[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

Fulgance prit le temps d'encaisser l'incroyable histoire qu'il venait d'entendre et il avait de quoi se montrer sceptique devant l'ampleur de la machination décrite s'il n'avait déjà pas affronté les morts-vivants de la nuit dernière.
"J'ai bien ouï votre histoire et, sans les événements que nous avons subi, je n'y goûterai guère," dit Fulgance. "Il vous faudra beaux arguments pour convaincre le bon baron de la véracité de vos propos. Au vu de vos disres, la trahison de mon frère ne me semble que très secondaire ; je laisserai donc mon grief pour le bien du royaume, mais de façon temporaire. Mon aisné a fait trop grandes vilénies pour rester impuni. Sachez que pour l'instant, je vous porte tout mon soutien dans vostre affaire, et que je vous aiderai au mieux, pour protéger la Bretonnie de l'emprise de ces tristes sires que sont Clairac et Fontanes."

Malgré la fatigue, Urien avait tué l'ennui du voyage de cette matinée par ses habituels bavardages incessants. Sa langue était à l'heure actuelle le seul organe qui ne le faisait pas souffrir et il ne voyait dès lors aucune raison de ne pas l'utiliser.
Cette nouvelle pause lui donna l'occasion de s'exprimer un peu plus.

« Nous savons que deux vassaux du baron de la Tour se sont sans nul doute déjà tournés vers les dieux sombres. Qui sait combien d'ennemis nous trouverons à cette cour et pourtant, vous comptez y entrer et porter des accusations que même Fulgance a peine à croire. Peut-être vous ferez-vous jeter en cellule sur-le-champ, peut-être que Clairac ou quelque autre réclamera un jugement par les armes, mais je crois que vous aurez... hum... que nous aurons, puisque je suis embarqué dans votre folle mission, surtout à craindre que personne ne réagisse pour finalement nous retrouver empoisonnés ou tudés durant la nuit. Dans tous les cas, votre mission est vouée à l'échec si vous comptez simplement porter frontalement la moindre accusation. De plus, si le suzerain de votre seigneur est prêt à utiliser si piteux prétexte pour attaquer, peut-être était-ce lui qu'il vous aurait fallu convaincre pour empêcher ce conflit.
Mais dites-moi donc, que comptez-vous dire au seigneur de la Tour une fois devant lui ?»

« Pour ce que j’en sais, répondit Armand, messire Laurent fera tout ce qui est en son pouvoir pour convaincre de son côté le marquis Foulques de ne pas se lancer dans une guerre inconsidérée. Mais je ne peux guère vous en dire davantage ; je ne suis qu’un chevalier errant de sa maisonnée, et je ne suis pas au fait de toutes ces affaires secrètes. Si les dieux nous avaient été moins contraires, nous aurions encore avec nous le propre sénéchal de mon seigneur, qu’il avait envoyé en ambassade, et il pourrait mieux vous répondre. Hélas, notre troupe n’est plus que l’ombre de ce qu’elle était en passant les portes de Valfons. Toujours est-il que notre devoir est de poursuivre ce Florian de Clairac et d’apprendre sa trahison au baron de La Tour. D’autres que nous se chargeront de parler au marquis.

Vous avez raison, je le crains, de croire notre ambassade risquée. Je pense que notre meilleure chance est de chercher à obtenir une audience privée du baron en personne, et de lui avouer toute l’affaire. Il faut espérer qu’il nous recevra vite. Et en attendant, nous devrons être sur nos gardes. Le malheur est que cette audience pourrait ne pas nous être accordée. Le baron est plus bouffi d’orgueil qu’aucun seigneur du duché, si ce que l’on raconte est vrai ; il aurait sans doute reçu avec quelques égards le sénéchal de mon seigneur, mais notre pauvre troupe ne lui inspirera peut-être pas le même respect. Sans compter que nous n’avons pas de lettres à lui donner de la part de messire Laurent ; ces documents-là ont dû être perdus à la mort du sénéchal, lorsqu’une bande de gobelins nous est tombée dessus. J’espère que nous pourrons au moins parler à l’un de ses proches conseillers, en priant pour ne pas tomber sur un misérable à la solde du chevalier de Clairac. Cela n’est guère satisfaisant, j’en conviens. Avez-vous mieux à nous proposer ? »

« Peut-être... mais je doute que cela vous plaise, dit Urien en riant. Je vais vous enseigner un art ancestral dont les rudiments vous sont étrangers. Cet art s'appelle le mensonge et l'on peut dire qu'il est généralement une arme plus utile que n'importe quelle autre face à une situation inextricable.
Comme vous l'avez dit, nous n'avons que trois jours devant nous avant la nouvelle année et j'ai de fortes raisons de penser que cette nuit de la Chèvre surviendra au même moment. Ce délai est court, mais il peut jouer en notre faveur.
Vous parlez de guerre entre vos seigneurs, mais d'après ce que j'ai vu, le baron Fulcrand n'a pas encore convoqué son ost pour partir à la bataille ou, s'il l'a fait, Sicard de Grailhy ne s'est senti nullement concerné par cet appel. En d'autres termes, l'une des principales forces du duché n'est pas en mesure de faire face à ce qu'il se prépare et qui, convenons-en, est plus terrible qu'une petite guerre féodale.
Aussi, pourquoi ne pas leur offrir une raison de combattre au lieu d'aller plaider la paix ? Les histoires de cultes secrets ont laissé sceptique le candide Fulgance. Quel effet produiront-elles sur un baron bouffi d'orgueil, selon vous ?
Je dis: offrons à Fulcrand de la Tour un ennemi de chair et d'os, faisons-le s'armer et se préparer à la guerre, et envoyons-le combattre je ne sais quelle monstruosité qui surviendra le moment venu. Etant donnée la distance qui sépare les forces du marquis et du baron, il n'y aura de toute façon pas d'affrontement entre elles sous trois jours.
De plus, notre simple présence à La Tour fera de toute manière bouger nos ennemis, nous permettant peut-être de régler vos histoires sans avoir à impliquer qui que ce soit d'autre.
En résumé, vous pouvez dire que vous avez fui les services de votre seigneur car il s'apprête à lancer une attaque inique contre La Tour ou s'il vous déplaît de jouer avec le feu, nous pouvons trouver quelque histoire pour le convaincre que les armées de Fontanes sont proches, car nous n'avons en fait besoin que d'un prétexte pour le faire s'armer au plus vite.»

Armand avait pris d’emblée un air excédé lorsqu’Urien s’était mis à lui vanter les grands mérites du mensonge, mais il semblait néanmoins désarçonné. Le jeune homme ne parvenait guère à cacher ses propres doutes quant à la réussite de leur entreprise, et paraissait conscient de son manque d’expérience.

« Peut-être le baron a-t-il malgré tout entamé la levée de ses troupes, fit-il avec quelque hésitation. Mais la baronnie est vaste, et Fulcrand n’a sans doute pas voulu appeler à lui tous ses vassaux avant d’être sûr d’avoir une guerre à mener. Et comme vous l’envisagez, Urien, Sicard a pu négliger l’appel de son suzerain, peut-être en lui opposant un prétexte quelconque. Ou bien il aura envoyé une poignée d’hommes sans se déplacer lui-même…

- Si c’beau sire là se promenait mine de rien avec un médaillon à relever les morts, intervint Onésime, ça m’parait évident qu’il est du genre à se torcher avec les ordres du bon baron.

- Vous pensez donc que Fulcrand de La Tour a pu convoquer son ost ? demanda Armand.

- Tout son ost ? ça m’étonnerait. Pissemerdre, on est en hiver, vous vous rappelez ? On se bat pas en hiver. J’pense bien qu’il a dû commencer à rassembler des hommes, vu que la guerre menace depuis un bail, mais tous, non. Il a beau être riche, les récoltes ont été mauvaises partout, cette année. Y peut pas se permettre de nourrir tout son ost à La Tour pendant deux ou trois mois, le temps que la guerre se déclare.

- Alors il va se faire prendre par surprise, fit Armand. Il s’attend à une guerre conventionnelle, mais si le plan de Florian de Clairac, comme nous l’avons appris, est de lancer les hommes-bêtes et les mutants de la forêt de Sombrefeuille contre La Tour, il est perdu !

- Doucement, cornes-à-merdre, fit Onésime. J’suis l’seul à connaître La Tour, ici, alors écoutez l’bon Onésime qui donne rien que des bons conseils. La cité a encore des murailles. Pas partout en bon état, mais ça tient. Et la forteresse du baron a jamais été prise, si c’qu’on dit est vrai. Y doit y avoir quèqu’chose de plus que cette attaque d’hommes-bêtes qu’est prévu pour faire tomber La Tour. Les hommes-bêtes, c’est dangereux pour des voyageurs comme nous, pas pour une forteresse imprenable.

- Il me semble que tout cela doit nous pousser à révéler la vérité au baron, insista Armand, en évitant de regarder Urien. Il doit au moins savoir que le danger peut venir de la forêt et non pas des terres du marquis Foulques. Et sitôt que nous serons à La Tour, tâchons de mettre la main sur ce maudit chevalier de Clairac, et faisons-lui cracher le morceau. Lorsque nous avons surpris la réunion qu’il présidait dans les bois, il semblait confier à ses sbires qu’il avait en réserve une sorcellerie horrifique, mais refusait d’en donner la date. Si le baron refuse de nous recevoir, il ne nous restera plus qu’à empêcher cette diablerie nous-mêmes. »

"Il m'est venu une idée idiote", fit Din.

"Pour éveiller l'intérêt du Baron et l'inciter à accorder une audience privée, pourquoi ne pas me faire passer pour un émissaire tiléen venu discuter phynance avec le bon baron ?
La curiosité plus l'appât du gain pourraient peut-être l'amener à nous recevoir ? Je dis nous, parce que je pense qu'il faudrait que l'un d'entre vous m'accompagne pour jouer les interprètes."
...
"Mais c'est peut-être une idée complètement idiote."
…
"J'en conviens."

Urien soupira. Que Fulcrand ait réuni une partie de ses vassaux ou aucun ne changeait rien. Le simple fait qu'il n'ait pas encore réuni la totalité de ses forces prouvait qu'il n'était pas prêt pour ce qui s'annonçait.
Cependant, le chevalier de Havras n'avait jusque-là jamais entendu parler des projets de Clairac concernant une attaque d'hommes bêtes des bois et la chose compliquait quelque peu la situation.

« Je crois que vous simplifiez un peu les choses concernant Grailhy, camarade gnome. La cour de Fulcrand est sans toute infestée d'hommes de la même trempe, possédant semblables artefacts et œuvrant eux aussi en secret pour Fontanes, mais qui continueront cependant à remplir leurs devoirs envers leur suzerain jusqu'au moment où leur trahison éclatera au grand jour. Comprenez bien une chose: nous ne pourrons nous fier à personne une fois là-bas, peut-être pas même au baron.»

Pour le reste, Urien était perplexe. L'idée de Din était peut-être à creuser.
Mais que convenait-il de faire ? N'était-il pas plus sage de se séparer en deux groupes avant d'arriver à la Tour au cas où l'ambassade tournerait mal ?
Plongé dans ses pensées, le chevalier demeura silencieux un moment, perdu dans le vague.

"L'itée du noble Tiléen me semple la ponne" lança Othon à l'assemblé. "Difisons-nous en teux groupes, le premier ayant pour tâche de trouver puis confaincre Fulcrand, en se débrouillant pour obtenir une audience prifée, le second ayant pour tâche de télifrer l'autre si il finit dans un quelconque cachot, ou pire, une de ces pièces cachés où l'on murmure que le paron de La Tour se livre à de curieuses expériences que la morale réproufe.

Te plus, si chamais le paron nous soupçonne de la moindre traîtrise, nous risquons fort te finir décapités sur le parvis de l'église locale. Si il nous soupçonne seulement t'affabuler, il nous jettera au cachot et ne souciera plus guère te nous, laissant à nos amis le temps d'échafauder un plan pour nous libérer."

Othon se demandait également comment s'assurer de la loyauté d'Armand ; peut-être était-il plus sûr de trouver un moyen de le mettre à l'écart de l'ambassade, voire même d'entrer dans la ville de La Tour.

"L'idée de se diviser ne me plaist guère, comme je n'entends guère mentir à nostre bon suzerain," fit Fulgance. "Mais comment réunir son ban en à peine 3 jours, cela me semble atrocement court ? Je pense que l'approche frontal reste la meilleure, peut-être devrons-nous insister sur la félonie des vassaux de la Tour. J'avais gardé pour discréditer mon frère quelques mots que j'avais intercepté, une correspondance prouvant que l'allégeance de mon aisné avait tourné. Je pense que ces lestres peuvent estre utilisé pour rendre compte l'avancée de la corruption dans sa baronnie."

Fulgance sortit d'une de ses sacoches un pli marqué du sceau brisé des Châtelrac. Il le tendit vers Armand pour voir si ce dernier pouvait en tirer un quelconque intérêt.

- Mmmoui, ce sont des idées ...
...
- Laissez-moi vous rappeler que nous ne venons pas les mains vides pour tenter de convaincre le seigneur de la Tour. Outre la lettre d'introduction du seigneur de Valfons qui nous place dans une position équivalente d'ambassadeurs, je pense toujours détenir dans mes fontes les minutes de l'interrogatoire de l'échevin Montagnac (et là, Brionne croise les doigts, lève les yeux au ciel en priant le ciel -aka BaronBis- qu'avec toutes les péripéties de son voyage mouvementé, ces documents soient toujours en place). Ce parchemin pourrait suffire à convaincre une personne de bonne foi ...si seulement il reste une once de bonne foi en la personne du sire de la Tour.
... Hélas, je doute que ce soit le cas, et même que ce l'ai été jamais.
La réputation détestable du sire de la Tour n'est sans doute pas usurpée, ce qui nous expose à une mort prompt et brutale sitôt notre identité connue.
Brionne poussa un soupir de dépit : il lui en coutait de reconnaitre que les usages policés qui avaient cours en sa province occidentale étaient à ce points foulés aux pieds en ce duché : il y avait décidément quelque chose de pourri à l'entour.
- Puisque vous avez évoqué l'éventualité de travestir la vérité pour nous faire admettre auprès du baron de la Tour, je puis vous suggérer une autre cautelle : je suis héraut d'arme de mon état et puis sans faillir me présenter au baron pour l'inviter, lui ou ses proches vassaux à venir tournoyer contre le sire de Gransette, mon seigneur. Lorsque ce dernier m'a envoyé par monts et par vaux à la recherche de sa fille bien aimée, c'est le prétexte qu'il m'a trouvé pour me faire joieler auprès de toute autorité. Il faudrait pour cela que l'annonce d'un tournoi éveille un semblant d'intérêt chez cet étrange Fulcrand.
De nouveau la moue dépitée de Brionne en disait long sur l'espoir qu'il avait de voir le sire de la Tour intéressé par un tournoi.
- Malgré tout, cette cautèle peut nous permettre d'entrer en la Tour et d'y circuler un peu librement. Car, s'il semble malaisé de convaincre le baron de la Tour, nous pouvons ainsi approcher l'archidiacre de Morr afin qu'il nous aide à rassembler les preuves de la vilénie de de Clairac. C'est Laurent de Valfons lui-même qui le conseillait à son sénéchal dans un courrier secret. J'ai ici cette lettre, ainsi qu'une recommandation à mon nom pour ce même archidiacre qui a été rédigée par le supérieur de l'abbaye noire.

- Pensez-vous la chose faisable en l'état ?
- Et vous, seigneur gnome, qui connaissez mieux le sire de la Tour, quelle cautèle aurait le plus de chance de l'abuser ?

« Pfou, souffla Onésime en gonflant grotesquement les joues, moi, vous savez, de La Tour, j’connais surtout les quartiers oùsqu’on peut boire à toute heure, les places de marché et les échoppes où on s’fait pas voler. Avant d’tout perdre, j’étais colporteur et forgeron, moi, pissemerdre, pas troubadour ou tailleur pour dames, si vous m’suivez, messire Brionne. Alors, le baron Fulcrand, vous parlez si j’l’ai vu… Une fois, de loin, et encore, j’suis pas bien sûr. Moi, j’peux vous dire quelle ruelle y faut éviter après l’couvre-feu, les tavernes où l’vin est pas éventé, les auberges oùsque les lits sont pas pleins d’puces, mais l’beau monde, ça, j’peux pas vous en dire long. D’ailleurs, moi, j’connais la Ville Basse de La Tour. Le baron, lui, y crèche dans la Ville Haute, la forteresse qui protège la cité, avec sa maisonnée, sa famille, ses officiers et tous ses larbins. J’en ai pas passé les portes plus de deux fois, et y m’a fallu expliquer bien poliment aux sergents à l’entrée pourquoi j’venais.

- Ces lettres que nous avons là devraient nous aider à entrer, fit Armand d’un ton plus joyeux, tenant le pli que Fulgance venait de lui tendre, et désignant les documents présentés par Brionne. J’avais oublié la recommandation que le supérieur de l’Abbaye Noire avait bien voulu nous confier pour l’archidiacre du clergé de Morr à La Tour. Je vous avoue que cela me redonne quelque espoir. Avec tout cela, il faudra bien que quelqu’un nous écoute, même si ce n’est pas sa digne seigneurie le baron Fulcrand de La Tour.

- L’archidiacre de Morr ? demanda Onésime. Eustache de Trèves ?

- Sans doute, oui, répondit Armand. Vous le connaissez ?

- Cornes-à-merdre, tout l’monde le connaît, à La Tour. Un brave type, monseigneur de Trèves. Un noble, et d’grande lignée, mais simple et pas fier. Tenez, y a six ans d’ça, quand y a eu cette épidémie de p’tite vérole dans les bas quartiers, il a décrété qu’les prêtres de Morr de la cité mettraient les pauvres gens en terre gratuitement. Et il a acheté un terrain hors les murs, sur ses propres deniers, pour enterrer les morts à l’écart. Il allait lui-même dire les prières sur les cadavres défigurés, et les gens venaient baiser sa robe noire dans les rues quand y passait. Y pourrait s’balader en pleine nuit dans les pires quartiers, personne oserait toucher un cheveu d’sa tête après c’qu’il a fait pour le peuple, et j’peux pas en dire autant des autres prêtres et seigneurs qui se remplissent la panse à la table du baron. Votre Laurent d’Valfons savait c’qu’y f’sait en envoyant son sénéchal trouver l’bon sire Eustache. Lui, il vous écoutera, et il vous aidera. Et pas b’soin d’monter à la Ville Haute pour aller le trouver : on dit qu’il préfère gérer les affaires du culte dans son temple de la Ville Basse que de festoyer avec le baron. J’vous indiquerai le chemin.

- En espérant qu’entretemps, l’excellent homme n’a pas été remplacé par un prélat bedonnant et corrompu à la botte d’un certain sire de Clairac, murmura Armand. »


Hors RP :

Toison d'or a écrit:

- Mmmoui, ce sont des idées ...

Nous y voilà. On ne l'aura pas attendu longtemps, celle-là.

En écoutant parler Onésime, Urien se crispa et se mit à froncer les sourcils.
Il ne pouvait plus lancer dans le vide de nouvelles accusations en apparence infondées au risque de se voir mis au ban du groupe, mais quelque chose dans la description qu'Onésime faisait du bon monsieur de Trèves le mettait profondément mal à l'aise. Trop de détails éveillaient en lui une angoisse indescriptible et tout se mit à lui paraître suspect dans l'attitude du si bon prêtre.

« Ma question risque de vous surprendre, Onésime, mais savez-vous si votre homme a fait construire quelque bâtisse sur cette propriété hors les murs dont vous parliez il y a un instant ? Une chapelle ? Un autel ? Une vulgaire cabane, peut-être ?»

La question était étrange au milieu de toutes les graves considérations que la compagnie remuait, le chevalier de la Quête en était conscient, mais il ne pouvait s'empêcher de penser tenir là une piste vraiment sérieuse alors que les autres allaient se jeter dans la gueule du loup. Il imaginait déjà une crypte cachée sous le terrain et de longs corridors où résonneraient les chants d'hommes masqués dansant nus autour d'enfants en cage.
Après les événements de la nuit passée, peut-être pourrait-il convaincre ses compagnons de la nécessité d'effectuer un passage vers un cimetière proche de la ville. Pour l'heure, il n'avait rien décidé de précis et doutait de plus en plus de la capacité de ses camarades à démêler l'affaire dans laquelle ils étaient lancés.

Le gnome secoua sa vilaine tête.

« Non, messire Urien. Rien de ça. La dernière fois que j’y suis passé, c’était un terrain vague tout c’qu’y a de banal. L’herbe a eu l’temps de pousser par-dessus. Y reste encore les poteaux qu’on avait plantés pour délimiter le terrain, mais c’est tout. Bien sûr, c’est pas très gai d’avoir un parent qui pourrit là-bas, entassé avec je sais pas combien d’autres, mais à l’époque, on a béni l’archidiacre pour ça. Grâce à lui, on a pu embarquer tous les macchabés d’un coup hors de la ville plutôt que d’les disperser dans les cimetières des quartiers pauvres, à deux pas des maisons. Vous avez déjà vu un type avec la p’tite vérole ? c’est pas joyeux. Les gens ont été soulagés de savoir que les morts étaient loin, pas de doute.

- Je pense que nous en savons assez, fit Armand en tâchant de se relever malgré sa blessure. Sitôt que nous serons arrivés à La Tour, trouvons un endroit où nous loger et où laisser nos chevaux à garder, puis allons voir quel genre d’homme est cet Eustache de Trèves. S’il semble digne de sa haute réputation, je pense que nous pouvons nous risquer à lui révéler l’essentiel de notre affaire afin qu’il nous aide à parvenir jusqu’au baron. »

Il ne neigea pas ce jour-là, mais le temps restait froid et humide. De larges ornières boueuses s’étaient creusées dans la grand-route de La Tour et le vent sifflait dans les ceps de vigne nus. La compagnie commença à croiser d’assez nombreux voyageurs, pèlerins, vagabonds et, deux ou trois fois, des soldats portant armes et bagages sur l’épaule.

D’après Onésime, ils arriveraient en vue des portes de La Tour dès le lendemain, dans la matinée.

Armand insista pour qu’ils chevauchent quelque temps encore après la tombée de la nuit, arguant que les montures auraient tout loisir de prendre du repos une fois à La Tour, et que chaque heure comptait. Lorsqu’ils firent enfin halte, hélas, toutes leurs tentatives pour se loger chez quelque vigneron furent vaines ; ils frappèrent à la porte de deux maisons, et on ne la leur entrouvrit qu’une fois, pour les envoyer à tous les diables. Ils durent trouver un coin boisé et plus ou moins abrité sur le flanc d’une colline qui surplombait le vignoble. Sans grand succès, Onésime tâcha de réconforter les autres en déclarant que leurs hôtes, sous l’aspect d’une humble famille de vignerons, auraient très bien pu être de redoutables agents à la solde de Florian de Clairac. Une fois la maigre pitance du soir avalée, chacun s’emmitoufla dans sa couche.

Brionne ne parvenait pas à s’endormir. Se retournant pour la centième fois dans ses couvertures, incapable d’oublier le froid mordant de la nuit, il écouta autour de lui les bruits proches et lointains. Il devait y avoir un oiseau ou un hérisson qui se promenait dans les feuilles mortes. Une chouette ou un hibou se mit à hululer.

Brionne, déjà las de cette journée, et encore plus las de voir qu’il ne parvenait pas à trouver le sommeil malgré toute sa lassitude, fit une rapide prière au dieu qui voudrait bien l’entendre à pareille heure, demandant une mort prompte et pénible pour l’oiseau de malheur. Soudain, comme en réponse à ses malédictions, il entendit de lourds battements d’ailes et le hibou apparut, immense, au-dessus de sa tête. Il était si grand qu’il semblait cacher le ciel. Brionne s’aperçut alors, par comble de malchance, qu’il était pour sa part un très-humble et minuscule mulot. Pris de panique, il se mit à courir à travers la forêt pour échapper aux serres terribles du rapace horrifique qui lui criait de prendre garde à la Nuit de la Chèvre. Brionne avisa l’entrée d’un terrier sous une racine, et y plongea.

Il s’y crut un instant en sûreté, mais presque immédiatement, le sol céda sous ses pattes, et il tomba dans le vide. Il voulut agripper quelque chose pour se retenir, une racine, n’importe quoi. Une main apparut et le saisit. Elle le tira du vide et Brionne se retrouva devant un homme au visage grave, à la barbe noire qui grisonnait, vêtu en prêtre de Morr. « Il n’est pas encore temps pour vous de descendre jusqu’au royaume des morts, fit-il. Je vais y aller à votre place. » Aussitôt, un autre homme sortit de l’ombre et trancha la gorge du prêtre. Brionne ne distingua pas sa figure, masquée de pourpre, mais vit sa barbe blonde et ses longues boucles.

Brionne s’éveilla en sursaut. Tout était tranquille, si l’on faisait abstraction d’Urien qui récitait dans son sommeil une affreuse recette de cuisine dont l’ingrédient principal et indispensable semblait être les testicules d’un certain Uther. Brionne enfouit ses oneilles sous sa couverture pour ne plus entendre sa litanie. Il ne tarda pas à s’endormir pour de bon.

Ce fut Onésime qui se chargea de donner l’éveil à ses compagnons, avec son enthousiasme habituel et hélas peu communicatif.

« Chaussez vos écrase-merdre, s’exclama-t-il joyeusement, il est temps de repartir ! »

À en juger par l’expression d’intense perplexité de son visage, Armand mit quelque temps avant de comprendre qu’Onésime désignait les souliers par cette expression fleurie. Quant à Othon, qui avait dormi dangereusement près du gnome, il ne parvenait pas à se défaire de la désagréable impression qu’on était venu se serrer contre lui dans son sommeil.

« Regagnons la route au plus tôt, dit Armand, il fera grand jour dans moins d’une heure.
- Pas la peine de trop s’presser non plus, pour le coup, ricana le gnome. Quand c’est trop tôt, ça arrive qu’ils n’ouvrent pas les portes. Surtout qu’en ce moment, on est presque au Nouvel An, alors on prépare la fête de la Nuit des Sorcières. Et puis y a un proverbe de la baronnie qui dit : « Lever matin n’est point bonheur, boire matin est le meilleur. »
- Voilà qui promet, fit Armand d’un ton las. Pensez-vous tout de même que nous entrerons sans embarras ?
- N’importe qui entre sans trop de problème. Les sergents nous demanderont un péage, je suppose, vu qu’on est montés et qu’on peut pas passer pour des miséreux. Allez pas leur dire que vous venez d’Valfons, et tout ira bien. Mais à votre place, j’m’inquiéterais plutôt de savoir où nous loger. Avec la grande foire du Nouvel An, la fête des Sorcières et tout le tintouin, ça va grouiller de monde. Les auberges vont être pleines.
- Au moins, nous aurons ainsi plus de chances de passer inaperçus. Un mal pour un bien… »

Enfin les affaires semblaient tourner en faveur de la petite troupe ! Fulgance avait fort mal dormi, avait des courbatures partout dues à la chevauchée sauvage et ininterrompue et sa main gauche le lançait encore, mais il voyait la lumière au bout du tunnel.

La seule ombre au tableau sont les doutes qu'Urien avait réussi à lui planter dans l'esprit. Le jeune Fulgance avait déjà connu moult désillusions et bien qu'il s'efforce d'apparaître fringant, il était bien moins candide qu'il ne le laissait croire à son entourage. Un homme se faisant passer pour un philanthrope afin de mieux préparer ses obscurs projets, voilà la grande crainte de Fulgance. Mais avait-il vraiment le choix ? Voir le baron directement semblait une entreprise vouée à l'échec, et le temps continuait inéluctablement sa course ; c'était le dernier atout qu'ils avaient et l'heure n'était plus aux tergiversations ! Il ne pouvait s'empêcher de penser qu'à la moindre erreur, le duché sombrerait totalement dans la pourriture.

Il tenta de balayer ses doutes en lançant une phrase qu'il adressait autant à l'assemblée qu'à lui-même :
"Hardis, compagnon ! Nous sommes presqu'au terme de cette mésaventure, allons sauver la baronnie et le duché du mal qui les ronge !"

Brionne aurait bien aimé partager l'enthousiasme de son jeune compaing. Las, cette mauvaise nuit ajoutée à la fatigue de ces derniers jours ne l'aidaient guère en cette engeance. 
Monter en selle lui fut une véritable torture et il n'était pas plus fringuant une fois juché sur sa haquenée que le sire Armand, pourtant handicapé par sa blessure. 
Le début du chemin vers la Tour ne fut guère plus agréable : toutes ses articulations semblaient vouloir se rappeller a son bon souvenir, tandis qu'il sursautait au moindre bruit venant du ciel. 

À la réflexion, il ignorait qu'un corps humain comportât autant d'articulations ...

Les douleurs d'Urien semblaient encore plus vives après une nuit de repos et, s'il avait apprécié le dicton de la Tour sur les matins arrosés, il n'en avait pas pour autant envie de se presser.
A peine Fulgance avait-il fini de prononcer ces mots que le chevalier de la Quête se mit à faire des gestes obscènes dans son dos, brandissant son majeur avec véhémence et tirant la langue. L'enthousiasme feint du jeune homme n'était manifestement pas plus communicatif que celui du gnome...

Le choc des sabots résonnait sur la grand-route de La Tour. Un timide soleil d’hiver s’était décidé à percer les nuages ce matin-là. Autour des cavaliers, les collines étaient plus douces, les vignes mieux entretenues, les murets de pierre sèche moins délabrés. Les arbres tordus et noueux de la sinistre forêt de Sombrefeuille avaient laissé place à de beaux et grands chênes verts, dont le feuillage persistait tout au long de la froide saison. Ils se mirent à traverser hameaux et villages tandis qu’au loin devant eux s’élevaient les hautes tours d’une puissante forteresse.

« C’est la Ville Haute qu’vous apercevez là-bas, fit Onésime lors d’une halte parmi les vignes sur le bord de la route. Elle est toute construite sur un genre de gros promontoire rocheux, si vous m’suivez. Imprenable, qu’y disent. Mais ça a fini par plus être assez grand pour tout l’monde, alors les gens se sont installés au pied du rocher, dans la Ville Basse, au bord d’une rivière qu’on appelle la Salandre –on la devine déjà si on regarde bien. »

Le soleil commençait à être haut dans le ciel lorsqu’ils arrivèrent en vue des toits de la cité.

La Tour n’était pas, au contraire de Valfons, une ville bourgeoise et bien tenue, où les marchands avaient pignon sur rue. C’était une cité plus ancienne et plus orgueilleuse, qui s’était étendue anarchiquement jusqu’à déborder de ses vieilles murailles. Certains faubourgs n’étaient pas encore ceints de remparts, et par endroits les fortifications semblaient négligées, voire branlantes. Au-dessus de cet enchevêtrement de maisons, de tours en réparation et de clochers de temples, la forteresse de la Ville Haute dominait la campagne. Même vue de loin, la citadelle des barons de La Tour était une présence écrasante. Sur la route à leurs côtés, voyageurs et pèlerins se la montraient les uns aux autres avec émerveillement. La compagnie se hâta en espérant n’être pas retardée par la foule aux portes de la ville.

« J’connais une porte qu’est moins vite encombrée qu’les autres, leur dit Onésime : la Porte du Ruisseau, celle qui donne sur le faubourg Saint-Tibert. De là, j’devrais vite pouvoir nous trouver une auberge qui soit pas encore pleine comme un œuf. »



(Oui, c’est bien La Tour. Ne vous fiez pas à ce qui est écrit sur la borne. Les routes du Vieux Monde sont terriblement mal indiquées, vous savez ce que c’est. )


Les chênes verts encore abondamment feuillus donnaient au faubourg une apparence presque riante et printanière qui contrastait étrangement avec les environs, peuplés de ceps de vignes nus et de ronciers emmêlés. Comme le nom de la porte le rappelait, un ruisseau à la clarté douteuse formait une sorte de douve au pied du mur bas qui séparait la ville de la campagne. À en juger par la couleur des eaux, les habitants dont les fenêtres surplombaient le ruisseau devaient s’en servir à peu de choses près comme d’un égout à ciel ouvert.

Alors qu’ils se dirigeaient vers la porte, ils croisèrent une petite troupe dépenaillée brandissant de grossières icônes de bois.

« N’allez pas plus avant, amis ! leur cria un homme décharné aux longs cheveux hirsutes, uniquement vêtu d’une espèce de courte tunique miteuse, et dont la barbe pourtant fort longue cachait hélas bien mal les parties honteuses. N’allez pas plus avant ! Car cette opulente cité est devenue la demeure de démons ! Ils font la sourde oreille aux souffrances sans fin du pauvre peuple, ils renvoient nus et affamés ceux qui les supplient au pied de leurs orgueilleuses murailles blanches ! Et ils refusent de plier l’échine devant Guinefort, seul vrai héraut des dieux, qui lèvera la malédiction qui pèse sur le duché ! »

La triste bande, qui devait être d’une mouvance guinefortiste subtilement différente de celle de Jouvenargues, portait cérémonieusement sur une sorte d’autel de fortune un autre chien, que les compagnons du prophète nudiste présentaient à grands cris comme la réincarnation de saint Guinefort. Manifestement, la procession venait de se faire refouler aux portes de la ville, par crainte sans doute des désordres qu’elle pourrait causer. Armand, peu enclin à la patience, lança sa monture sur deux des fidèles qui s’obstinaient à rester sur son chemin, manquant de les estropier, et la compagnie chevaucha vers l’entrée de la ville sous les huées et les malédictions, sans parler des aboiements du saint cabot.

Malgré quelques embarras mineurs causés par un sergent d’armes assez probablement ivre qui leur posa d’absurdes questions à propos d’hirondelles avant de bien vouloir leur permettre le passage, ils parvinrent à entrer sans encombre.



Tout autour d’eux, la ville bourdonnait déjà d’activité. Des boutiquiers finissaient d’ouvrir leur échoppe, des charretiers échangeaient des insultes fleuries avec des montreurs d’ours, et dans une ruelle malpropre entre deux maisons, un mendiant recouvrait sa jambe saine de faux bandages souillés et sanglants.

La foire de la ville et la grande fête des Sorcières du Nouvel An approchaient, mais dans cet humble faubourg, la misère pointait parfois le bout de son vilain nez. Malgré toute sa richesse et son orgueil, La Tour n’échappait pas aux conséquences de l’hiver terrible qui avait frappé le duché.

« Voyez ces malheureux qui crient famine ! faisait un petit homme rondouillard vêtu d’une robe claire qui indiquait un clerc de Shallya, déesse de la miséricorde et de la charité. La ville n’en a jamais été si pleine, hélas ! Où cela nous mènera-t-il ?
- Ce qu’il nous faudrait, répondit son compagnon, un tonsuré à l’air grave, c’est trouver des coupables.
- Parfaitement ! renchérit l’autre. Quelques bûchers réchaufferaient les cœurs !
- Pour tout drame il faut un responsable, intervint un troisième prêtre à la figure rusée. Pour toute souffrance un exutoire. Alors… pourquoi pas les nains ?
- Ah, Saturnin n’a pas tort, fit le second prêtre. Les nains sont la cible préférée des manants, avec leurs vilaines barbes fourchues, leurs gros nez crochus. Et toujours à compter leurs pièces d’or ! »

Onésime les mena par une assez large rue presque propre. Comme à son habitude, il portait sur tout ce qu’il voyait un regard tellement joyeux qu’il en devenait quasiment obscène. Tout à sa joie, il entonna une noble chanson de la baronnie (sur un air populaire).

« Voici venu le temps
Des rires et des chants
Dans la baronnie
Où les pisse-froid sont honnis !
C’est le pays joyeux
Des chevaliers preux,
Des pintades farcies
Et des canards en confit !

Voici venu le temps
Du baron Fulcrand !
Dans sa cour à lui,
C’est tous les jours une orgie !
Il a le poil soyeux
Et l’œil langoureux,
Des filles, du vin vieux,
Et une énorme… »

Mais la voix criarde du gnome mourut lorsqu’il croisa le regard noir d’un amputé de la jambe gauche qui traînait derrière lui par une ficelle son compagnon aveugle et incapable de s’orienter seul.

« Hm. Oui, bon, bredouilla Onésime, semblant pour une fois comprendre que son enthousiasme était déplacé. Eh bien, nous y voilà finalement, pissemerdre et cornes-au-cul, si j’ose dire. On peut se chercher une auberge où poser nos fesses et nos ch’vaux, à présent. Ou bien aller voir de suite le bon sire Eustache de Trèves au temple de Morr, mais j’cache pas que j’aimerais autant boire un coup avant. À moins que vous ayez d’autres projets. »

Urien avait songé se rendre immédiatement au château du baron en abandonnant quelque temps la petite troupe derrière lui. Après tout, un chevalier de la Quête n'avait besoin d'aucune invitation pour se présenter à une cour pour y passer la nuit, et si la chose était généralement mal vue et qu'on ne lui laissait qu'une paillasse dans un coin froid pour dormir, l'étiquette imposait au moins qu'on l'accueille et qu'on l'invite à la table du seigneur pour le souper. Néanmoins, l'idée de se prélasser dans une taverne devant quelques chopines semblait pour le moment fort attrayante et Urien décida de se laisser tenter.
Sa blessure au visage avait été suffisamment bien soignée par le gnome pour ne plus dégouliner, cependant, la douleur était encore vive et toute superficielle que fut la plaie, la balafre demeurerait certainement à vie. Ajoutée à la fatigue des jours précédents et aux émotions de la veille, cette plaie semblait être une raison plus que suffisante de prendre un repos bien mérité avant de repartir vers de nouvelles aventures.

« Si vous connaissez de bonnes adresses, l'auberge aura ma préférence personnelle. Je n'ai de toute manière jamais entretenu de bons rapports avec les hommes de foi et ne suis pas pressé de connaître celui-ci... le dernier à avoir croisé ma route m'a même injustement accusé d'avoir uriné sur son autel. Quelle honte ! Ces hommes en robes n'ont plus le respect de ceux qui tiennent l'épée, je vous le dis ! Et ceux qui prêchent dans de beaux atours valent rarement mieux que les gredins dénudés qui croisèrent notre chemin il y a un instant. S'engraisser et voler la phynance au nom de leurs dieux, voilà bien tout ce que ces faquins savent faire tandis que le bon peuple, lui, en redemande, toujours ravi d'être tondu du moment qu'on lui promette le salut. Il y a une pestilence sur cette lande et je ne parle pas que de ce duché-ci -quoiqu'il soit manifestement plus corrompu que le reste- et cette pestilence porte un nom: les prêtres. Ah ! Nous serions mieux sans tous ces charlatans.»

Une fois encore, Urien s'était lancé dans l'une des diatribes dont il avait le secret sans vraiment se soucier de ses interlocuteurs. De toute manière, sa voix était était toujours assez claire et forte pour qu'on ne puisse complètement l'ignorer. Après pratiquement deux minutes de bavardage incessant, il finit par s'arrêter et contempla les ruelles de la cité.
Puis il se mit à fredonner à son tour sur le même air qu'Onésime, comme s'il cherchait à se rentrer en tête la chanson dont il n'avait pour le moment retenu qu'une partie des paroles.

« Nananana le temps
Du baron Fulcrand !
Nanana-nani,
Nanana... orgie !
Nananana soyeux
Et l’œil... lubriqueuh,
Des filles, du vin vieux,
Et une énorme QUEUE !»

"Je pense que votre assoiffement attendra," fit Fulgance qui tenta d'ignorer le mieux qu'il pût les paroles blasphématoires qu'Urien venait de sortir. Même s'il n'était pas un pratiquant assidu, le jeune chevalier était relativement pieux et l'idée de dénigrer aussi gratuitement les clergés ne lui plaisait guère. Il se contrôla néanmoins, de la part du sieur de Havras, un tel discours était courant. Il poursuivit donc : "je crains que le temps ne nous soit compté, et j'aimerai résoudre au plus preste cette histoire. Nous pourrons boire tout notre saoul une fois ces désagréments derrière nous. Ceci dit, nous sommes crottés de partout et peut-être peu présentable devant homme des dieux. N'aurait-il quelconque lieu pour des ablutions, demi-homme ?"

Urien se gratta le menton.

« En ce cas, je pense vous laisser aller voir cet homme sans moi pendant que je me prélasserai quelques instants. Pour avoir sauvé vos vies hier, je pense avoir mérité un peu de repos et j'ai eu ma dose d'hommes empestant le cadavre pour la semaine. S'il vous plait tant que ça de vous précipiter chez les sinistres prêtres de Morr, libre à vous, mais je compte bien dépenser en femmes et en vin ce qu'il me reste de notre butin. Qui m'aime me... enfin, qui voudrait faire de même me suive.
J'irai à la cour du baron plus tard dans la journée en ma qualité de chevalier de la Quête. Vous n'aurez qu'à m'y retrouver...»

Othon se gratta l'oreille, en feignant d'ignorer le discours pour le moins anticlérical du chevalier de Havras. Tout comme Fulgance, il n'était pas particulièrement preux pieux (oui, j'ai édité le message ), mais il ne voyait pas ce qu'il y avait à perdre à prier les dieux de temps en temps. Il le faisait avant chaque bataille, et, pour l'instant, Sigmar lui avait au moins accordé la vie sauve à chaque fois.

Il lança un regard navré à Fulgance, et prit la parole d'un ton jovial, tâchant de passer à autre chose avant que Fulgance et Urien ne se lancent dans un débat acharné :
"Personnellement, che dois tire que ça fait longtemps que che n'ai pas goûté une bonne bière ! Troufons une taferne."

Armand soupira en entendant Othon et Urien. « Tout aux tavernes et aux filles ! » fit-il, citant un vers d’une ballade alors fameuse. Il dut cependant se ranger à leur avis : sa jambe devait au plus tôt être examinée par un docteur de quelque compétence, ce qui exigeait le calme et la relative propreté d’une chambre d’auberge, et leurs montures avaient grand besoin de repos.

Onésime les guida à travers les ruelles toujours plus tortueuses de La Tour. Le gnome connaissait à l’évidence la cité comme sa poche, et il avait lui-même quelque réputation auprès des gens du cru. Certains marchands ou badauds lui faisaient signe sur son passage (sans hostilité la plupart du temps) ; plusieurs d’entre eux le surnommaient élégamment Baisecul, sans doute à cause de sa taille réduite. Alors qu’ils prenaient une petite rue en pente, deux gamins malpropres se mirent même à lui adresser des gestes tout à fait obscènes.

« Baisecul ! Baisecul ! crièrent-ils, l’un allant jusqu’à baisser ses braies pour mieux illustrer le sobriquet du gnome. Tu t’es trouvé des amis ? Gare à eusses ! Que si y prennent point garde, ce soir à l’auberge, tu leur feras la fête ! Y pourront bientôt s’asseoir sur ung fromage frais sans l’écraser ! »



Onésime avait vu juste, hélas, en prévoyant que les auberges seraient pleines : ce ne fut qu’à la quatrième qu’ils parvinrent à trouver deux chambres plus ou moins convenables où passer la nuit et assez de place aux écuries pour y laisser s’ils le souhaitaient leurs chevaux en sûreté. Armand ne paraissait pas enchanté de ce logis, mais jugeait plus sage de ne pas trop compter sur l’hospitalité de la cour du baron.

L’auberge était sise non loin de la rivière, à l’enseigne de la Sirène de la Salandre ; le panneau de bois placé au-dessus de la porte dépeignait une jeune fille à la nudité exubérante, le corps terminé en double queue de poisson, occupée à se baigner dans un baquet rempli de vin. L’établissement, sans être précisément luxueux, était raisonnablement accueillant pour des voyageurs fourbus.



La salle commune, malgré l’heure matinale, était déjà fort animée. Les réjouissances du Nouvel An paraissaient au cœur de toutes les conversations. Un artisan décrivait à ses compagnons de tablée les décors et costumes mirifiques du mystère que sa guilde devait représenter sur le parvis de la cathédrale de la Dame, dans la Vieille Ville, et dans lequel il tenait, disait-il, le rôle d’un roi gobelin noblement essorillé par saint Méliant, le patron de la cité. Plus loin, un jeune palefrenier prétendait savoir de source sûre que plus de douze personnes accusées de sorcellerie avaient été jetées dans les geôles de la prévôté, et qu’ainsi on ne manquerait pas de mécréants à brûler au soir de la Nuit des Sorcières, conformément à la tradition. Cette nouvelle fut accueillie avec de grands cris de joie.

Alors que l’aubergiste les précédait dans l’escalier pour leur montrer les deux chambres libres, une jeune servante jeta un regard plus qu’appuyé à Othon et Urien, sans doute séduite par leur allure martiale, ou devinant que leur bourse contenait un peu plus que de l’air.



Même après une négociation conduite avec un certain talent par Onésime (« Pissemerdre ! Vous mettez des pots à merdre en argent dans vos chambres, pour c’prix-là, j’espère ? »), la somme demandée par l’aubergiste restait à tout le moins excessive. L’homme rappela que l’approche du Nouvel An avait fait flamber les prix, et assura que chevaux et bagages seraient aussi bien gardés qu’il se pouvait par ses valets. Pour preuve de sa bonne volonté, il envoya lui-même chercher un médecin de sa connaissance, qui s’occupa de soigner la jambe d’Armand lorsqu’ils se furent installés dans les deux chambres. À la demande de Fulgance, on fit également monter une bassine d’eau chaude et un peu de linge de toilette.

Aussitôt qu’Armand fut convenablement pansé, il réunit la compagnie dans l’une des chambres.

« Je crains bien de devoir garder le lit une journée tout au moins, fit-il. Quant à vous, messire Brionne, vous qui portez la lettre de l’abbé Rostang de l’Abbaye Noire, je vous engage à vous rendre dès que possible au temple de Morr solliciter une audience avec l’archidiacre. Onésime pour le moins devrait aller avec vous, puisqu’il connaît la place. »

"Je m'en vais accompagner Brionne," fit un Fulgance enfin propre. Une fois nettoyé et convenablement rasé, le jeune chevalier dégageait indéniablement de la prestance et du charme qu'un couvert de boue et une barbe mal entretenue atténuaient jusque là. "Même banni, je reste chevalier. je pense qu'il seroit préférable que je sois de la troupe qui sierra le haut prêtre. Ne prenez point ombrage de mes dires, Brionne, mais n'étant point de haute naissance, et même si vous semblez fort bien éduqué, je pense qu'il est préférable que je me joigne à vous, accordant ainsi crédit de ma noble présence à notre ambassade. Urien eusse pu remplir ce rôle, mais je ne le sentais point fringant à l'idée de quitter le confort de l'auberge, et je crains que la chose ne se soit guère améliorée avec cette servante qui lui a fait de l’œil."

Brionne aurait aimé goûter aux joies de la paillasse bien sèche dans un coin de la chambrée, sans plus craindre une intrusion de peaux vertes ou d'êtres semi-vivants. Las, il lui faudrait se contenter de rapides ablutions avant de reprendre ses pérégrinations. 
Il prépara soigneusement les documents qu'ils comptait produire à l'appui de ses dires avant d'apostropher joyeusement ses compaings : 
- Allons vistement à l'encontre d'Eustache de Trèves ...
À croire que l'enthousiasme du jeune Fulgance était contagieux ...

Un large sourire sous sa barbe broussailleuse, Onésime sauta lestement de son tabouret sur le plancher de la chambre.

« Eh ben, cornes-à-merdre, plus qu’à y aller, déclara-t-il en se frottant les mains, entraînant Fulgance et Brionne derrière lui dans l’escalier.

« Maître Brionne, sans vous commander, planquez donc un peu vos armes si vous voulez en emporter. Y a comme qui dirait des lois et des ordonnances qui défendent d’avoir sur soi plus qu’un couteau à couper le fromage dès lors qu’on s’trouve dans l’enceinte de la cité. Et avec la guerre qui s’annonce, les étrangers risquent de pas être très bien vus en ville. Ça concerne que le peuple, naturellement, aussi messire Fulgance peut parader avec son épée tant qu’y voudra, mais vous… évitez de trop laisser paraître votre lame, ou bien faudra sans doute graisser la patte aux gens d’armes du Haut Prévôt si on en croise.

« C’est l’officier seigneurial en charge du guet et de la défense de la cité, ajouta le gnome en réponse à un regard interrogateur de Brionne. Il est sous les ordres du gouverneur de la ville, un noble nommé par le baron pour expédier les affaires courantes de la ville avec un conseil de gentilshommes, de maîtres de guildes marchandes, de magistrats et de prêtres. »

« J’avoue ne pas être fâché de savoir ce gnome au large, grogna Armand en enfonçant sa nuque dans son oreiller, alors que les petits pas trottinant d’Onésime résonnaient dans l’escalier. Quel insupportable jacasseur.

« Et vous ? fit-il en se tournant vers Din, Othon et Urien. Quels sont vos projets ? Nos compains ne seront sans doute pas de retour avant un bon moment. Cela devrait vous laisser le temps de vous reposer de notre chevauchée -ou de chercher quelque moyen d’obtenir audience auprès du baron. »

Afin de laisser leurs montures épuisées prendre quelque repos aux écuries de la Sirène de la Salandre, il avait été décidé de se rendre à pied au temple de Morr. Brionne et Fulgance n’eurent pas à regretter ce choix (outre qu’il évitait à l’un d’entre eux de prendre en croupe Onésime, ce qui était toujours quelque peu inconfortable) : Onésime put les guider à travers un dédale de ruelles serpentes, obscures ou encombrées de monde, où un cheval aurait eu toutes les peines du monde à avancer.




« Voyez ces flèches, là-bas, au-dessus des toits ? C’est la cathédrale de la Dame dédiée à saint Méliant, le patron de la ville et l’ancêtre des barons. Enfin, c’est ce que les barons prétendent. Pas aussi grande que celles de Quenelles ou de Brionne, mais elle attire ses pèlerins. Y gardent une oneille de Gilles le Breton là-d’dans. Ils la sortent aux jours de fête. Mais y en a qui disent qu’en fait de relique, c’t’une très vieille tranche de saucisse sèche. La cathédrale est sur une petite île rocheuse au milieu de la rivière. C’est là qu’est le cœur de la vieille ville, avec les hôtels des nobles, le palais de justice, le châtelet du gouverneur et autres. En cas d’émeute, y r’lèvent simplement la partie en bois des ponts, et ils attendent bien tranquilles que le peuple se calme. Ou que les soldats du baron le calment.

« Le temple de Morr oùsqu’on va est dans un quartier moins richard. Paraît que l’bon Eustache de Trèves est le premier depuis des décennies à occuper les appartements auxquels a droit l’archidiacre de Morr dans ce temple. Ses prédécesseurs trouvaient le coin un peu trop populaire. »



Agile comme un lutin sur ses jambes torses, Onésime se faufilait partout en un battement de cils, si bien qu’il était parfois difficile à Fulgance et Brionne de le suivre parmi la foule. Autour d’eux résonnaient les cris des commerçants vantant leur marchandise et les discussions animées des badauds.

« Ô cong ! si je te le dis que c’est vrai ! faisait un homme simplement mais élégamment vêtu, ses habits contrastant vivement avec son œil droit fermé par une impressionnante cicatrice. J’étais à Chambrèges y a pas deux jours pour vendre ma laine, et c’est mong cousing de là-bas qui m’a tout dit : le marquis Foulques y veut nous courir sus et violer toutes nos chèvres !
- Ong le laissera pas faire s’exclama un garçon boucher aux gros bras velus, l’air martial et décidé.
- Tu parles si ong le laissera faire ! Notre bong maître le barong sait ce qu’y faut à cette engeance : il leur enverra song épée au cul, et tant pis pour ceux qu’ont des hémorroïdes !
- Notre bong sire ! fit un autre, visiblement ému. Vous savez qu’y prépare déjà des réserves pour la guerre ? Ong dit qu’il se prive pour nous autres, et que le soir de la Nuit des Sorcières, Nouvel Ang ou pas, c’est du paing et du moutong bouilli qu’y aura sur sa table ! Il a juré qu’y donnerait l’exemple et qu’y préférait faire maigre plutôt que voir song bong peuple claquer de faimg ! »

Une clameur accueillit ces paroles -ainsi qu’un ou deux haussements de sourcils sceptiques.

« Moi, je suis de la milice, et j’ai ressorti mong vieux casque et mong vouge ! dit tout haut le marchand de laine borgne, manifestement gagné par le sentiment d’exaltation général. Vivement qu’ong suive le barong à la bataille, le marquis sait pas ce qui l’attend !
- Bieng vrai ! s’exclama un autre. Avec nous autres des milices communales, bieng commandés par notre bong jeune sire Méliant, l’aîné fils du barong, y suffirait d’une semaine pour mettre le violeur de biquettes à genoux ! Je sais même pas pourquoi le sire Fulcrand se donne la peine de mander ses vassaux en ost. Zut pour ces peigne-culs de chevaliers, et vive le peuple en armes ! »

Émue aux larmes par cette tirade, l’assistance entonna une sorte de chant patriotique d’un goût douteux.

« Voyez, voyez la machine tourner !
Voyez, voyez la cervelle sauter !
Voyez, voyez les rentiers trembler !
Hourra ! Cornes-au-gland !
Vive le baron Fulcrand ! »

« C’est la chanson du décervelage, souffla Onésime. Le chant d’marche des gens d’armes de la baronnie. Y sont remontés, ceux-là, pas d’doute.. »


Le temple de Morr était une longue et massive église à l’ancienne mode, loin des excès de la flamboyante cathédrale de la Dame qu’ils avaient pu apercevoir en passant depuis la rive de la Salandre. Une petite file de nécessiteux patientaient à l’entrée, et la file se poursuivait à l’intérieur du temple. Brionne et Fulgance suivirent Onésime et passèrent le haut portail sculpté de roses épineuses et de squelettes en linceul. Malgré l’affluence, il régnait un grand silence sous les arches et les colonnes peu éclairées.

Une jeune femme à l’air maladif, portant un enfant dans des langes, se plaignait à voix basse de n’avoir plus de quoi se nourrir. Un prêtre au front buriné l’écoutait en hochant la tête.

« Je regrette, mon enfant. Mettre en terre votre époux et dire les prières sans vous faire payer vos deniers au temple est le plus que nous puissions faire. Nous ne distribuons plus de pain. Essayez à l’hospice de Shallya, ou à l’église Saint-Valdon. »

Le prêtre soupira amèrement en regardant la jeune femme s’éloigner et redescendre les marches du portique.

« Voyez cette malheureuse, murmura-t-il, prenant Brionne à témoin. Faute d’argent pour son loyer, on la jettera bientôt hors de la pauvre chambre qu’elle occupe sous les toits. C’est une mauvaise année, et un mauvais hiver par-dessus le marché. Et que fait le baron, notre bon maître à tous ? Il ouvre ses coffres pour aider les pauvres ? Non, il prépare le plus grand festin qu’on ait vu en Gasconnie depuis que son ancêtre Bermond le Ripailleur a fait abattre toutes les têtes de bétail à dix lieues à la ronde pour son banquet d’automne. Six mois de famine après ça. Mais que puis-je pour vous, messieurs ? Qu’est-ce qui vous amène ? »

Fulgance profita de l’aparté que lui offrit le prêtre pour se présenter :
"Je suis Fulgance de Châlterac, cadet de la famille de Châtelrac, et je suis porteur de missives de grande importance à sire Eustache de Trèves. Souffrez de ma diligence et ne vous en offusquez point, mais la matière est de prime importance et ne saurait entendre de délais. Pouvons-nous le voir le plus prestement qui soit ?"

Le prêtre sembla jauger un instant du regard le jeune chevalier.

« Vous comprendrez, je le pense, que de nombreux sujets réclament l’attention de messire de Trèves. Je ne puis vous permettre de troubler son travail. Cependant, il va de soi que je lui transmettrai toute lettre que vous voudrez bien me confier. Et je ne doute pas qu’il sera prêt à vous recevoir, si vraiment la chose est nécessaire, une fois qu’il aura pris connaissance du message que vous lui apportez.

D’ici deux ou trois jours, vous pouvez espérer un bref entretien. Indiquez-moi votre logis, et j’y ferai envoyer quelqu’un pour vous informer du jour et de l’heure où messire Eustache vous recevra, s’il le juge opportun. Quant à être reçu dès maintenant, je crains qu’il ne faille pas y compter, surtout si j’ignore quelle affaire précisément exige tant de hâte, et qui au juste vous envoie. »

Dans sa petite chambre d'auberge, allongé sur un lit pourtant fort médiocre, Urien goûtait avec délectation à ce repos qu'il estimait bien mérité. Il était trop heureux d'avoir pu se délester de son armure pour quelques heures mais sentait arriver, maintenant qu'il était étendu, des courbatures qui lui indiquaient que tout mouvement lui serait à présent désagréable. Aussi décida-t-il de ne pas forcer et de simplement rester là, inerte, à fixer le plafond.
Onésime parti, le chevalier pensa mettre ces moments de calme à profit pour dormir quelques instants, mais la chose se révéla néanmoins très rapidement impossible malgré la fatigue. Les événements des derniers jours avaient laissé une certaine marque sur le chevalier de la Quête qui était manifestement plus ébranlé qu'il ne l'aurait lui-même cru.

« Des projets, demandiez-vous plus tôt, jeune seigneur... eh bien, pour l'heure, je dirais que de rester vautré ici m'en semble un bon, finit-il par lâcher. J'escomptais bien, une fois délassé, redescendre dans la salle commune pour y vider quelques godets, également. Puis, quand la force de revêtir à nouveau l'armure me sera revenue, sans doute irais-je voir s'il n'y a pas à proximité un temple de Shallya où faire panser mes plaies et examiner ma main. Toutes les villes de cette importance ont cela et les bienfaits que prodiguent ces prêtresses m'ont toujours été bénéfiques.»

Urien se mit alors à sourire niaisement, manifestement perdu dans quelque vieux souvenir qu'il était certainement préférable qu'il conserve pour lui.

Après de longues minutes tout à fait inintéressantes d'inactivité, il finit par se relever et se dirigea vers la fenêtre. Il observa un moment en silence la populace grouiller en bas dans la rue puis se retourna vers Din, Othon et Armand.

Sans vraiment attendre de réponse, Urien quitta la pièce et descendit l'escalier.

Fulgance redoutait que le prêtre lui donne cette réponse, mais il avait espéré que la présence d'un chevalier et un discours alarmiste eut suffi à bouger les choses. Mais l’ecclésiastique devait, à ne pas en douter, gérer nombre d'affaires qui se disait urgentes et qui tenait plus du vol de poules que de l'attaque imminente de la baronnie. Fulgance insista alors, il fallait faire comprendre qu'il s'agissait de vie ou de mort !

"D'ici ces deux à trois jours que vous m'imposez, nous aurons tous été occis, je viens mander l'oneille d'un homme d'importance et de confiance, car j'ai connaissance du projet de nombreuses forces voulant s'emparer de la Tour, et qu'elles sont déjà en branle. J'ai amené avec moi moult preuves de mes dires, mais je ne peux les montrer qu'au sire de Trèves." Fulgance hésitait à trop en dire, mais il lui fallait être le plus convaincant possible :"Une conspiration de renégats faisant usage de maléfices impies ont préparé une attaque sur la ville, et si vous nous faistes attendre, ce sera d'autant de temps acquis à ces malandrins pour s'emparer de ce qu'ils convoitent."

Le jeune chevalier tourna son regard vers Brionne et, plus surprenant, vers Onésime en recherche de soutien.