mercerie, ça va fumer, grogna le vieil homme. Retournez donc à votre cuisine, madame ma logeuse ! Oh, toi, grosse pimbêche, si je pouvais encore… »

Il accompagna ses paroles d’une gestuelle aussi expressive qu’inconvenante, qui ne laissait aucun doute sur ses intentions. La logeuse gloussa et redescendit l’escalier. Le vieux Gauvain poussa un long soupir et avança à tâtons jusqu’à un siège aussi bancal que lui, où il se laissa tomber.

« Alors, messeigneurs -heu, ou mesdames, je ne peux pas être très sûr, ajouta-t-il sur un ton d’excuse, désignant ses yeux demi-aveugles, que me vaut l’honneur de votre visite ? »

Urien vida tranquillement une nouvelle cruche de vin tiède et dégusta la curieuse spécialité locale en silence. Il pensait avoir obtenu assez d'informations pour improviser un plan de secours en cas de nécessité et sembla dès lors se désintéresser totalement de la jeune servante. Connaître le nom d'une personne ayant accès à la nourriture du baron était une aubaine s'il lui fallait à un moment ou à un autre un bouc-émissaire pour quelque raison.
Ayant dépensé une bonne part de sa phynance en alcool, le chevalier se tapota le ventre et déclara qu'il était temps pour lui de regagner sa chambre.

"Cher sieur de Valborgne," s'entreprit de dire Fulgance après un moment de doute, "je suis Fulgance de Châtelrac, et je vous présente Onésime, nostre...(Fulgance chercha un terme approprié) guide, et mon ami Brionne. Ce dernier est versé dans l'art de l'héraldique, mais un blason ne trouva point écho à ses connaissances. On nous a dit de vous que vous estes le plus compestent des hérauts de la Baronnie et de ses alentours et nous espérions que vous pûtes nous aider dans l'identification de ce blason. Je vous laisse Brionne vous dire de quoi il en retourne exactement, sa maistrise du sujet estant bien supérieure à la miesnne."

Fulgance invita d'un geste du bras Brionne à engager la conversation, geste bien futile, car il n'était pas sûr au final que le vieil homme ait pu le voir.

Brionne restait coi, consterné par le dénuement dans lequel vivait le chevalier, autrefois honoré et respecté.
À la réflexion, quel  sort l'attendrait, lui même, s'il survivait à cette maudite nuit des sorcières ? Au vu de cette misère, une mort prompte au fond d'une forêt, fut-ce de la patte de gobelins incultes, ne semblait plus aussi repoussante.
L'intervention de son jeune compaing le ramena céant, il prit à son tour la parole :
- Assurément, messire Gauvain de Valborgne !
Si nous avons ainsi troublé votre retraite volontaire, loin du monde et de son agitation, c'est que votre réputation est parvenue jusques à nos oneilles. Brionne est mon nom d'office ; je suis héraut d'arme à votre semblance, et j'ai l'honneur de servir le baron de Gransette, fidèle vassal du duc de Brionne.
Récemment arrivé en icelle ville de la Tour, je travaille pour l'heur sur un armorial de la marche. Las, je me trouve confronté à une énigme particulièrement ardue : des armoiries ont su résister à mes recherches. Auriez vous cognoissance d'une famille portant "d'or à la croix engrêlée de sable" ?
Vous êtes mon ultime espoir, l'archidiacre Eustache de Trêves évoqua devant moi le nom de Gauvain de Valborgne, héraut du défunt vicomte de Sabran pour le décrire comme l'un des meilleurs cognoisseurs es armoiries, clams et devises en cette partie du monde...
Brionne réfléchit un instant avant de se reprendre :
- En y apensant mieux, ses mots exacts furent "le meilleur cognoisseur" ...
La flatterie coute peu et rapporte parfois beaucoup ...

Le vieux chevalier de Valborgne eut un étrange sourire sous sa barbe inculte. Peut-être les manières flatteuses de Brionne l’avaient-elles amadoué, à moins qu’il ne fût tout simplement heureux qu’on vienne lui rappeler ses anciennes années en l’entretenant d’héraldique. Un instant, Fulgance et Brionne eurent l’impression que le vieillard avait plongé dans le sommeil, les yeux clos, dodelinant du chef, mais il n’en était rien : bientôt, il se mit à murmurer pour lui-même.

« D’or, oui, oui… la croix de sable… c’est ça, je revois tout très bien… Bien sûr, ça ne m’étonne pas que vous n’ayez rien trouvé dessus… une vieille famille… une vieille histoire. D’ailleurs, où avez-vous trouvé mention de ces armes ? ça, je me le demande. »

Mais il n’attendit pas de réponse, tout à son plaisir d’exercer à nouveau ses talents de hérauts.

« Ce sont les armes d’un lignage tombé en quenouille, dit-il, une famille sans descendance mâle, dont le nom a donc disparu. Cela fait déjà, Dame, bien longtemps. De petits seigneurs de l’ouest de la baronnie, je crois bien. Les Sauvan. Ils portaient d’or à la croix de sable –oui, je sais, la vôtre est engrêlée, fit-il en levant la paume, pour qu’on ne l’interrompe pas.

Le blason dont vous parlez est celui d’un cadet de la famille, qui avait repris les armes familiales en les brisant : la croix de sable est devenue engrêlée. Je ne sais plus son nom… Albert… Albon de Sauvan ? Non. Non, Albaron. C’est ça, j’en suis presque sûr. Et Albaron de Sauvan, comme son frère, n’a pas eu de descendance, ce qui veut dire qu’il est la seule et unique personne qui a pu porter ces armes, ce qui simplifie les choses. Mais vous pouvez les oublier si vous essayez de composer un armorial bien à jour : cet homme est mort il y a plus d’un siècle, si je ne me trompe pas, et comme je vous l’ai dit, ses armes ne se sont pas transmises.

Il y avait cette histoire à son sujet… Il a été condamné, je crois. Brûlé. Une affaire de pratiques magiques. Ou non, pas exactement. Je crois… il s’agissait d’une sorte de secte démente dont il faisait partie, qui se réunissait pour adorer un démon dont ils prétendaient qu’il pouvait guérir n’importe quel malade et faire périr n’importe qui de la peste. Mais je ne sais plus s’il a été brûlé en fin de compte. Il me semble qu’il s’est enfui, qu’il a échappé au procès. »

En remontant l’escalier qui menait aux chambres, Urien aperçut du coin de l’œil la très entreprenante Madelon qui reportait son attention sur Othon.

Le vin de la baronnie, dont la réputation n’était certes pas usurpée, semblait avoir quelque peu adouci son humeur. Le cru qu’il avait bu était assez agréablement fruité, et d’une légèreté trompeuse, semblant en bouche moins alcoolisé qu’il ne l’était réellement. Malgré cela, le chevalier de Havras eut une impression désagréable en regagnant les deux chambres qu’ils avaient louées un peu plus tôt. Il entendait comme un bruit confus et étouffé qui semblait venir de la première chambre, celle où ils avaient laissé Armand se reposer. La porte en était entrouverte. L’autre, où Din et son fidèle Beppe devaient se trouver, demeurait fermée.

Lorsqu’Urien se décida à s’arrêter pour tendre l’oneille, les bruits avaient cessé. La porte se referma doucement, sans doute poussée par un courant d’air, car Armand n’était guère en état de se lever.

Urien haussa les épaules. Armand était-il en galante compagnie ? Si c'était bel et bien le cas, Urien trouvait l'idée d'ouvrir la porte pour le surprendre à se tordre de rire. Il porta la main sur la poignée mais une vision d'Armand nu, batifolant avec un autre homme, lui traversa l'esprit et le fit reculer avec une mine de dégoût.

Lentement, il s'éloigna en présentant ses plus plates excuses à la porte fermée puis se mit à chantonner.

« La servante est jeune et gentille,
Légère comme un papillon.
Comme son vin son œil pétille,
Nous l'appelons la Madelon...»

Bientôt, il regagna la chambre où se trouvaient les Tiléens et l'équipement qu'il avait laissé. Il ne lui fallait pas perdre davantage de temps s'il désirait se rendre en ville.

Brionne était abasourdi par les affirmations du vieil aveugle. C'était donc un spectre issu du passé qui était venu leur prêter main forte face au descendant de Cathelin Beaufort de Clairac ?
À la réflexion, il était plus probable que le chevalier mystérieux n'ait fait qu'utiliser l'arme de cet Albaron de Sauvan, peut être pour ses pouvoirs magiques, à moins que ce ne soit par fidélité au nom ou aux devoirs de son premier porteur.
Pour le moins, il leur fallait s'informer plus avant sur ce nom anceisural.
- Je vais de ce pas féliciter le sire de Trêves : il ne s'est guère fourvoyé en nous confiant votre nom. Votre mémoire a su à merveille contrebalancer une vue déclinante. J'avoue pour ma part, et à ma très grande honte, que mes connaissances reposent en trop grande partie dans les Pages jaunies des grimoires. Notre encontre est pour moi riche de sens et je me propose désormais de travailler à votre semblance, plus du chef que de la plume.
Comme pour se contredire, il ajouta :
- Si vous le permettez, j'aimerai utiliser l'écritoire que je vois céant afin d'y coucher quelques lignes qui ne peuvent attendre.
Le message qu'il griffona a la hâte se composait comme suit :
"À son éminence l'archidiacre Eustache de Trêves.
À mon grand déplaisir, il me faut vous importuner de nouveau. Sachez que je ne le fait que contraint par la nécessité.
Serait-il en votre pouvoir de faire chercher en vos archives les documents concernant un certain Albaron de Sauvan ?
 Ce chevalier pourrait être lié à notre affaire ; il a peut être été arsé à la suite d'un procès en sorcerie voici un siècle.
J'oserai demander que vous fassiez porter les renseignements glanés à l’enseigne de la Sirène de la Salandre, en la basse ville.
Restant à jamais votre serviteur :
Brionne, héraut du sire de Gransette"
Il manquait les sceaux, lacs et queues qui auraient donné meilleure tournure à sa missive, mais à la guerre comme à la guerre !
Il se proposait pour l'heur de retourner auprès du frère portier pour que ce pli parvienne vistement à l'archidiacre, non sans avoir auparavant discrètement gratifié la logeuse du chevalier de Valborgne de l'équivalent d'un mois de loyer. La petite somme confiée par le sire de Gransette afin de retrouver sa fille Penthésilée était désormais squelettique, mais il se sentait l'obligé du héraut aveugle.

"Selon certaines croyances populaires," fit Fulgance, "les chevaliers ayant bu au Graal pourrait vivre plusieurs centaines d'années. N'est-il point possible qu'il ait bu à la sainte coupe et que le dernier des membres de cette famille soient encore vif ?"

Fulgance se surprit à vouloir revenir sur ses mots, il n'avait pas eu l'occasion de rencontrer un saint chevalier de ses yeux, et il devait se fier aux dires de tout un chacun. Bien qu'il s'accorde à les croire de prouesses spectaculaires, il était d'ordinaire plus sceptique sur les dons presque magiques qu'on leur attribuait. Mais après avoir survécu à une nuit de morts-vivants, le jeune chevalier était sans doute plus apte à prêter l'oreille aux légendes.

 

Othon se leva et remonta dans sa chambre. Mais, bien qu'encore assez sobre, pour une raison inexpliqué, il poussa la porte de celle d'Armand et entra.

"Ach ! Scheisse !"

Deux hommes faisaient face à Othon au milieu de la pièce en grand désordre. Ils avaient chacun rabattu leur chaperon sur leur front, et une pièce de tissu masquait le bas de leur visage. L’un d’eux avait en main un long coutelas maculé de sang. Vêtements et objets divers étaient épandus sur le sol, comme si l’on avait fouillé leurs affaires en toute hâte. Sur le lit, Armand reposait immobile, le visage enfoui sous un oreiller, ses draps sanglants entortillés autour de ses membres. Une flaque sombre s’étendait sur le plancher.

Othon avait à peine saisi la poignée de son arme lorsqu’un pot de chambre -hélas pas absolument vide- vola dans sa direction. Le Marienburger l’esquiva en catastrophe, et le pot vint s’écraser contre le chambranle de la porte. L’homme au couteau sembla vouloir se jeter sur Othon, mais son compagnon le tira violemment en arrière par l’épaule.

« Pas de ça, cria-t-il, il va rameuter les autres ! »

Puis, sans attendre de réponse, il se rua vers la fenêtre ouverte et saisit une corde qui pendait dans le vide, sans doute fixée au toit de l’auberge.

Bien sûr, ce bruit dans la chambre était légèrement étrange, mais après toutes ses peines, Armand avait bien mérité un peu d’intimité. Ce qu’il faisait ne regardait pas Urien. Quant à la fenêtre, à laquelle il avait jeté un œil distrait une fois descendu dans la rue, elle avait sans doute une excellente raison d’être ouverte.

Trouver son chemin à travers les venelles de La Tour était un peu plus difficile que prévu pour qui ne connaissait rien de la ville. Le premier accroc survint lorsqu’Urien décida qu’il serait judicieux de se repérer grâce au cours d’eau qui traversait la Ville Basse de part en part. L’auberge de la Sirène de la Salandre n’était qu’à quelques rues de la rivière, d’où son nom. Selon toute logique, Urien aurait donc déjà dû atteindre la rive depuis longtemps. Il était absolument anormal qu’il piétine à la place au beau milieu d’un quartier inintéressant au possible, spécialisé, semblait-il, dans le commerce de la saucisse sèche, et où par surcroît les gens étaient singulièrement laids.



Tout était sans doute de la faute du crétin congénital qui l’avait renseigné. Urien n’avait pas tardé à s’apercevoir que demander son chemin était une assez mauvaise idée. L’accent local était redoutable, et beaucoup de passants usaient pour lui répondre d’un patois très-horrifique qui évoquait au malheureux chevalier de la Quête un mélange d’estalien et de tiléen, avec quelques timides traces de mots bretonniens. Le pire avait été atteint lorsqu’un moustachu en manteau de fourrure manifestement éméché lui avait tenu un long discours parfaitement inintelligible en gesticulant ; le chevalier avait compris un peu tard qu’il devait s’agir d’un marchand kislévite.

S’il était vrai qu’il y avait quelque chose de pourri dans le duché de Gasconnie, Urien en vint à se demander si ce quelque chose n’était pas tout simplement la baronnie de La Tour. Son sentiment fut confirmé lorsqu’il s’aperçut qu’il s’était aventuré par mégarde dans une rue occupée par force boutiques de teinturiers ; une puissante odeur d’urine, utilisée pour faire adhérer la teinture aux tissus, flottait dans l’air comme pour le narguer.

Une muraille bloqua soudain la retraite précipitée d’Urien, qui sentit une pointe de panique à l’idée de devoir rebrousser chemin en traversant à nouveau la rue des teinturiers dans toute sa longueur. Heureusement, un escalier permettait de s’élever au-dessus des miasmes pestilentiels. Urien l’escalada en hâte et se retrouva sur le chemin de ronde d’un rempart. La ville s’était depuis longtemps étendue au-delà du mur, et de nouvelles fortifications avaient été bâtie, rendant inutile cette portion de muraille. À quelques pas de lui s’élevait une petite tour en piteux état, attendant sans doute sa réparation depuis un siècle ou deux. Urien monta jusqu’en haut, prenant garde à ne pas trop s’approcher des créneaux effondrés.

La Tour s’étendait à ses pieds comme un océan de toits. Urien distinguait à présent les multiples enceintes concentriques qui encerclaient la Ville Basse, les maisons finissant toujours par déborder des murs, créant de nouveaux faubourgs. Des clochers de pierre, çà et là, indiquaient les temples et les chapelles du Graal. La Salandre était enfin bien visible, avec ses grèves où des marchands tiraient leurs petites embarcations chargées de tonneaux ou de sacs, et ses ponts couverts de maisons à l’allure bancale. Il aperçut au loin la Vieille Ville, construite sur une île au milieu de la rivière, cernée de murailles, le pont qui y conduisait défendu par une porte fortifiée.



Les tours massives et sombres, à une extrémité de l’île, devaient être celles du châtelet du Prévôt de la Ville Basse. Mais elles faisaient pâle figure à côté des flèches de l’orgueilleuse église de la Dame, l’édifice le plus haut et le plus superbe de la cité. Même d’ici, Urien devinait la splendeur des larges vitraux et des statues de saints chevaliers qui ornaient la façade.

Plus loin, beaucoup plus loin, perchée sur un promontoire rocheux terriblement escarpé, l’immense forteresse de la Ville Haute jetait son ombre sur les maisons.

Urien y voyait déjà un peu plus clair. Il quitta le chemin de ronde et se dirigea vers ce qu’il croyait être un temple de Shallya, revenant à son projet de faire examiner sa main blessée. Chemin faisant, il remarqua derrière lui un visage qu’il voyait pour la troisième ou quatrième fois. Il lui semblait en fait, à bien y réfléchir, l’avoir croisé aussitôt après qu’il eut quitté l’auberge. Il s’agissait d’un garçon de quinze ou seize ans, assez malpropre et les vêtements rapiécés, passant inaperçu au milieu de l’agitation des rues.

Lorsque la lettre de Brionne fut confiée au portier du temple de Morr, midi était déjà passé, et il semblait bien temps de rejoindre l’auberge de la Sirène pour prendre un repas plus que mérité. Des odeurs appétissantes flottaient dans l’air depuis les tavernes et les échoppes des rôtisseurs et des pâtissiers. Tandis que Fulgance et Brionne continuaient d’échanger leurs sentiments au sujet des découvertes de cette matinée, Onésime trottinait gaiement en avant, tout à fait indifférent à la gravité de la situation.

« Vous retournez point, messire. »

Brionne jeta un coup d’œil de côté. C’était bien à lui que s’adressait la jeune femme, quoiqu’elle ne le regardât pas. Elle se contentait de marcher à côté de lui, sans seulement tourner la tête vers lui. Il reconnut la jeune mère en haillons à qui il avait fait l’aumône un peu plus tôt au temple.

« Vous retournez point, répéta-t-elle. Derrière vous. Le grand avé song bandeau dessus l’œil. Y vous suit. Faut bieng prendre garde. C’est ung mauvais, celui-là. De la bande à Quatrezoneilles le brigand, qu’ong m’a dit, et sans doute que c’est vrai. Y vous veut pas de bieng, j’eng jurerais mong grand serment. »

"A moi, compains !" cria Othon, tout en dégainant son épée et en faisant face à l'unique adversaire qu'il lui restait. "On assassine Armand !" cria-t-il à nouveau. Il n'avait qu'une fraction de seconde pour prendre une décision, et opta pour la manoeuvre la plus simple ; porter un coup violent sur le bras qui tenait le couteau, de sorte que l'autre ne puisse pas le poignarder lâchement, ou pire, lui lancer le couteau en pleine tête. L'allonge dont il disposait grâce à sa rapière devait probablement lui donner l'avantage ; il espérait seulement que l'homme ne dissimulât aucune arme ou sorcellerie très-horrificque.

Urien s’était perdu depuis trop longtemps et avait erré par trop de chemins incohérents et aléatoires pour que la présence du jeune garçon sur ses talons soit une coïncidence.
Par commodité, puisqu'il était parti pour recevoir des soins et supposait devoir se dévêtir pour cela, le chevalier n'avait pas pris la peine de remettre en totalité son armure et se baladait à l'heure actuelle protégé du seul pourpoint de cuir défraîchi qu'il portait habituellement sous sa cuirasse et de l'épaisse fourrure qu'il arborait en permanence sur ses épaules. Aussi se sentit-il étrangement nu en pensant à l'éventuelle dague que pouvait dissimuler son poursuivant... mais au moins avait-il pensé à emmener son épée.

Après une poignée de minutes de marche rapide et énergique dans les rues nauséabondes et bruyantes de La Tour, Urien eut l'impression d'avoir semé son jeune suiveur. Rassuré, il s'engouffra dans une ruelle à peu près vide, déboucla sa ceinture, entrouvrit son vêtement et prit enfin le temps de se soulager contre un mur en soupirant. Les pintes et les chopines de la matinée, conjuguées à sa longue marche, avaient eu raison de lui.
Bien heureux d'uriner, Urien n'avait plus rien à l'esprit que sa vessie et ne remarqua que bien tard le mendiant sur la paillasse duquel il égouttait à présent son instrument.
Alors que l'homme tentait de se redresser péniblement en maugréant dans un langage incompréhensible, Havras regarda derrière lui pour voir si le chemin était dégagé pour sa fuite à venir. Il demeura interdit. Le jeune homme qui l'avait suivi toute la matinée était là, droit comme un piquet, comme abasourdi par la scène qui se jouait sous ses yeux. Pendant un instant, tous deux restèrent là à se fixer, les yeux écarquillés, puis une main se referma sur le col du chevalier de la Quête qui, en se tournant pour voir qui osait le toucher de la sorte, subit les assauts d'une haleine détestable. Le vieil homme couvert d'urine fraîche qui lui faisait face n'avait, semblait-il, pas toute sa raison et ne craignait pas de rudoyer un noble en arme. Hélas, Urien n'avait que peu de temps à lui accorder et le repoussa si vivement qu'il manqua de l'assommer contre le mur.

D'un bond, et tout en tentant de reboucler sa ceinture, le chevalier s'élança à la poursuite du jeune garçon qui prenait à présent la fuite. Sa cheville encore fragile et l'état d'encombrement des ruelles rendaient pénible cette poursuite, mais, peu à peu, le noble seigneur habitué aux épreuves physiques gagnait du terrain.
Se croyant assez proche, il tendit le bras et tenta de saisir le pauvre garçon paniqué, mais le manqua de peu et en perdit presque l'équilibre, donnant à sa victime le temps nécessaire pour prendre un peu d'avance.
Pris de colère, Urien accéléra en haletant comme un sanglier furieux. Ses yeux étaient gonflés et ses joues avaient viré au cramoisi. Dans un dernier effort, il bondit sur le malheureux adolescent pour tenter de l’entraîner au sol au moment même où, arrivant à un croisement, ils se trouvèrent tous deux confrontés à une charrette qui sembla surgir de nulle part.

« Oooooh cong !» cria vivement le marchand propriétaire de la charrette.
- Oooooooh meeeerdre ! répondit Urien une seconde avant de heurter de plein fouet le véhicule, accompagné de sa jeune victime qu'il ceinturait à présent.