[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

Fulgance, qui était en pleine conversation avec Brionne, ne saisit pas clairement tout ce que la jeune femme avait dit à son compagnon, mais il en entendit assez pour savoir qu'un malandrin en avait après eux. Il porta la main au fourreau de son arme, mais Brionne, qui commençait à comprendre que le jeune homme avait tendance à agir souvent plus vite qu'il ne réfléchissait, lui fit un signe discret pour qu'il se calme. Fulgance relâcha alors le pommeau aussi discrètement qu'il put.

"Avoyez-vous quelconque pensée pour arraisonner ce faquin ?" Demanda-t-il à Brionne. "Pour ma part, je vous manderai de prendre la prochaine ruelle adjacente et de nous y engager de façon rapide. Le malandrin, s'il veut continuer de nous filer, sera bien obligé de nous y suivre prestement, nous l'y attendrons et pourrons ainsi le capturer ou, au pire, l’estourbir s'il ne montre avenant."

Brionne remercia la jeune femme d'un signe discret et ajouta mentalement a la liste d'actions à accomplir ( si par extraordinaire il survivait à la prochaine nuit des sorcières ) de demander à Eustache de Trèves qu'il veuille bien prendre en charge l'éducation de son bambin. Elle venait de risquer sa vie pour le prévenir du proche danger.
Un signe similaire à l'attention de Maxence informa ce dernier qu'il avait bien compris. Il approcha la dextre de sa dague et parcouru des yeux la rue alentour, cherchant à savoir si d'autres ruffians risquaient de compliquer leur affaire.

Othon mesura immédiatement la faiblesse de son adversaire ; il ne s’agissait à l’évidence que d’un vulgaire coupe-jarret, assez audacieux pour s’occuper de basses besognes sans trembler, mais incapable de tenir tête longtemps à un bretteur de talent. Lorsque l’homme leva haut la lame de son coutelas, Othon avait vu le coup venir de loin et se fendit lestement, rapière tendue. L’épée perça le bras de part en part et le long coutelas sanglant tomba sur le plancher.

D’un coup de pied, Othon envoya l’arme à l’autre bout de la pièce. L’assassin était à genoux, courbé sur sa blessure, incapable de réprimer ses cris de douleur. Othon passa en hâte la tête par la fenêtre ; la corde pendait toujours, et d’après le bruit de tuiles qu’il entendait, le second bandit devait déjà gambader sur le toit. Othon n’eut pas à se demander s’il convenait de se lancer à sa poursuite : l’autre, la mâchoire serrée, se jeta maladroitement sur lui et tenta avec sa main valide de tirer la dague que le Marienburger portait à la ceinture. Cette fois encore, Othon fut trop rapide pour lui, et bientôt l’homme retombait lourdement sur le sol, définitivement réduit au silence.

Din, bientôt suivi de Beppe, entra en coup de vent dans la pièce, sa lame tirée. Le corps eut un dernier soubresaut alors qu’une nouvelle flaque de sang commençait de se répandre sur le parquet de la chambre. Dans l’escalier, des bruits de pas accompagnés d’éclats de voix annonçaient l’arrivée de l’aubergiste.


Emportés par l’élan de la poursuite, Urien et le malheureux garçon roulèrent l’un sur l’autre dans le ruisseau malpropre qui courait au milieu de la ruelle de terre battue.

« Encore ung grand pervers ! » cria depuis sa fenêtre une petite femme sèche coiffée d’un chiffon noué, se méprenant sur les intentions d’Urien.

Ignorant les regards narquois ou sévères des badauds, le chevalier fit de son mieux pour maintenir sa prise sur le garçon, qui se débattait furieusement en hurlant qu’il n’avait rien fait de mal. Urien venait de lui administrer une bourrade magistrale qui lui imposa le silence, et tâchait de rassembler tout la dignité aristocratique qu’il pouvait trouver en pareille posture, lorsqu’une silhouette familière, maigre et dégingandée,  traversa la rue en pataugeant allégrement dans le caniveau, roulant des yeux terribles sous ses cheveux en bataille. Le clochard devait être connu dans le voisinage, car chacun s’écartait vivement pour lui céder le passage, sachant sans doute que sa colère était redoutable.

Chausses baissées, l’homme avait l’intention manifeste de rendre la monnaie de sa pièce à Urien. L’espace d’un instant, le chevalier de Havras resta abasourdi par ce grotesque spectacle ; ce fut hélas suffisant au garçon pour donner un coup de pied mal assuré à la cheville blessée d’Urien, qui se mordit la lèvre de douleur et ne put faire autrement que de lâcher prise.

Le garçon escalada la charrette, sourd aux protestations du charretier, et descendit la ruelle à toutes jambes, bientôt talonné par un chevalier écumant de rage, lui-même suivi par un vieux fou en tenue plus qu’indécente.

L’homme au bandeau sur l’œil semblait être seul à les suivre. Tandis que la jeune femme disparaissait dans la foule sans un regard en arrière, Fulgance et Brionne continuèrent de marcher comme si de rien n’était, sans cesse ralentis par les porcs vagabondant de-ci de-là à la recherche de quelque vieux navet ou trognon de choux.

Ils s’engagèrent dans une petite rue perpendiculaire. Onésime les y suivit, obéissant au regard entendu que Brionne lui adressait. Par chance, la ruelle était déserte et obscure, rien de plus à dire vrai qu’un étroit passage entre deux hautes maisons. Les trois compagnons se tassèrent tant bien que mal dans le renfoncement d’une porte ; il était impossible de les voir depuis l’entrée de la ruelle.

Comme ils s’y attendaient, un bruit de pas les informa bientôt que l’inconnu était toujours sur leurs traces. Son pas se fit bientôt plus rapide ; sans doute craignait-il d’avoir laissé échapper sa proie. Il n’avait pas dépassé la porte lorsque le poing de Fulgance rencontra violemment sa tempe, l’envoyant valdinguer contre le crépi moisi du mur opposé. Avant qu’il ait eu le temps de se ressaisir, Brionne lui avait passé sa lame sur la gorge, le mettant à sa merci, et Onésime l’avait débarrassé du couteau qui pendait à sa ceinture, à demi dissimulé par une sacoche.

À cet instant, cependant, un grand fracas de tonneaux renversés les fit sursauter, et un jeune garçon crasseux fonça sur eux tête baissée. Sans leur laisser la moindre chance de comprendre la situation, il renversa l’infortuné Onésime sur son passage et déguerpit hors de la ruelle. L’homme au bandeau saisit sa chance et ramassa le couteau tombé à terre. Fort heureusement, il le lâcha presque aussitôt lorsque le chevalier Urien de Havras, dans un grand état d’agitation, le heurta de plein fouet. Frappé en plein front, à demi conscient, l’inconnu s’effondra contre la porte sans plus songer à s’enfuir.

A demi sonné, le chevalier dû marquer une pause dans sa course. Une seconde passa, puis une autre sans que personne ne prononce la moindre parole ni ne sache vraiment comment réagir.
Reprenant ses esprits, Urien remarqua soudain la présence de ses compagnons de route et demeura perplexe. Cependant, un bruit de cavalcade provenant de derrière lui lui fit comprendre qu'il n'avait pas le temps de s'attarder ici.

« Derrière moiiiiiiiii...» hurla-t-il en reprenant sa course de plus belle alors qu'un vieillard apparaissait à son tour dans la ruelle, le vit claquant au vent comme un manche à air.

Entre stupeur et affliction, Brionne et Fulgance se lancèrent une nouvelle fois l'un de ces regards qui étaient devenus la base de leur communication tandis qu'Urien s'élançait à nouveau à la poursuite du jeune garçon qui risquait néanmoins d'être hors de portée à présent.

Othon récupéra son épée et sa dague et essuya calmement leurs lames sur la tunique de l'assassin, qui était déjà de toutes façons trop tachée pour être récupérable.

"Foyez, cher compain Din, ceste drôle que che viens d'abattre assasina lâchement notre kamarade Armand, aidé d'un autre malandrin qui hélas s'échappa par la fenêtre, utilisant la corde que fous fouyez ici. Che l'ai ensuite entendu sur le toit, il toit être loin à présent" (il désigna l'endroit du doigt). "Ch'aurais préféré l'avoir vivant et l'interroger, c'est pourquoi je visais son bras, pour qu'il laisse tomber son arme, permettant ainsi de le maîtriser. Fous auriez fait la même chose, ch'imachine... Mais il ne m'a pas laissé le choix, en m'attaquant afec ma propre dague".

Il se dirigea vers les deux cadavres.

"Foyons s'il n'y a pas quelque chose sur ceste oiseau-là qui permettrait de l'itentifier, ou si Armand n'a pas quelque chose sur lui qui expliquerait cet assassinat"

On entendait l'aubergiste se rapprocher.

"Fite, l'aubergiste arrife".

Brionne échangea un nouveau regard appuyé avec Maxence : cette sarabande lui évoquait furieusement le conte d'une oie aux plumes d'or entendu autrefois à la veillée en Averland.

Mais baste, l'urgence était ailleurs, il se pencha au dessus du malandrin borgne, appuya la lame de sa dague sur le cou have et mal rasé.
D'abord tenté de n'employer qu'un regard menaçant, il préféra à la réflexion ajouter une phrase tout aussi menaçante :
- Parle ! Qui t'envoie nous espionner ?

Voyant que Brionne gérait la situation du côté du borgne, qui était tellement vaseux qu'il ne pouvait plus en aucun cas être un danger pour l'expérimenté maître d'armes, Fulgance décida de venir en aide à Urien.

Une fois le choc passé, voir Urien se faire courser par un homme à demi-nu (et pas la bonne moitié) ne surprenait guère le jeune chevalier, le capitaine ayant élevé au rang d'art la capacité à se mettre dans des situations où l'absurde se disputait à l'improbable ; Fulgance se mit en travers de la route du vieux fou et tenta de le raisonner :
"Halte là, bonhomme ! Ne percevez-vous point le ridicule de votre situation ?"

Tenter de faire preuve de bon sens avec des gens qui n'en ont pas est toujours une expérience risqué : le dément répondit au jeune homme dans un patois que Flugance eut bien du mal à comprendre.
"Boudiou, t'es nobliau com' l'aut' cong ! Et t'es compaing 'vec ce pisseux ! Tu f'ras bieng l'affaire pour mong vengement !"

L'homme attrapa son engin, et commença uriner sur les chausses de Fulgance !

"Mais... Mais... C'EST QU'IL ME PISSE DESSUS, L'ANIMAL !" S'écria un Fulgance indigné !

Juste après avoir prononcé cette phrase, Fulgance envoya, comme guidé par une impulsion, un violent coup de pied en direction de l'endroit de son ire, qu'il atteignit avec violence et fracas ! Le dément, à la suite de ce coup, arrêta son jet et son visage vira au pourpre vif, les yeux révulsés avant de s’affaisser lentement et lamentablement, se recroquevillant dans la boue de la ruelle tout en se mordant les lèvres pour ne pas laisser échapper un cri de douleur, les mains portés sur ses bourses endolories.

Fulgance s'en voulut un peu après coup, Urien était certainement responsable, du moins en partie, de la rage de cet homme, mais cela n'excusait en rien son comportement, et au final, ce gueux pouvait s'estimer heureux de s'en sortir aussi bien après avoir montré d'autant d'irrespect à un noble.
"Bonhomme," chuchota Fulgance à l'homme, "retournes d'où tu viens et oublies cet incident, car tu ressens là grande douleur, mais cela n'est rien si tu continues à t'entêter dans ta volonté de chercher noises aux biens nés."

Fulgance se dirigea vers Brionne, curieux de savoir ce que le borgne a à leur dire. Il eût quand même une pensée quant à l'ironie de la situation : "Et dire que j'avais pris mes ablutions tantost ce jour-mesme !"

Le temps perdu dans la ruelle avait permis à l'adolescent de prendre suffisamment d'avance pour qu'Urien le perde quelques instants de vue et, désormais, il ignorait quelle rue il avait bien pu prendre. S'élançant au hasard, le chevalier continua sa course pendant une minute ou deux, mais se résigna à abandonner sa poursuite.
Se retournant, il décida de faire face à son indigent courroucé. Sa déception était grande et il était bien heureux de pouvoir passer ses nerfs sur quelqu'un, pourtant personne ne se présenta à sa suite.
Peut-être Brionne et Fulgance avaient-ils réussi à dompter son enragé poursuivant...

Haussant les épaules, Urien retourna sur ses pas et tenta de retrouver la ruelle où il avait laissé ses camarades, pensant qu'Onésime pourrait l'aider à s'orienter dans la ville.

Lorsqu’Urien, après s’être trompé une ou deux fois de chemin et avoir trébuché sur un mendiant aveugle, fut revenu sur ses pas, Brionne tâchait toujours d’arracher au malandrin le nom de son employeur. Le malheureux borgne, adossé contre un mur de la ruelle, avait été si rudement contus qu’il semblait à peine en mesure de répondre. Vigoureusement secoué par un Fulgance aux chausses humides, il fit signe qu’il allait parler. Il cracha un épais glaviot sanglant accompagné de quelque chose qui ressemblait à un morceau de dent et commença sa confession d’une voix pâteuse.

« Le capitaine… messire de Berias… il est… il est capitaine chez les gens d’armes du prévôt de la ville… il m’a dit… des gens à surveiller… à l’auberge de la Sirène… vous ai suivi de loing… »

Il s’interrompit pour cracher de nouveau. Au bout de la ruelle, le vieillard, gémissant toujours, se traînait hors de portée des coups de pied de Fulgance. Urien, cependant, ne put ignorer le regard noir que lui lançait le miséreux en s’éloignant, le dos voûté et la barbe crasseuse.

« N’en sais pas plus… reprit l’homme. Dois lui dire oùsque vous êtes allés, oùsque vous êtes. Je promets… je dirai rieng de vos affaires. Laissez-moi aller. Z’êtes surveillés par des gens importants, feriez mieux de pas chercher les ennuis. Y sauront bieng ce que ça veut dire, si y me voyent pas retourner. »

En un instant, la petite chambre fut envahie. L’aubergiste avait sur ses talons son valet d’écurie, un solide gaillard qui s’était préventivement armé d’un gourdin ferré, la Madelon les suivait de près, et elle-même était suivie de cinq ou six curieux.

Othon ne tarda pas à se sentir singulièrement mal à l’aise. Il avait suffisamment voyagé en Bretonnie pour savoir à quel point la situation était critique : un assassinat en plein jour dans un respectable établissement, deux cadavres en train de se vider sur le plancher, dont un gentilhomme, et comme seuls témoins du drame, un Marienburger et deux Tiléens. Même le capitaine de milice le moins éveillé n’aurait aucun mal à désigner les coupables parfaits en cette affaire : les étrangers avaient toujours des choses à se reprocher, sinon, ils ne seraient pas partis de chez eux…

Othon avait la désagréable impression que c’était précisément le sentiment qui naissait dans la tête des clients de l’auberge. L’aubergiste ne cessait de lui lancer des regards à la dérobée tout en serrant superstitieusement une médaille pieuse à son cou. Le palefrenier était déjà dans la rue, à la recherche de soldats. Quant à Madelon, l’instant d’avant si peu sévère quand on lui prenait la taille ou le menton, elle regardait Othon avec des yeux ronds, apparemment convaincue qu’il ne conserverait pas longtemps la tête sur les épaules.

Othon s’efforça d’ignorer les regards qui pesaient sur lui tandis que Din tentait d’expliquer la situation à un auditoire sceptique. Le cadavre de l’assassin ne lui apprit rien, comme on pouvait s’y attendre, et celui d’Armand guère davantage. Lorsqu’il le retira, l’oreiller était trempé de sang. Les deux meurtriers avaient dû le plaquer contre la figure d’Armand pour étouffer ses cris. Le chevalier était déjà d’une pâleur affreuse, la gorge profondément tranchée. Des cris d’horreur éclatèrent à cette vue, et Othon se hâta de cacher de nouveau le visage du mort.

Le seul indice quant au motif du meurtre était le désordre qui régnait dans la pièce, ce qui laissait supposer que les deux inconnus y avaient cherché quelque chose en grande hâte.

Urien regarda le pauvre borgne vider son sac avec un peu de pitié. Manifestement, Brionne et Fulgance semblaient perplexes et lui-même croyait à moitié ce récit qui était sans doute, au mieux, partiellement exact.
Le chevalier soupira de lassitude et se massa les tempes d'une main.

« Mais dans quel pétrin se sont-ils fourrés dès que j'ai eu le dos tourné...» (NdB ) finit-il par lâcher à voix haute.

« Notre arrivée n'est donc pas passée inaperçue. Je suppose qu'il ne sera plus très prudent de cheminer seul dans les rues de la cité à partir de maintenant.
Bon, fort bien, où que vous ayez prévu d'aller ensuite, je vous suggère de vous débarrasser de celui-là pour qu'il ne puisse rien rapporter de vos activités des dernières heures. Qui que soient ses employeurs, il vaudrait sans doute mieux qu'ils ignorent qui vous avez vu et ce que vous avez fait... il leur faudra certainement quelques heures avant de s'inquiéter de l'absence de cet affreux-là et il leur sera impossible de savoir où vous vous trouvez tant que vous ne retournerez pas à l'auberge.»

S'accroupissant à côté d'Onésime, Urien l'observa un moment d'un air légèrement blasé avant de s'adresser à lui.

« Dis-donc, le barbu, où se trouve le temple de Shallya ?»

L'idée de tuer un homme de sang-froid, aussi désagréable que puisse être ce borgne, ne plaisait guère à Fulgance, mais Urien, dans son habituel cynisme, avait soulevé un point qu'il ne pouvait ignorer : s'ils laissent partir cet homme, il n'avait aucun moyen concret de l'empêcher de faire part à ce Berias de leur entretien avec l'archidiacre. D'ailleurs quand le chevalier de la quête soumit son idée, le pauvre hère se débattit un instant pour fuir sans succès, ne pouvant échapper à la solide poigne de Brionne et Fulgance.

"Sais-tu lire et écrire ?" Demanda soudain le jeune chevalier.

Interloqué par cette question, dans un premier temps le malandrin ne sut que répondre, et quand le chevalier la lui répéta, il finit par secouer la tête pour signifier son incompétence en ce domaine.

"Coupons-lui la langue," proposa alors Fulgance, "il sera alors ainsi incapable de communiquer les informations aux faquins qui nous cherchent."

Urien leva un sourcil surpris avant d'éclater de rire.

« Fulgance, je ne vous pensais pas capable de pareille cruauté. Borgne et muet... coupez-lui donc le nez et les mains pour le changer parfaitement en épouvantail !
Mais aussi plaisante que soit votre idée, la mort me semble une option plus juste. D'une part, votre homme a pu mentir sur ses compétences en écriture et, d'autre part, le muet du Tiléen resté à l'auberge arrive bien à se faire comprendre. Eh puis, il sera plus facile de faire croire que votre homme a été tué par quelque brigand ici, dans cette partie de la ville basse, que d'expliquer pareille mutilation.»

Sans empressement, le chevalier de la Quête se releva.

« Si l'idée de vous salir les mains vous répugne à ce point, je puis m'en charger sur l'instant.»

Othon, Din et Beppe étaient dans une sale situation. Il fallait calmer le jeu au plus vite, sans quoi ils risquaient fort de finir la journée sur l'échafaud.

"Ecoutez, fous tous ! Ecoutez !" lança le Marienburger à l'assemblée pour attirer leur attention et les calmer un peu. Sans plus tarder, il continua : "Che fais vous raconter l'affaire d'un bout à l'autre, puis mon camarade Din ici présent fous fera son récit, et fous ferrez bien si nos récits respectifs fous semblent confenables". Il marqua une pause.


''Cher Din, je fous remercie de fos explications, mais de toute éfidence c'est à moi de leur expliquer d'abord, puisque , de nous deux, che suis entré ici le premier."

Il espéra qu'Urien, Brionne et Fulgance étaient en route vers l'auberge ; eux pourraient le soutenir...

L'œil du pauvre hère allait de l'un à l'autre, affolé, tournant dans son orbite comme une toupie de cinq sols. La vie d'une crapule de son espèce ne valait rien céant. Il le savait trop bien.
Brionne le tenait toujours fermement au collet, la dague sous le menton. Il réfléchit un instant au nombre de tire laines du même tonneau croisés depuis leur arrivée. Ayant autrefois écumé les bas fonds d'une ville semblable (qu'elle soit tiléenne changeait peu à l'affaire), il savait qu'une personne ayant ses entrées dans la pègre connaitrait sur l'heure chacun de leurs faits et gestes ; et sans même se donner la peine de les faire suivre.
Avec ses compaings, ils ne s'étaient guère cachés et il aurait fallu trucider une bonne partie des habitants d'icelle ville pour occulter leur venue chez le sire de Trêves.
Une intervention de la milice compromettant gravement leur rendez vous à la brune était la conséquence la plus probable de l'exécution que Urien se disait prêt à effectuer : Il était généralement mal vu de se promener en ville les chausses tachées de sang et leur aubergiste s'empresserait de les dénoncer ...s'ils parvenaient libres à l'auberge.
Et puis, Brionne n'était pas un boucher, il avait toujours tué ses adversaires les yeux dans les yeux, une arme à la main, au nom d'un idéal qui n'avait plus court.
Non, décidément, cette mort ne lui plaisait pas.
- je suis pour ma part assuré que tuer ce scélérat -sans même évoquer une mutilation, certes assez ludique, mais d'une efficacité discutable- nous amènera plus de complications que de réels bénéfices. Si vous m'en croyez, laissons la vie sauve à notre ami cyclope, cet éminent membre de la glorieuse milice de la Tour.
Il secoua d'une main le "membre éminent", plus mort que vif et qui se comportait à peu près comme un ballot de linge sale.
- Si malgré cet avis vous préférez effacer son existence d'un trait de dague, il va sans dire que je vous aiderai de mon mieux en votre entreprise.
Une petite voix lui chuchotait avec insistance que leurs rapports avec les autorités risquaient de se compliquer suffisamment dans un avenir proche.

Urien se demanda comment pareils mollassons pouvaient espérer survivre à la très-épouvantable nuit des Sorcières qui se préparait et eut presque pitié de ses camarades et du sort qui allait sans doute les attendre à ce moment-là.
Il tentait de saisir les pensées cachées de Brionne mais n'y parvenait. Où pouvait bien être le problème dans le fait de se débarrasser d'un espion ? Ces gens du bas peuple se créaient vraiment des difficultés là où il n'y avait pas lieu d'en avoir.
Malgré tout, cette rencontre opportune avec ses compagnons de route avait été assez instructive. Au moins, maintenant savait-il que le héraut fatigué n'aurait sans doute pas les tripes de faire ce qu'il faudrait le moment venu, si la situation l'imposait.

« Pffff... faites comme bon vous semblera, après tout. Vos affaires ne me regardent pas vraiment même si j'aurais sans doute à souffrir des conséquences de votre clémence fort mal placée.» déclara le chevalier d'un ton désabusé en se détournant des deux larrons et de leur prisonnier.
Puis, faisant mine de complètement se désintéresser de la situation, il retourna vers Onésime qui semblait toujours quelque peu sonné et lui demanda par des signes quelle direction il lui faudrait prendre pour aller à son temple.

Après un moment, il se retourna néanmoins en direction du borgne et l'interpella.

« Hé, le drôle ! Que je revoie ta vilaine bobine une seule fois et mon épée sera la dernière chose que tu goûteras, de cela je fais serment.»

Malgré l'odeur repoussante, Brionne se pencha sur le visage du borgniat qu'il tenait à bandon :
- Je connais bien ce jeune seigneur, sache qu'il tient toujours parole. J'ajoute qu'il vaut mieux pour toi ne pas me juger sur ma trop grande mansuétude en ce jour : moi aussi, si je vois à l'avenir ta vilaine trogne courir après mes chausses, je t'occis sans autre forme de procès.
La lame de sa dague glissa sur la gorge du malandrin. Une goutte de sang coula sur le surcot sale.
Lorsque Brionne lui lâcha le collet, le borgne s'écroula à ses pieds, resta un instant interdit avant de se redresser puis de partir à quatre pattes. Il ne se releva qu'après quelques coudées pour sortir de la ruelle en courant. Brionne se tourna vers le sire de Havras :
- Vous disiez il y a peu, et à juste titre, qu'il serait préférable désormais de ne nous déplacer que groupés. Souhaitez-vous toujours vous rendre au temple de Shallya ?
Si tel est le cas, nous ferions bien de vous tenir compagnie. J'avoue pour ma part préférer retrouver au plus tôt le havre de l'auberge pour y prendre quelque repos avant le rendez vous que nous a fixé le sire de Trêves. Nous devons le trouver ce jour à la brune, lorsque sonneront les vêpres.
Nous pourrons alors lui poser quelques questions, notamment au sujet de ce capitaine de Berias. Un homme qui emploie un coquin de la bande de quatrezoneilles pour nous faire surveiller peut tout à fait être de mèche avec de Clairac. C'est la raison pour laquelle j'ai préféré ne pas éveiller de soupçon en taisant au borgne ce que je savais sur son compte.

Urien haussa les épaules et se mit à glousser.

« Le tuer eut été plus efficace si vous ne vouliez pas éveiller plus de soupçons chez vos ennemis et le fait que les "amis de Clairac" se trouvent dans toutes les strates du pouvoir de la baronnie n'est pas franchement une révélation. Votre prêtre ne vous apprendra certainement rien de bien important sur le compte de cet homme.
Quoiqu'il en soit, retournez donc à l'auberge. Je parlais de votre sécurité propre et n'ai pour ma part nul besoin d'escor... oh... mais attendez. Peut-être pourriez-vous m'aider à attraper le jeune garçon que je poursuivais plus tôt. Ce gredin a été sur mes talons depuis mon départ de la Sirène et m'a échappé par votre faute (-_-). Si vous me suiviez de loin, peut-être pourriez-vous lui mettre la main dessus dès qu'il reparaîtra, ce qu'il ne manquera certainement pas de faire.»

- Mmmouiii..., c'est une idée, mais ...
Brionne scrutait le visage d'Hurien de Havras, cherchant à comprendre.
- Pourquoi diantre vouloir à toute force vous emparer de ce béjaune ?
Pensez-vous qu'il en sache plus que le borgniat qui vient de s'en sauver sur les "amis de de Clairac" ?
La chose semble douteuse.
Il est de toute manière fort peu probable qu'il traîne de nouveau derrière vous avant un certain temps. Alors que vous le traquiez,son regard était celui d'une bête à l'hallali. Il court encore, persuadé d'avoir le diable à ses trousses.
En son for intérieur, Brionne avait peur d'avoir la réponse. S'il s'agissait uniquement d'une réaction d'enfant gâté, vexé d'avoir vu s'échapper un de ses jouets, alors il faudrait se méfier du chevalier lors de la grande branle en la nuit des sorcières. Un combattant qui se laissait emporter par ses passions pouvait être dangereux ; pour lui-même comme pour ses compagnons.
Il haussa les épaules : sans doute se trompait-il sur les motivations profondes du chevalier.
- mais baste, si vous ne craignez pas d'aller seul vers le temple de Shallya, je vais vous laissez et rentrer à la Sirène. Je n'ai, hélas, plus votre âge pour aller de ci, de là, par monts et par vaux sans devoir le payer plus tard d'une mortelle fatigue.

Urien ne comprit pas immédiatement pourquoi Brionne évoquait un quelconque lien entre son jeune espion et les hommes de Clairac. A vrai dire, s'il avait voulu l'attraper avec un tel acharnement, c'était avant tout parce qu'il appréciait bien peu d'être suivi, mais le chevalier avait pensé à un éclaireur travaillant pour quelque bande de tire-laine plus qu'à un serviteur des dieux obscurs.
Il demeurait néanmoins possible que le jeune garçon soit lié de près ou de loin à quelque affaire à laquelle Urien était mêlé et le fait qu'il l'ait suivi avec tant d'insistance plus tôt semblait indiquer qu'il reviendrait à la charge tôt ou tard, malgré la peur qu'il lui avait inspiré en le prenant en chasse dans les rues de la Tour. Malheureusement, le brave sire de Havras savait qu'il n'aurait pas le fin mot de cette histoire avant d'avoir pu mettre la main sur le jeune filou et il semblait désormais évident que ses compagnons de route ne lui seraient d'aucune utilité en la matière.

Haussant les épaules, il n'insista pas et discuta un instant avec Onésime concernant le chemin qu'il lui faudrait prendre pour se rendre à son temple.
Après avoir obligé le gnome à répéter ses explications un certain nombre de fois, il se prépara à reprendre la route de son côté. Son doigt brisé, sa cheville fragile et la blessure qui lui avait été infligée au visage le faisaient bien trop souffrir pour qu'il abandonne l'idée d'aller recevoir des soins.

Reparti gaiement parmi les ruelles tortueuses aussitôt que Brionne et Fulgance avaient exprimé le souhait de rejoindre l’auberge de la Sirène, le cœur empli d’une bienheureuse confiance dans l’itinéraire choisi pour lui par l’inestimable Onésime, Urien ne mit pas plus d’un grand quart d’heure à se perdre de nouveau.

Cet idiot de gnome ! Qu’avait-il dit, d’ailleurs ? Après la statue de Taal de la rue aux Épices, tirer droit vers l’enseigne du Heaume Fendu… mais une fois dans la rue Merdenpot, à droite ou à gauche ? Qu’importe. C’était sans doute un mauvais itinéraire. Au demeurant, Onésime pouvait très bien être, sous l’aspect d’un presque inoffensif colporteur gnome pervers sexuel, un redoutable agent des sbires de Clairac. Son itinéraire « simple et pas sorcier, pissemerdre, que même un crétin s’y tromperait pas, sans offense, messire Urien » pouvait alors fort bien n’être qu’un subterfuge destiné à le conduire droit en quelque traquenard très-horrifique.

Le chevalier de Havras poussa un long soupir mélancolique et se résigna à perdre encore une heure ou deux avant de trouver ce damné temple.


Fulgance remonta le petit escalier qui menait des écuries à l’étage des chambres, sans passer par la salle commune de l’auberge. L’ambiance y était plus que tendue, et depuis leur retour, les compagnons de l’infortuné Armand ne pouvaient s’y montrer sans essuyer un feu nourri de questions dangereusement indiscrètes. L’aubergiste, homme pratique en toutes circonstances, avait insisté pour que leurs chevaux soient sellés « juste au cas où ». Fulgance s’en était chargé avec le palefrenier de la Sirène. Manifestement, on était pressé de les voir décamper -si possible encadrés par une solide escorte de gens d’armes de la prévôté.

À la décharge de l’aubergiste, il fallait admettre que l’affaire était plus qu’embrouillée, et que le récit d’Othon et de Din soulevait hélas plus d’interrogations qu’il n’apportait de réponses. Les assassins avaient fouillé la chambre -ils l’avaient même mise sens dessus dessous- mais n’avaient rien emporté.

Fulgance rejoignit ses compagnons qui veillaient de leur mieux le corps d’Armand. Brionne s’était dévoué pour nettoyer la face maculée de sang du jeune chevalier, et leur ami était à présent étendu sur le lit avec toutes les apparences du sommeil, si toutefois l’on oubliait sa terrible pâleur. L’aubergiste avait fait demander au prêtre de Morr d’une petite église toute proche de venir dire les prières précédant la mise en bière, mais l’homme ne semblait pas se presser. Au pied du lit, Onésime se mouchait bruyamment, sa barbe encore secouée de légers sanglots. Les manifestations de douleur du gnome avaient été singulièrement embarrassantes, surtout lorsqu’il avait essayé de composer un chant funèbre à la gloire d’Armand, vantant sa peau de pêche et ses muscles d’éphèbe. Le soulagement des compagnons avait été immense lorsqu’Onésime avait finalement renoncé à ce douteux exercice, déclarant qu’il était trop ébranlé pour le mener à bien. Mais il avait promis de poursuivre son œuvre dès qu’il serait en meilleure forme -une perspective redoutable.

En bas, Din et son fidèle Beppe tenaient tant bien que mal les curieux à l’écart de la chambre, et répondaient de leur mieux aux questions -sauf Beppe. Beppe ne répondait jamais aux questions. Il devait y avoir quelque altercation avec des clients, car la voix de Din s’éleva, suivie de plusieurs autres, et d’un bruit de chaises et de tables entrechoquées. Onésime bondit sur ses pieds pour s’en aller voir de quoi il retournait. Un instant plus tard, le gnome était de retour, en grand émoi.

« Les gens d’armes du prévôt de la ville sont là, et, sac-à-merdre, y sont pas jouasses. J’sais pas c’qu’y leur a dit, votre ami le Tiléen, mais ça a pas dû leur plaire, et y l’embarquent. C’est pas pour vous inquiéter, mais ça sent pas précisément la rose, cette affaire, surtout quand on connaît les geôles du prévôt de La Tour. J’parie un plein pot de merdre qu’y vont se contenter de tous nous foutre au trou et d’nous désigner coupables du meurtre. Ça leur ressemblerait bien. »


Finalement, La Tour n’était pas un endroit si détestable. Le pas plus léger qu’il ne l’avait été depuis bien des jours, Urien laissait vagabonder son regard sur les toits enchevêtrés de la vieille cité forte, plongés dans la lumière rougeâtre du soir. La longue attente et la promiscuité à peine tolérable avec les miséreux et les éclopés entassés dans les recoins du temple avait été récompensée lorsque la bonne mère abbesse, répétant combien elle était honorée de recevoir un chevalier de sa qualité en ses murs, l’avait laissé aux mains d’une jeune prêtresse aux doigts frais et délicats. Ses plaies et blessures, lavées, pansées et enduites de baume, avaient presque cessé de le tourmenter. Mieux encore, le petit imbécile qui l’avait suivi plus tôt dans la journée n’avait plus montré ne serait-ce que le bout de son vilain nez crotté, pas plus que le vieillard possédé à la virilité pendante. Mais peut-être l’épiaient-ils tous deux en ce moment-même, tapis dans une ruelle sombre ? Urien décida de presser le pas.

Trouver le temple de Shallya n’avait pas été simple, mais il commençait à savoir s’orienter dans cette cité de malheur. Son trajet s’était déroulé à peu près sans anicroches : un ou deux porcs errants étaient venus se frotter à ses chausses, un charcutier spécialisé dans la saucisse sèche lui avait agité un échantillon de sa marchandise sous le nez d’une façon véritablement obscène, et une petite vendeuse de pâtés chauds qui devait avoir treize ans au plus lui avait fait de l’œil avec une audace rare, ainsi d’ailleurs qu’une femme assez laide et anormalement velue. À la réflexion, Urien n’était pas absolument sûr qu’il se soit agi d’une femme. La Tour était décidément une ville pleine de surprises.

Relevant la tête, Urien croisa deux yeux brillants enfouis sous un capuchon dont s’échappait une barbe broussailleuse. Le chevalier de Havras eut un instant de légère angoisse, mais il ne s’agissait pas du vieillard exhibitionniste. L’inconnu, adossé contre un vieux mur penché, fit un très discret signe de tête à Urien, puis passa dans l’ombre d’une arche de pierre qui semblait conduire en quelque courette, l’invitant à le suivre.

Urien se gratta la tête. Il n'était sans doute pas sage de suivre pareil individu qui pouvait être, au mieux, un escroc désireux de lui vendre quelque objet douteux en forme de phallus, pour rester dans le ton de cette sympathique cité. Toutefois, revigoré et le cœur plus léger, Urien se sentait capable d'affronter n'importe quel péril et sa cheville le laissait assez en paix à présent pour lui permettre de prendre noblement la fuite en cas de problème.
De plus, la sagesse n'avait jamais été sa qualité première...

Sans attendre plus longtemps, le chevalier emboîta le pas de l'inconnu en sifflotant. La journée promettait d'être pleine de surprises.

La toilette du mort effectuée, Brionne s'était recueilli quelques instants devant la dépouille. Sur ce lit de mort ne reposait pas seulement un vaillant compagnon qui avait su les amener jusqu'en La Tour, c'était aussi le dernier noble de la suite de Laurent de Valfons capable de plaider leur cause auprès du baron. Les assassins de de Clairac venaient de leur porter rude coup.
A voix basse, autant pour lui mêmes que pour ses compagnons, il prononça une brève oraison funèbre :
- Il sut jusqu'à la fin rester fidèle à la devise de sa famille : "Brahic, sans tâche". Par deux fois il m'a sauvé la vie sur ce maudit voyage. J'enrage de ne pas avoir été à ses côtés pour lui éviter une mort indigne. Pour l'heur je compte essayer de le venger. Plus tard, je coucherai ses armoiries sur mes vélins, preux parmi les preux.
Le brouhaha venant de la salle commune, suivi du retour d'Onésime mit fin à cette cérémonie improvisée. Brionne se reprit aussitôt.
- Compaings, il est sans doute fort tard mais je vais tenter d'arracher nos amis tiléens aux griffes de la milice. Mettez ce temps à profit pour préparer le boute selle. rejoignez les écuries par l'extérieur, avec nos maigres bagages ... et notre unique sauf conduit.
Du doigt, il désigna la besace contenant les documents collectés depuis leur départ de Valfons. Il posa sur la paillasse quelques pièces d'argent pour le prêtre de Morr avant de s'avancer vers l'escalier qui menait à la grande salle de l'auberge.

Le soir tombait vite en cette journée d’hiver, et la petite cour pavée où l’inconnu attendait Urien était déjà obscure, seulement baignée de la faible lumière rougeâtre du crépuscule. L’homme était adossé à un mur de pierre à demi caché par un lierre aux feuilles grisâtres, le visage toujours dans l’ombre de son capuchon. Les volets des seules fenêtres donnant sur la cour étaient déjà fermés, et les bruits de la ruelle pourtant toute proche semblèrent d’un coup plus lointains.

Urien traversa la cour d’un pas dégagé, sans montrer le moindre signe de méfiance, mais remarquant le pommeau d’acier d’une épée sous le long manteau élimé de l’inconnu. Celui-ci eut un léger geste de la main pour lui faire signe à nouveau de le suivre, et passa une porte entrouverte qui conduisait dans une remise plongée dans la pénombre. Urien remarqua un peu tard que les larges traînées sombres qui s’étalaient sur le sol poussiéreux étaient des taches de sang.

Entre deux gros tonneaux, un cadavre était étendu. Malgré l’obscurité, il n’y avait pas de doute possible, et Urien reconnut l’homme au bandeau sur l’œil que Brionne avait épargné plus tôt dans la journée. Sa grâce avait été de courte durée.

« Je pense qu’il est inutile de faire les présentations. Vous vous êtes déjà rencontrés, m’a-t-il dit. » murmura l’inconnu.

La voix de l’homme éveilla une vague impression d’inconfort chez Urien. Elle lui était même désagréablement familière, et il fut presque convaincu qu’il ne l’entendait pas pour la première fois.

« Nous ne disposons que de très peu de temps. Vos amis courent un grave danger. Ils vont… »

Soudain, d’un geste brusque, l’inconnu poussa Urien de côté, et un carreau d’arbalète destiné au milieu de son dos alla se ficher dans le bois d’un tonneau. Un second carreau s’enfonça profondément dans l’épaule de l’homme encapuchonné, qui tomba à genoux avec un gémissement de douleur.

Dans l’encadrement de la porte, deux hommes s’avançaient, portant de longs coutelas. À un pas derrière eux, deux autres rechargeaient en hâte leur arbalète.

Depuis le haut de l’escalier, dissimulé par un coin de mur, Brionne risqua un coup d’œil sur la salle commune. De Din il n’y avait plus trace. Beppe gisait sur le sol, assommé. Deux hommes d’armes le tirèrent hors de l’auberge par les épaules. Une ou deux chaises brisées et une table renversée, ainsi qu’un assez beau coquard sur la face d’un des soldats qui avaient investi les lieux, témoignaient de la résistance des deux Tiléens.

L’aubergiste discutait avec animation avec un sergent à la mine sinistre, la face en lame de couteau sous son bonnet de cuir. Une large épée d’acier pendait à sa ceinture et son vieux pourpoint portait le rouge et l’azur des seigneurs de La Tour. Sa troupe, pour autant que Brionne pût la compter au milieu du désordre de la salle, était forte d’une douzaine d’hommes, et d’autres se trouvaient de toute évidence dans la rue.

« Ils l’ont égorgé, que je vous dis ! s’époumonait l’aubergiste. É-gor-gé ! Dans song lit, le malheureux ! Ça devait m’arriver à moi, ça, dans mong auberge, après toute une vie à respecter l’autorité et à payer les taxes sur le ving sans jamais essayer de gruger la prévôté ! Qu’est-ce que j’ai donc fait pour… »

Le sergent le fit taire d’un geste agacé. D’un claquement de doigt, il désigna l’escalier. Deux de ses soldats s’y engagèrent, suivis par le reste de la troupe.

Il n'était que grand temps de voir ailleurs si les sbires du sire de la Tour n'y étaient pas. A pas de loup, Brionne remonta les quelques marches, s’engouffra dans le couloir. Ses compaings avaient sans doute atteint les écuries. Au passage, il entr'ouvrit la porte d'une des chambres qui leur avaient été désignées pour la nuit. Avec un peu de chance, les gardes seraient intrigués. Il ouvrit la porte donnant sur la cour, sortit et la referma sans bruit. Sortant sa dague, il la planta dans le chambranle, coinçant le battant. Peut être gagnerait-il quelques minutes supplémentaires ?
Le cœur battant, il descendit vers les chevaux ...

Les choses se précipitaient un peu vite pour le chevalier de la Quête qui n'avait pas vraiment le temps de réfléchir à la situation. Il était incapable de se concentrer pour retrouver où il avait connu l'inconnu, ce qui lui était fort désagréable, mais la mort de l'odieux borgne qu'il avait préconisée plus tôt l'emplissait d'une immense satisfaction.
Néanmoins, l'heure était manifestement à l'action et il lui faudrait agir rapidement s'il voulait survivre.
Enfermé dans cette remise, la fuite semblait impossible à moins de forcer le passage, réduisant considérablement les options. Le chevalier se tourna vers l'inconnu qui semblait souffrir à cause du carreau qu'il avait reçu dans l'épaule et ne lui serait sans doute d'aucun secours.

Urien se sentait toutefois incroyablement plus en forme que quelques heures auparavant grâce aux prodiges des prêtresses et il eut soudain envie d'affronter une armée entière pour la pulvériser de ses mains.
De sa main droite il retira du tonneau où il était fiché le carreau tiré plus tôt et de l'autre allongea avec un cri de rage l'imposante barrique sur le sol. L'objet s'effondra lourdement et son couvercle céda, déversant sur le pavage de la remise des litres d'un liquide couleur de sang dont l'odeur rappela à Urien les fastueux banquets de la cour de son père.
Dégageant sa longue épée bâtarde du fourreau, il se mit à sourire, le regard fou tourné vers ses nouveaux adversaires avant de pousser de toutes ses forces le large tonneau de bois pour le faire rouler en direction des assaillants.
Sans attendre, il les chargea l'écume aux lèvres, suivant la route ouverte par son objet fou.
Devant pareille scène, les deux malandrins tentèrent de ne pas se laisser décontenancer. Ils firent un pas en avant et s'écartèrent aussitôt pour laisser passer l'objet hors de contrôle qui alla s'écraser bruyamment dans l'encadrement de la porte.
Urien, arrivé à portée d'épée, fit mine d'armer son coup en direction de celui de gauche qui s'apprêta à esquiver l'attaque.
Frappant dans le vide sans que l'on put dire si la chose était volontaire ou non, le chevalier sembla perdre l'équilibre, tourna sur lui-même et continua sa route en direction du tonneau, tombant à la renverse et glissant dessus, se retrouvant ainsi en une seconde dans la ruelle.
Après une fraction de seconde durant laquelle tous restèrent pantois devant le burlesque de cette scène, le chevalier de la Quête commença à ramper sur le sol crasseux, puis se redressa péniblement tout en continuant à avancer en direction de l'un des arbalétriers restés en retrait. L'instant d'après, il s'apprêtait déjà à le frapper de sa lourde épée.

L'homme, voyant sa fin proche, s'arrêta net au milieu de son action, laissant choir au sol son trait tandis que sa corde, pas encore totalement tendue, claqua pour se remettre en position.
Par un réflexe fulgurant que lui inspira la peur de la mort qu'il voyait proche, le tireur leva son arbalète au-dessus de sa tête pour bloquer le coup qui s'abattait sur lui. Dans un bruit sourd, la lame percuta le bois de l'arbalète dont une partie vola en une multitude de petits éclats.
Hélas, les mains prises par sa parade, l'homme s'avéra incapable de retenir l'autre main du chevalier qui arriva par la droite.
Dans un gargouillis immonde, l'arbalétrier s'effondra en tentant d'extraire la flèche qu'Urien lui avait plantée dans le cou.

Pensant avoir gagné suffisamment de temps pour prendre la fuite, le chevalier de la Quête s'élança vers l'avant dans l'espoir de quitter la ruelle en abandonnant à son sort l'inconnu blessé. Cependant, l'un des deux hommes armés de coutelas surgit devant lui pour lui barrer la route, une lueur malsaine dans le regard, tandis que l'autre arbalétrier, quelque peu perturbé par la mort inattendue de son camarade, rechargeait nerveusement mais certainement son arme.
N'ayant d'autre choix que de se défendre, le chevalier de Havras para le premier coup, et esquiva les trois suivants. Son arme n'était pas adaptée pour combattre un adversaire armé à la légère dans un espace confiné et, s'il était assez entraîné pour éviter la plupart des coups, il savait qu'il n'aurait pas autant de chance si le combat devait traîner en longueur. Comme il l'avait pensé plus tôt, la journée promettait d'être pleine de surprises... et il commençait à comprendre que toutes ne seraient pas bonnes.

Onésime escaladait péniblement la selle de sa monture lorsque Brionne rejoignit ses compagnons en toute hâte, effrayant au passage un ou deux chevaux un peu trop nerveux. La placide jument de Brionne elle-même semblait avoir flairé l’atmosphère tendue qui régnait à l’auberge de la Sirène. Othon était occupé à ouvrir la porte des écuries ; celle-ci donnant sur une petite rue borgne, il y avait une chance qu’ils puissent s’éclipser sans être remarqués par la troupe de soldats arrêtés devant l’entrée principale.

Les ombres s’allongeaient sur les murs alors que le soir tombait. L’heure de retrouver l’archidiacre Eustache de Trèves approchait, mais il restait encore à savoir s’ils pourraient parvenir jusqu’à lui.



Fulgance passa le premier les portes de l’écurie. La ruelle était déserte, mais son soulagement fut de courte durée. À droite, un empilement de caques et de barriques barrait presque le passage, et faire sauter un cheval par-dessus serait plus que risqué. À gauche, deux hommes armés de vouges scrutaient la pénombre de la ruelle.

Ils n’eurent pas plus tôt aperçu Fulgance que l’un d’eux siffla deux coups brefs entre ses doigts, comme un signal.

Les choses commençaient à se gâter sérieusement pour le sire de Havras. Les marauds connaissaient leur affaire, et s’étaient armés pour la circonstance, tandis que chaque seconde qui s’écoulait voyait Urien plus embarrassé par sa longue lame. Quels qu’aient été les mérites des sœurs du temple de Shallya, le chevalier ne pouvait guère se permettre d’être encore blessé dans son état.

Il évita de justesse un coup de couteau particulièrement retors qui lui érafla largement le pourpoint. Il répliqua en envoyant la garde de son épée sur la figure du responsable, mais l’attaque était trop lente, trop prévisible. Une courte lame s’abattit sur lui, il la para en catastrophe. Une seconde lame se leva, et Urien sut qu’il était trop tard pour l’esquiver.

Pourtant le coup s’arrêta net, et l’arme tomba soudain sur le pavé de la cour. Urien recula d’un pas. Le bandit, une expression de terreur sur le visage, regardait son ventre dont dépassaient deux pouces d’acier. L’homme s’effondra. Derrière lui, courbé par la douleur, mais son épée tenue fermement en main, se tenait l’inconnu au capuchon.

À deux contre deux, leurs chances étaient un peu meilleures, mais le péril restait grand. Urien tâcha de maintenir à distance respectueuse les assassins, profitant de l’allonge de son arme. L’inconnu se plaça à ses côtés. Il avait visiblement arraché de ses propres mains le carreau d’arbalète. La blessure avait pourtant semblé profonde à Urien, et il était surprenant que l’homme parvienne encore à manier sa lame comme il le faisait. D’un signe de tête à peine esquissé, il désigna un coin de la cour à Urien. Celui-ci risqua un coup d’œil, et remarqua un étroit escalier de pierre en colimaçon qui conduisait à une galerie en bois surplombant la courette. Urien n’eut pas le temps de se demander où la galerie pouvait conduire ; l’arbalétrier survivant pointait de nouveau son arme sur lui.

D'un geste ample et puissant, Urien frappa en direction de l'un des assassins qui recula vigoureusement.
Profitant de l'ouverture, le chevalier bondit sans attendre en direction de cet escalier qui semblait être la seule issue. En réponse, un nouveau carreau d'arbalète effleura sa longue chevelure et vint se ficher dans le mur derrière lui.

Sans se retourner, Urien continua sa route et grimpa deux par deux les marches de l'escalier. Il entendit bientôt derrière lui d'autres pas tout aussi rapides et se demanda s'il s'agissait bien de l'inconnu qu'il avait cru à l'article de la mort peu avant.
Arrivé dans la galerie, le chevalier risqua un rapide coup d’œil en arrière et crut reconnaître le capuchon de son allié tandis que résonnaient déjà dans la courette le bruit d'autres pas d'hommes montant par le même escalier. Sentant que l'heure n'était pas au repos, le chevalier accéléra.

Brionne ôta rapidement la besace attachée à l'arçon de la selle : il ne départirait pas sans ses documents. Il saisit également une cape sombre posée sur son paquetage.
- Maître gnome, il va vous falloir descendre de votre monture. Chevaucher par les rues de la Tour ne semble guère aisé la milice à nos trousses.
Pouvez-vous nous mener vistement et par chemins de traverse au pont Saint-Valdon ?
L'heure des vêpres approche ...
Il flatta l'encolure de Mélusine, sa haquenée. Elle l'avait vaillamment accompagné jusqu'ici et il espérait fort la retrouver une fois l'affaire entendue.

« Pissemerdre, j’crois bien qu’vous avez raison, messire Brionne, si vous m’permettez d’le dire. » souffla Onésime, tombant à moitié de sa selle alors qu’il essayait d’en descendre.

Il était déjà trop tard pour forcer le passage par la gauche. Trois gens d’armes étaient accourus pour aider leurs camarades à barrer la voie, et un sergent à cheval semblait faire signe à d’autres de les rejoindre. Othon passa le premier le tas de tonneaux qui encombrait la ruelle à droite, bientôt suivit par Fulgance, abandonnant à regret sa monture.

Voyant qu’ils tentaient de s’échapper, les soldats s’avancèrent dans la venelle, leurs vouges à la main. Le cheval de Fulgance, peu rassuré de voir son cavalier l’abandonner ainsi, se mit à renâcler bruyamment à leur approche. Onésime, qui venait d’atteindre le sommet de la pile de barriques grâce à la main secourable de Brionne, saisit un débris de bois et le lança avec force sur l’arrière-train du cheval, qui se cabra brusquement, envoyant un soldat à terre. Un autre tenta de calmer l’animal, mais reçut un coup de sabot qui le plia en deux.

Alors qu’ils prenaient la fuite à la faveur des événements, Onésime les guida à travers les rues, un large sourire satisfait sous sa barbe.

Parvenu au bout de la galerie, Urien atteignit une volée de marches de pierre qui disparaissaient dans l’ombre d’une porte basse. Il ne put faire autrement qu’avancer à tâtons dans la pénombre, jusqu’à ce qu’il se heurte à une porte entrouverte, qu’il écarta d’un coup de pied.

Il se retrouva de nouveau dans une galerie couverte par un auvent de bois. À sa droite, une porte close et quelques fenêtres aux volets fermés. À sa gauche, le chaotique fouillis de toits de la Ville Basse de La Tour, plongeant peu à peu dans l’obscurité du crépuscule. Urien ressentit une pointe d’inquiétude en remarquant que la galerie était apparemment un cul-de-sac. Derrière lui, les bruits sourds de la poursuite se rapprochaient. Quelqu’un commençait déjà à monter quatre à quatre les marches de l’escalier de pierre.

Jetant des regards hâtifs tout autour de lui, Urien s’aperçut qu’au bout de la galerie, un petit avant-toit était suffisamment bas pour y grimper. Si l’inconnu savait vraiment ce qu’il faisait en choisissant de fuir par cette galerie, il devait y avoir moyen d’escalader le toit de la maison, puis de parvenir en quelque ruelle proche. En tout cas, c’était à espérer.

Urien se retourna juste à temps pour voir l’inconnu à la capuche traverser la galerie à sa suite, son épée sanglante à la main. Dans sa course, son capuchon s’était rabattu sur ses épaules, découvrant un visage vieux, creusé et buriné comme si l’homme gardait les traces d’une ancienne maladie. Quant à ses yeux, ces yeux qui avaient paru briller d’une si curieuse lueur sous sa capuche, ils étaient blancs et vitreux, pourtant l’homme semblait voir sans aucune peine. Cette fois-ci, Urien le reconnut, et il ne put empêcher certains des souvenirs les plus désagréables de son séjour en Gasconnie de refaire surface.

« J’en ai blessé un, mais deux autres viennent de rappliquer, fit l’homme, la voix rauque. Ils devaient sans doute monter la garde non loin. Faites de votre mieux pour monter sur le toit. Les rues à l’entour sont très étroites, on peut passer sans trop de peine de maison en maison. »

Cette voix ne laissa aucun doute à Urien. L’homme qu’il avait devant lui se nommait Albaron de Sauvan, et il l’avait vu pour la dernière fois faire sortir un démon d’un chaudron.

Abandonner les chevaux n’avait pas été une décision facile, mais à quelque chose malheur était bon : à pied, Onésime put guider sans peine Othon, Brionne et Fulgance à travers le dédale des ruelles de la ville. L’obscurité du soir fit le reste. En quelques instants, ils s’étaient évanouis dans le quartier tortueux qui bordait les rives de la Salandre. Même avec le signalement que l’aubergiste ne manquerait pas de fournir aux sergents d’armes, il ne serait pas facile de retrouver leur trace s’ils se montraient discrets.

Le crépuscule tombait sur la vieille cité de La Tour, mais les rues demeuraient animées.



« Y a la fête du Nouvel An qui se prépare, leur rappela Onésime. Les gens commencent à s’sentir gais, si vous me suivez. »

C’était en effet le soir du trente-et-unième jour du mois, et il n’en restait plus que deux avant la Nuit des Sorcières, la dernière nuit de l’année.

Sortant d’une ruelle qui serpentait vers la rivière, ils arrivèrent en vue de l’île sur laquelle était bâtie la Vieille Ville, le cœur de la cité forte de La Tour. Plusieurs ponts de diverses tailles et formes enjambaient la Salandre et conduisaient sur l’île, chacun terminé par une impressionnante porte fortifiée. Dans l’obscurité du soir, l’île ressemblait à un château les pieds dans l’eau. Par-dessus les murs baignés par le flot continu de la rivière, les fenêtres de riches hôtels s’allumaient, et leur lumière venait se refléter sur les eaux. La Vieille Ville était le quartier des plus illustres familles de la ville, nobles ou marchands en vue.

La cathédrale dédiée à la Dame, qu’ils n’avaient fait qu’apercevoir plus tôt dans la journée, s’élevait orgueilleusement au milieu de l’îlot, bien au-dessus des tours et des toits qui l’environnaient. Aucun édifice dans la Ville Basse toute entière n’approchait la hauteur de ses flèches, élevées voilà plusieurs siècles en témoignage de l’opulence de la baronnie. Si elle ne pouvait rivaliser avec les temples des grandes villes du royaume comme Quenelles ou Couronne, la voir ainsi surgir devant soi au détour d’une rue était une vision impressionnante.

Le pont Saint-Valdon, lieu de leur rendez-vous, était un vieux pont de pierre, court en comparaison des autres car il traversait la rivière à l’endroit où son cours était le plus étroit, mais néanmoins puissamment défendu par un châtelet. À son extrémité, un pont-levis de bois pouvait être relevé, coupant l’île du reste de la cité.

Ils n’eurent pas à attendre très longtemps. Un bruit de sabots frappant les pierres résonna parmi les maisons sur leur droite alors qu’ils se trouvaient là depuis à peine un quart d’heure, et deux cavaliers en pourpoint sombre sortirent d’une large rue pavée. Chacun portait une masse d’armes sur l’épaule et avait cousu sur sa poitrine les sinistres emblèmes du culte de Morr, crânes et os entourés de roses épineuses. Derrière eux venait l’archidiacre sur un superbe cheval noir, enveloppé dans le large manteau de son ordre, et suivi par son secrétaire aux cheveux grisonnants.

Urien se mit à transpirer à grosses gouttes et à suffoquer. Son cœur battait dans sa poitrine avec une telle force qu'il lui semblait sur le point d'exploser.
Depuis sa rencontre avec l'épouvantable démon, son esprit s'était évertué à refouler l'événement au plus profond de sa mémoire, à tel point que la chose, et tout ce qui l'avait accompagné, ne lui semblait plus être qu'un rêve lointain. Pourtant, la présence du vieux sorcier lui renvoya la triste réalité en plein visage comme une monumentale gifle du destin.

L'homme ne lui était pas hostile pour le moment et semblait même vouloir assister ses compagnons dans leur quête pour contrer les cultistes de la chèvre. Néanmoins, le chevalier avait des raisons de se montrer méfiant et ses dernières expériences avec la magie ne pouvaient changer cette disposition d'esprit. Il commença à se remémorer sa dernière discussion avec le vieil Albaron. La chose lui sembla dater d'un siècle au moins, mais il se rappela que ce dernier avait voué sa vie à celui qu'il appelait "le Père de Peste" et que son culte était en lutte avec celui de "l'Architecte des Destins" auquel appartenait Fontanes et ses sbires. A présent, maintes choses qu'il avait oubliées lui revenaient très clairement.


« Par la barbe de la Dame, me voilà fait par tous les trous !» s'écria le chevalier avant de s'élancer vers la seule issue apparente en rengainant son arme.
D'un bond, il atteignit le rebord de l'avant-toit et se hissa à la force des bras en grognant comme une bête sous l'effort. Alors qu'il allait passer la jambe par dessus la gouttière, il glissa cependant et manqua de lâcher prise.
Heureusement, la seconde tentative fut la bonne et le chevalier de la Quête se retrouva bientôt à escalader le toit non sans jeter des regards suspicieux derrière lui.
Arrivé au sommet, il descendit l'autre versant en accélérant la cadence autant qu'il le put, espérant mettre quelque distance entre lui et son "sauveur". Il sauta bientôt sur le toit suivant qu'il escalada gauchement, manquant de chuter à de nombreuses reprises, puis bondit sur celui de la bâtisse suivante. A chaque maison, le chevalier gagnait en assurance et ses pas se faisaient plus précis.

Arrivé au sixième toit, Urien s'arrêta un instant pour regarder à l'entour s'il ne pouvait pas bifurquer dans une autre direction pour fausser compagnie à son dangereux allié démonophile.
Le vieil homme, progressant avec une vigueur stupéfiante, le rejoignit bientôt et lui fit comprendre qu'il n'était pas sain de marquer une pause pour rêvasser, mais Urien demeura étrangement stoïque. Sa mémoire, à présent libérée des entraves qu'elle s'était elle-même imposées, venait de lui révéler un moyen de confondre le comte de Fontanes aux yeux de la noblesse et il lui sembla impératif de rallier la cour de la Tour au plus vite.

« Ce qui compte avant tout pour résoudre un problème, ce n’est pas d’être logique, c’est juste d’avoir la bonne attitude. Il ne faut pas penser avec la tête.» déclara le chevalier de la Quête, reprenant pour lui des paroles qu'il avaient entendues il n'y avait pas si longtemps mais s'était efforcé d'oublier. Albaron eut alors pour seule réponse un froncement de sourcil bien sévère car il reconnaissait là les paroles de son "grand père".
Sans attendre davantage, mais non sans adresser au vieux sorcier un geste obscène auquel il mit fin en se rappelant que son interlocuteur était aveugle, Urien mit en pratique le conseil qu'il venait lui-même d'énoncer. Il s'élança vers un toit d'une rue parallèle malgré l'importante distance qui l'en séparait. Après trois amples foulées, il décolla comme un oiseau et... ne parvint pas jusqu'à sa cible, tombant dans le vide en agitant les bras, une nouvelle fois frôlé par un carreau d'arbalète tiré de loin. Il ne dut la vie sauve qu'à un enclos rempli de porcs bien gras situé en contrebas et s'en tira miraculeusement quitte pour une vive douleur et un terrible étourdissement digne de la pire des gueules de bois.

Une fois de plus il avait accompli une action digne de la plus grande des gestes, mais pas un ménestrel n'y avait assisté. Cette pensée l'attrista fortement avant qu'il ne perde connaissance.