[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

Interrompu en plein amusement, le chevalier de Havras sembla sur le point de répondre à Fulgance par l’un des sophismes bouffons dont il avait le secret, mais les gémissements du sire de Grailhy devinrent à cet instant si bruyants qu’il décida avant toute chose de lui administrer quelques coups de talon supplémentaires, afin de lui enseigner à se bien tenir.

Armand, à peine relevé par Beppe aidé d’Othon, paraissait partagé entre l’incompréhension et la révolte à la vue de ce qui se déroulait sous ses yeux. Il écarta de son chemin Thomas, seul des mercenaires à s’être tiré vivant de la bataille, et tituba en direction de Fulgance, visiblement décidé à lui prêter main-forte. Mais à cet instant deux choses se produisirent.

Brionne, son attention détournée malgré lui par la parodie de duel orchestrée par Urien, remarqua trop tard le regard échangé par Amaury, le cousin de Sicard, et l’un des soldats les moins malmenés. Le soldat, sans crier gare, bondit en avant et abattit Urien par-derrière en lui donnant un puissant coup de pied dans le creux du dos. Le chevalier de Havras, sur le point d’entamer son laïus, fut à terre avant de comprendre ce qui lui arrivait.

Quant à Amaury, avant même que le soldat n’atteigne Urien, il avait porté à Brionne un crochet que le héraut d’armes esquiva sans peine ; il tâchait de riposter lorsqu’un autre bras lui saisit le col par l’arrière comme pour l’étrangler. Les hommes de Sicard, voyant entre quelles mains ils étaient tombés, décidaient de jouer le tout pour le tout. Armand fut jeté à terre sans ménagement par l’un des prisonniers qui prit la fuite et disparut entre les arbres ; Urien, toujours à terre, passa près d’une mort particulièrement déplaisante quand un autre soldat, parvenu à reprendre son vouge, tenta de lui en perforer la gorge.

Din et Fulgance, aux prises avec des soldats qui tentaient désespérément d’arracher leur maître du guêpier, virent de loin Amaury saisir un cheval et hisser de son mieux Sicard dessus avant de sauter lui aussi en selle. Dès cet instant, les quelques soldats qui n’avaient pas encore déguerpi se hâtèrent de le faire.

Urien, encore quelque peu secoué et manifestement outré par la lâche agression dont il avait été victime, et sans doute peu enclin à oublier le fait que Fulgance et Armand l’avaient facilitée, se tenait debout au milieu d’une scène de cauchemar, appuyé sur son épée. Les corps des soldats de Sicard, de deux chevaux abattus, sans oublier ceux de Marius et de Maillart, jonchaient le chemin forestier. Des prisonniers qui s’étaient rendus alors qu’Urien menaçait le sire de Grailhy, tous avaient préféré se battre jusqu’à la mort ou risquer d’être frappés dans le dos ; cela se comprenait, étant donnée la façon toute personnelle dont Urien avait géré la situation. Seul demeuraient deux soldats, l’un à peine conscient et probablement condamné, l’autre immobilisé par une jambe brisée.

Encore une fois, Urien de Havras avait tout fichu en l'air avec ses idioties. Othon commençait à avoir l'habitude ; et le moment était venu d'entretenir Urien d'une affaire qui tenait à coeur à Othon :

"Ah, prafoh ! Pravoh !" lança Othon à Urien. "Heureusement que je fous avais prévenu ! Ach, nous afons de la chance d'être tous touchours fifants !"

Fulgance regardait autour de lui et ne put s'empêcher de se dire :"Quel gâchis !"

Autour de lui, tout n'était que mort et désolation, les sires de Grailhy avaient échappé à leur juste sentence et la troupe avait récolté moult horions pour un résultat fort mitigé. Fulgance ne put s'empêcher de lancer un regard noir de reproches et de désapprobation à l'encontre d'Urien, même s'il se doutait que ce dernier s'en ficherait comme de sa première chausse, pis même, il trouverait à ne pas en douter un moyen de rejeter la faute sur un tiers.

Fulgance se reprit et parla à ses compagnons d'infortune : "Nous avons défait momentanément Sicard et sa clique, mais ils peuvent revenir pour s'avenger : je suggère de ne point tarder ci sous peine de voir ce sente à nouveau mal arpenté. Assemblons les montures valides et prestons-nous : plus vite nous serons loin de ce féal, mieux nous nous porterons."

« Nianianiania... je vous avais prévenu... nianiania nous avons de la chance d'être vivants... » reprit Urien en singeant Othon avec un dédain certain.
Le capitaine était épuisé, contus et passablement mécontent du résultat final, mais il était vivant et une nouvelle voie, celle de la liberté, s'étendait à présent devant lui.
Au milieu du carnage où vicères, sang et neige fondue se mêlaient, le chevalier de la Quête se mit à sourire sans s'en rendre compte. L'incompétence de ses compagnons de fortune avait failli lui coûter la vie, et sans doute méritaient-ils quelque cours magistral sur la discipline et l'art de surveiller un captif, mais l'heure lui sembla plutôt être aux réjouissances.

« De quoi vous plaignez-vous, nous avons survécu alors que nous n'avions aucune chance. Mon plan était parfait, admettez-le ! Ha ha ha.»

Une fois encore la chance insolente qu'était la sienne l'avait tiré d'un bien mauvais pas au prix de quelques vies humaines. Malgré tout, en dépit de cette magnifique audace qui le caractérisait, Urien restait un criminel recherché et sa tête était mise à prix. Voyager seul dans ces circonstances pouvait s'avérer dangereux, sans compter qu'il craignait à présent de voir ses nouveaux camarades se retourner contre lui pour le donner à quelque seigneur voisin. Ne pas les perdre de vue paraissait donc avisé.

Peu lui importait les prisonniers ennemis et les pertes subies par la compagnie qui lui était venue en aide. Seule la hâte lui semblait être une bonne solution pour sauver sa peau. Ce fut donc sans hésitation qu'il reprit la parole pour abonder dans le sens de Fulgance.

« Eh bien, fière compagnie, ne traînons pas ! Nous ne reverrons sans doute pas ce maudit borgne avant un moment, mais nous devrions quand même nous hâter... où allons-nous ?»

Brionne poussa un soupir de soulagement. Il avait bien cru sa dernière heure arrivée. Si le bric qui l'avait saisit au col avait possédé une miséricorde, il baignerait pour l'heur dans son sang.
Le cas d'Urien de Havras était encore plus surprenant. Il était, certes, admirable qu'il ait survécu lui aussi à ce behourd ; ce l'était encore plus qu'il ne soit pas trépassé de longues années auparavant d'une indigestion d'acier ou de noire hellébore. Ranald, ou quelque autre dieu glorifiant la folie et l'ivresse veillait à l'évidence sur son sort.
- J'admets que votre plan était presque parfait. J'ose même affirmer qu'il l'aurait été pleinement si vous aviez su vous contrôler face au sire de Grailhy. Nous serions en ce moment plus riches d'une monture et de quelques prisonniers. Souhaitons que les renseignements qu'ils pouvaient détenir ne nous fassent pas cruellement défaut dans un proche avenir.
Mais baste, je vous donne raison au moins sur un point : il ne sert de rien ressasser à l'envie de sombres reproches. Ce qui est fait est fait et nul n'y puis rien changer. Dirigeons-nous sans tarder vers la Tour. Fasse la Dame qu'il ne soit pas déjà trop tard !

A l'évocation du nom de La Tour, le visage d'Urien s'illumina. Il n'entendait rien à l'histoire de renseignements à laquelle Brionne faisait allusion, mais se rendre à La Tour avait toujours été pour lui une idée ravissante.
Il n'était pas rare que le nom de cette baronnie revienne sur les lèvres des habitués des tavernes de Gasconnie jusqu'à L'Anguille. En effet, pour tout soiffard, La Tour était pleine de promesses et également l'objet de tous les fantasmes les plus débridés.
La réputation des caves du baron local n'était d'ailleurs plus à faire même au Nord du royaume. Partout, depuis des années, il avait entendu des hommes ivres évoquer dans la même phrase les caves de La Tour et la Saincte Cave de ses propres ancêtres dans des comparaisons souvent douteuses, aussi un pélerinage semblait-il s'imposer.

D'un geste, Urien se redressa et fit craquer son dos avant de remettre son arme au fourreau.


« Alors La Tour ce sera ! Je sens qu'une belle et trépidante aventure nous attend alors haut les cœurs et faisons diligence.»


Boitillant mais sifflotant avec entrain, Urien traversa le champ de cadavres et de tripailles sans y prêter la moindre attention. Il alla saisir sa monture partie se cacher dans un fossé proche et la ramena sur le chemin, mais son expression changea bientôt. L'une de ses sacoches était manquante et avait dû tomber lors de sa première charge à travers bois. Il ne lui vint qu'un seul mot qu'il cracha entre ses dents serrées.

« Merdre.»

Ce que les dieux donnaient d'une main, ils le reprenaient de l'autre. Un autre mot lui vint à l'esprit en songeant à eux, mais celui-là, il s'abstint de le prononcer à haute voix...

(Eh bien, vous êtes réactifs, et ce malgré un trop long entracte ; ça fait plaisir. )


Armand sembla sur le point d’adresser quelque remarque bien sentie au douteux chevalier de Havras, mais renonça finalement à cet effort et se contenta de rajuster comme il le pouvait son armure tout en cherchant du regard une monture convenable.

Le reste de la compagnie faisait de même et rassemblait en hâte les armes et le peu de bagages qu’ils portaient avec eux. Les blessures furent pansées sans grand soin, en attendant de pouvoir leur consacrer plus de temps lors d’une prochaine halte. Le danger était encore trop grand pour enterrer comme il convenait les morts ; Marius et Maillart furent traînés à l’écart et durent se contenter d’être couverts d’une poignée de terre par Armand et Leustant. Quant aux hommes de Sicard, on dut les laisser au milieu du chemin. Armand voulut examiner celui de leurs deux prisonniers qui semblait le plus vif, mais sa blessure dépassait de beaucoup ses maigres compétences en la matière ; il fallut se résoudre à l’abandonner en espérant pour lui du secours. Armand cachait de moins en moins son déplaisir d’être associé à Urien et à sa clique. Sans parler des méthodes toutes personnelles du capitaine de la troupe, il apprécia peu de voir Othon, le mercenaire de Marienburg, fureter à la recherche de butin sitôt le combat achevé.

La recherche fut néanmoins couronnée de succès ; alors que la troupe était presque prête à décamper, Othon ramassa, à moitié dissimulé sous un cadavre, un superbe médaillon dont la chaînette d’or avait été brisée, sans doute durant la bataille. Au milieu de petites pierres fines brillait un rubis élégamment taillé. Onésime, qui prétendit avoir quelque connaissance du sujet, estima que l’objet était de grande valeur. Lorsqu’il se fut approché, Fulgance reconnut le médaillon pour l’avoir vu au col de Sicard de Grailhy ; les souvenirs d’Urien le confirmèrent. Au dos du médaillon était gravé un signe fait de lignes brisées. Ce symbole devait avoir quelque signification, car il n’était guère esthétique, mais il fallut remettre l’examen du bijou à plus tard : nul ne désirait demeurer un instant de plus au milieu de ce monceau de cadavres, en compagnie des deux blessés.

L’après-midi tirait doucement vers sa fin. La journée avait été froide, mais le ciel était à nouveau clair et dégagé au-dessus de la campagne gasconnienne. Le tout faisait un beau paysage d’hiver -c’est du moins ce qu’auraient pu penser d’honnêtes voyageurs n’étant ni blessés, ni recherchés, ignorant tout du très-détestable vicomte de Fontanes et de ses machinations, n’ayant jamais croisé la route d’Urien de Havras et, par-dessus tout, n’étant pas forcés de chevaucher en compagnie d’un gnome un peu trop jovial. Malgré la gravité de la situation, Onésime ne cessait en effet d’entonner son insupportable chanson de route :

On entend sous l’ormeau
Battre la merdre, battre la merdre !
On entend sous l’ormeau
Battre la merdre à coups d’marteau !

Avec la mort de Marius, Onésime était hélas plus que jamais nécessaire. Seul de la troupe à parfaitement connaître la région, il était devenu le guide indispensable à leur périple.



« Comment avez-vous dit que se nomme cette place, maître gnome ? demanda Armand dans l’espoir de distraire Onésime de sa chanson.
- Pougeac. C’t’un château bien gardé. Pas la peine d’essayer de passer en douce le pont qu’vous voyez ; y savent bien les moyens d’récolter leur péage.
- Ce qui veut sans doute dire qu’ils n’auront aucun mal à nous arrêter s’ils le veulent…
- Et si not’bon ami Sicard a trouvé l’temps d’les avertir de notre arrivée, on sera pincés, compléta Onésime.
- Sicard, ou tout simplement Florian de Clairac, qui doit toujours nous précéder, ajouta sombrement Leustant.
- Hauts les cœurs, messire Leustant, fit Onésime. J’connais un endroit pas bien loin où la rivière fait deux petites branches qu’on peut passer à gué. L’endroit est gardé à la belle saison, pour serrer les marchands qu’essaient d’éviter le péage de Pougeac, mais en hiver, pissemerdre, ça m’étonnerait fort. »

La compagnie se remit en marche, longeant la rivière. Le domaine du sire de Grailhy était à présent loin derrière eux, et sa troupe avait été suffisamment échaudée pour ne pas se lancer à leur poursuite -ledit sire de Grailhy lui-même devant encore se remettre de sa rencontre avec un certain chevalier de Havras. Mieux encore, Onésime leur avait appris qu’une fois passée la rivière, ils entreraient sur des terres relevant de la justice du seul baron de La Tour pour les affaires les plus graves ; en dernier recours, si un éventuel messager de Sicard parvenait à les faire arrêter par un seigneur local, ils pourraient en appeler à l’arbitrage du baron. Le mauvais côté des choses était que cela pousserait probablement Sicard à agir en contournant quelque peu la loi… Quant à Florian de Clairac, il avait déjà prouvé qu’il ne manquait pas de ressource et ne s’embarrassait guère de scrupules.

Un timide début de feu commençait à naître, péniblement allumé par Othon tandis que Din le protégeait tant bien que mal du vent avec sa cape. Leustant avait été désigné volontaire pour s’en aller chercher le plus de bois sec possible mais tardait à revenir.

« Et r’voilà la neige, cornes-à-merdre, bougonna Onésime dans sa barbe, emmitouflé sous une couverture.
- Au moins nous sommes à l’abri, intervint Armand. Enfin, presque. »

L’abri offert par les murs de la maison à demi ruinée dans laquelle ils avaient trouvé refuge était tout relatif. Les lauzes du toit menaçaient de tomber à chaque coup de vent, élargissant encore les trous qui laissaient tomber une neige légère sur les têtes de Brionne et Fulgance, les moins bien placés de la compagnie.

Ils avaient fait halte dans ce qui avait dû être une petite ferme isolée. Les chevaux avaient été mis au repos dans un appentis et somnolaient déjà. À deux pas de là se trouvait une vieille grange ; le toit complètement effondré la rendait cependant inutile, et mieux valait de toute façon rester groupés pour la nuit. Plus loin, en bas d’un ravin, un espace de terre fraîchement retourné indiquait des tombes, ou plus probablement un petit charnier ; il devait s’agir des morts du hameau voisin, dont on apercevait quelques lumières au loin. Ici comme ailleurs dans la baronnie, l’hiver décimait le petit peuple.

« Oh, le barbu, cracha Thomas l’Édenté en direction d’Onésime. C’est bieng sûr que ça risque rieng à allumer ce feu-là ?
- Pas grand-chose, fit le gnome. On est dans un coin vaguement civilisé. La forêt est pas toute proche, l’premier village est à moins d’une heure. Merdre et phynances, j’sais bien qu’cet hiver, tout fout l’camp, mais ça m’étonnerait qu’y traîne par ici des hommes-bêtes ou des brigands assez nombreux pour oser s’en prendre à nous. Mieux vaut s’offrir un bon feu et être reposé pour demain.
- Puisque nous avons un peu de temps et de lumière, j’aimerais revoir ces signes sur le médaillon de Sicard, déclara Armand. Ils me rappellent quelque chose, mais je suis incapable de dire quoi… »

Othon sortit le médaillon qui passa de main en main alors que chacun essayait de trouver un sens à l’étrange dessin gravé sur l’or.

Assis tout près du feu car il s'était octroyé d'entrée la meilleure place, Urien contemplait l'attelle de fortune qui maintenait son doigt brisé. De toute évidence, il devrait se retenir de trop utiliser sa main gauche durant les jours à venir, ce qui pouvait s'avérer bien fâcheux pour un gaucher.
L'euphorie de la victoire passée, le bilan de la journée lui sembla à présent moins glorieux. Outre ses multiples blessures, la fuite de Sicard lui pesait et il regrettait de plus en plus amèrement de ne pas l'avoir simplement transpercé de son épée à la première occasion.

La morosité l'avait à présent complètement gagné. Comme un enfant trop gâté n'ayant pu obtenir que l'on cède à ses caprices, le chevalier de la Quête se mit à bouder dans son coin.
Il fut cependant rapidement tiré de ses sinistres pensées par Fulgance qui lui tendait l'étrange médaillon dont il s'empara en silence.

« Cette chose est laide.» finit-il par lâcher d'un ton blasé et quelque peu amer puis, se renfermant dans son mutisme, il se contenta de faire passer l'objet à son voisin.
Peu lui importait qu'il s'agisse du dessin naïf d'un cheval ou d'un bouc, d'une constellation ou d'un dieu estrange, car il ne savait rien de la mission de ses camarades et ne comptait pas les questionner à ce sujet de peur d'avoir à écouter quelque long récit de peu d'intérêt.

Brionne secoua la neige de ses cheveux et prit à son tour le médaillon en main. L'objet le mettait mal à l'aise ; sans doute la finesse du travail d'orfèvrerie jurait-elle trop avec la grossièreté de la gravure. L'objet en devenait malsain, diabolique. Et ce dessin évoquait définitivement un bouc, ou pour le moins un signe chaotique. Cet objet, porté au cou de sire de Grailhy, ouvrait de sombres perspectives : Sicard faisait peut être parti de la mâle maisnie dirigée par le sire de Clairac. Voilà qui pouvait expliquer son insistance à vouloir à toutes forces les empêcher d'atteindre la Tour.
- Un bouc ... me semble t-il ?
Et il donna l'objet à son voisin avant de tourner son attention vers les bruits au dehors : n'était-ce pas Leustant qui revenait céant, les bras chargés de bois sec ?

Après avoir rabroué sans autre forme de ménagement par Urien, Fulgance reprit le médaillon que lui tendit Brionne, regarda le motif et dit aux autres qu'il pensait que c'était probablement un bouc comme le pensait Brionne, non sans hésitation et moult atermoiements, bref, il n'en était pas sûr du tout et cela se voyait.
"Mais que faisait un noble de haut rang comme le vicomte d'un médaillon à la gravure aussi laide", finit-il par lâcher, "je pense que cette question est tout aussi pertinente, bien que j'en ignore également la réponse."

Il fit passer le médaillon après avoir dit cette phrase, comme un signe d'abandon devant les énigmes soulevés par ce bijou.

Pendant que les autres regardaient et débattaient, Fulgance en profita pour prendre Armand à part : "Je tenais à vous tenir de ma gratitude pour les soins que vous avez portés à ma main gauche, mais également m'entretenir de quelques sujets avec vous. Voyez-vous, j'ai une sombre histoire de famille dont je voudrai causer avec le bon baron de La Tour, et c'est pour cela que je me rends à son domaine. Il semblerait que nos destination soient les mesmes, mais je ne sais la raison qui vous pousse à demander audience au seigneur de ces lieux. Puis-je ouïr vos motivations, si cela n'est point trop indiscret ?"

Fulgance s'était dirigé vers Armand, car de tous, il lui semblait pour l'instant être le plus honorable de la bande.

« Je crains d’en dire trop, souffla Armand en jetant un regard en biais aux compagnons de Fulgance, s’assurant qu’aucun d’eux ne pouvait l’entendre. Nous ne trouvons sur notre route que mensonge et trahison, à ce qu’il semble, et si vous me paraissez homme d’honneur, je ne puis hélas en dire autant du reste de votre troupe. Je regrette qu’un gentilhomme tel que vous en ait été réduit à se compromettre avec une pareille bande de risque-tout. Mais voilà ce que je vous dirai : je suis chevalier de la maisonnée de Laurent de Tagnac, seigneur de la ville de Valfons. Peut-être savez-vous la grande haine qu’il y a entre le marquis de Perbrancas, suzerain de messire Laurent, et le baron de La Tour. Mon seigneur verrait ses domaines ravagés si la guerre se déclarait pour de bon entre les deux hommes ; c’est de ces matières-là que nous devons entretenir le baron. Et nous avons pour le convaincre des nouvelles graves, dont j’espère pouvoir vous parler bientôt. »

Armand regarda encore par-dessus son épaule. Onésime s’était lancé dans une interprétation particulièrement hardie de la gravure du médaillon. Il voyait dans l’espèce de chèvre une allusion moqueuse aux étranges préférences sexuelles que les gens de La Tour prêtaient au marquis Foulques de Perbrancas ; pour mieux faire comprendre sa théorie, il mimait à présent une vigoureuse copulation en expliquant à son auditoire perplexe comment il convenait de maintenir la chèvre en place en la tenant par les cornes. Jugeant que cela suffirait à détourner l’attention de l’assemblée pendant quelques minutes encore, Armand poursuivit.

« Vous nous avez sans doute entendu parler entre nous d’un Florian de Clairac. C’est un seigneur de la baronnie de La Tour, et il se trouve que nous avons… eh bien… des raisons de croire que cet homme joue un jeu dangereux contre son suzerain le baron. Et c’est malheureusement pour nous un personnage à redouter. Nous nous attendons à entendre encore parler de lui sur le chemin de La Tour. »

En dépit des bouffonneries du gnome qui l'avait bien distrait par ses mimes grivois, Urien ne put s'empêcher de remarquer qu'Armand avait entrainé Fulgance à l'écart, sans doute pour ourdir quelque complot et saper les dernières bribes de son autorité. La chose le fit grimacer.
Le jeune Fulgance était un garçon pur et plein de vertu, habité par un sens de l'honneur qui le rendait tant manipulable qu'attachant.
S'il avait pu, Urien aurait aimé le voir se dérider un peu et profiter de la vie comme il savait lui-même si bien le faire, mais l'influence de quelque sérieux chevalier du Sud encombré par tout ce carcan de valeurs qui étouffait toujours la chevalerie bretonnienne risquait bien de le précipiter pour de bon dans les abîmes de l'ennui, voire de le pousser à la trahison.

D'ailleurs, après un long examen de ses nouveaux compagnons, Urien considérait qu'Armand était le seul dont il devait réellement se défier.
Du gnome, il n'y avait rien à craindre à part une forte migraine, et ce Brionne à la langue si bien pendue ne lui semblait pas être une bien terrible menace. Leustant, Othon, l'Edenté et Fulgance, il les connaissait pour avoir combattu à leurs côtés et pensait les avoir assez bien jaugé pour ne craindre aucun coup dans le dos. Restait le Tiléen et son valet muet, deux curieux personnages sans doute un peu couards et traîtres comme tous les estrangiers du Sud mais qui avaient le mérite de ne pas être originaires de cette région pourrie jusqu'à la moelle qu'est la Gasconnie.
Armand était toutefois bien différent. Au mieux, il était un épouvantable chevalier qui finirait tôt ou tard par se mettre en travers de son chemin. Au pire, il s'agissait d'un adorateur du chaos. Dans tous les cas, le chevalier de Havras devrait encore passer quelques nuits à dormir d'un seul oeil.

« Je m'étonne que vous fassiez confiance à pareil personnage après nos mésaventures avec Philibert de Montet, Leustant.»

Urien constata l'absence de son ancien compagnon de route qu'il avait cru à ses côtés et l'imagina en train de se faire sauvagement sodomiser par une meute de bêtes chaotiques. Cette vision lui fit presque passer l'envie d'uriner qui s'était emparée de lui depuis quelques minutes.
La nature se montra pourtant plus forte, et bientôt, le chevalier de la Quête s'éclipsa hors de l'abri pour satisfaire ses besoins naturels tout en gardant une main crispée sur la poignée de sa dague.

(NdB-p-b: désolé, ça n'a rien à voir avec la discussion qui était en train de s'établir entre le perso de Maxence et le PNJ, mais on dit souvent que les personnages ne font jamais pipi dans les jeux de rôles, donc je n'ai pas pu résister )

Dès qu’il fut sorti, Urien se prit à regretter le maigre abri de la maison abandonnée et le peu de chaleur qu’offrait leur feu de camp. Le vent nocturne s’engouffrait partout, et même en déployant des trésors d’habileté en la matière, il était difficile de soulager sa vessie sans exposer à la mordante froidure les parties sensibles de son anatomie. Un peu plus tôt dans la journée, Onésime avait prétendu que dans le royaume lointain de Kislev, l’urine gelait parfois avant même d’avoir tout à fait quitté le corps, ce qui pouvait conduire à des amputations.

Urien releva le col de sa fourrure afin de pouvoir se concentrer pleinement sur sa tâche sans être secoué de frissons.

Quand il fut parvenu à ses fins, l’esprit apaisé et le bas-ventre détendu, il fit quelques pas avant de rejoindre les autres. La maison où ils avaient élu refuge n’était guère spacieuse, et les chevaux occupaient une bonne part de l’endroit, aussi ne pouvait-on pas facilement s’y dégourdir les jambes. Il s’apprêtait à rentrer à l’intérieur quand une silhouette parut, assez loin devant lui.



L’idée que ce pût être Leustant lui traversa l’esprit. Cependant, l’homme s’arrêta net et demeura immobile un assez long moment, comme s’il réfléchissait ou cherchait son chemin. Puis il se remit à marcher lentement, sans se diriger le moins du monde vers les quelques bâtiments en ruines de la ferme abandonnée. Il fut bientôt hors de vue.

L'idée de suivre la silhouette avait effleuré le bon Urien, mais le temps qu'il prenne sa décision, le rôdeur semblait avoir disparu au loin.
A la réflexion, se lancer à la poursuite de quelque sinistre sorcier sans même une épée sous la main n'aurait pas été une brillante idée de toutes les manières.
Pour se rassurer, le chevalier de Havras tenta de se convaincre qu'il ne s'agissait là que d'un paysan, peut-être un parent de ceux enterrés non loin venu se recueillir. Pourtant, un certain malaise habitait à présent son esprit et l'absence de Leustant ne faisait qu'accroître ce sentiment.
Après un moment à scruter les ténèbres, il se décida enfin à rentrer, ne tenant plus dans ce froid glacial. En silence, il partit se rasseoir à sa place puis agrippa fermement sa longue épée.
Ne sachant exactement si la chose avait son importance, Urien décida de la garder pour lui. Si une attaque survenait, lui au moins y serait préparé, et si rien n'arrivait alors il aurait eu raison de laisser ses compagnons de route prendre un peu de repos au lieu de leur imposer une nuit de veille inutile. Ce parti lui sembla donc le plus sage. Ne restait plus qu'à espérer voir revenir le jeune sire de Castagne sain et sauf...

À l’intérieur, le feu ronflait et les conversations allaient bon train. Onésime semblait n’avoir pas renoncé à imposer son hypothèse touchant l’étrange signe gravé.

« Pour moi, ça ressemble plus à ung bong gros bouc, faisait Thomas d’une voix mal assurée.
- Une chèvre, que j’vous dis, insista Onésime. Une belle chevrette de Gasconnie, pissemerdre, c’est évident. Et quand j’vous dis chèvre, vous, à quoi qu’ça vous fait penser, hein ? »

À ces mots, Armand tourna la tête vers le gnome, comme si ses ridicules théories lui paraissaient soudain dignes d’intérêt.

« Au marquis Foulques, bien sûr ! acheva Onésime. C’est une farce comme on les aime à La Tour. Ou alors… -fit-il avec une soudaine inquiétude dans la voix- ça s’rait peut-être bien un signe secret des amoureux des chèvres… ça voudrait dire que l’seigneur Sicard a trahi l’baron d’La Tour et qu’y prend part en secret aux orgies du marquis.
- J’ai peut-être une explication moins risquée, intervint Armand en s’approchant du feu. Je suis presque sûr d’avoir vu un dessin semblable dans le traité d’astronomie du prêtre Thibaud que nous avions découvert dans le vieux temple de Jouvenargues. Je ne connais pas assez bien la Langue Classique pour le déchiffrer, mais rappelez-vous la lettre trouvée en même temps que le traité. Elle parlait d’une Nuit de la Chèvre qui est apparemment un phénomène céleste. Le dessin du médaillon pourrait très bien y faire référence.
- C’est bien tordu, jugea Onésime. Si vous voulez vraiment, messire Armand, que ces gribouillis représentent la constellation d’la Chèvre, alors il suffit de supposer que Sicard de Grailhy était né sous le signe de cette constellation-là, comme on peut être du signe astral du Coq, ou du Chaudron, ou du Tambour, ou bien des Deux Bœufs, ou bien de…
- Ce sont des superstitions de paysans, coupa vivement Armand. Accorder de l’importance aux astres sous lesquels on est né, c’est l’affaire des nomades qui vont de ville en ville dans des chariots et disent aux naïfs la bonne aventure. Je vois mal un noble du rang de Sicard accorder foi à ces billevesées.
- Oh, messire, protesta Thomas, dites donc point ça, que ça porte malheur ! Moi, quand j’étais tout pitchounet, vu que j’étais du signe du Danseur, ong m’a prédit qu’ung jour une belle pucelle de haute famille tomberait amoureuse de moi et que…
- Et c’est arrivé ? demanda Onésime.
- Nong, mais ça va arriver, je le sens, répondit Thomas, l’air très confiant. »

Armand se leva pour aller observer le ciel à travers le large trou du toit, mais revint bientôt auprès du feu.

« Le ciel est trop nuageux cette nuit pour bien distinguer les étoiles, fit-il. Mais je suis convaincu que ce dessin a bien la forme de la constellation de la Chèvre. Qu’aviez-vous dit que c’était au juste que cette Nuit de la Chèvre, Onésime ?
- Une bêtise de manant. Quand il y a l’Étoile du Sorcier qui entre dans la constellation de la Chèvre, ça lui fait comme un genre d’œil, à la Chèvre, et alors toutes les chèvres deviennent folles et c’est la fin du monde, quelque chose comme ça. »

Armand se mit à réfléchir en silence, le front penché. Ces matières-là étaient des questions pour un érudit en astronomie, non pour un chevalier errant.

« Où reste encore Leustant ? demanda-t-il soudain. Il pourrait tout de même s’attarder un peu moins. Il va nous falloir du bois bientôt si nous voulons avoir un feu cette nuit.
- Peut-être qu’il est constipé, intervint élégamment Onésime, et qu’il est en train d’essayer de…
- Allez donc le trouver, messire Othon, fit Armand en rendant le médaillon au mercenaire. Et tant que vous y serez, ramenez vous aussi un peu de bois sec, ce ne sera pas de trop. La nuit s’annonce froide. »

Une constellation... cela faisait bien partie des solutions envisagées par Urien au premier coup d'œil et les choses commençaient à prendre peu à peu forme. Une forme assez déplaisante, au demeurant.
Depuis son arrivée en Gasconnie, il avait croisé le chemin de plus d'hommes bêtes qu'il ne s'était figuré y en avoir dans toute la Bretonnie et il lui était difficile de ne pas voir en elles une certaine parenté avec les chèvres. Si ces choses risquaient de devenir frénétiques lors de cette fameuse nuit de la Chèvre, Urien pensa qu'il valait mieux être le plus loin possible.

Bien des choses lui revinrent à l'esprit. Le siège de Massillargues, le chemin avec Philibert de Montet, les armées de Fontanes qui avançaient à une allure surnaturelle, les arbres eux-mêmes qui s'étaient mis à se mouvoir pour le tuder et ce très-espouvantable démon qu'il avait vu de ses yeux et dont il s'était efforcé de nier l'existence depuis lors. L’influence du chaos se voyait dans presque chaque étape de son voyage.
La pensée lui vint que la réputation du marquis de Perbrancas ne venait pas forcément de quelque acoquinement avec des chèvres, mais plutôt de ses relations avec de foutus hommes boucs comme ceux qu'il avait déjà croisés à maintes reprises.
Si tel était le cas, que penser du baron Fulcrand de la Tour ? S'il n'était pas spécialiste de ces questions et n'avait jamais écouté que d'une oreille distraite les leçons de ses précepteurs, le chevalier de Havras savait qu'il existait quatre divinités majeures du Chaos et craignait de plus en plus que chacun de ces trois grands seigneurs soit affilié à l'une d'elles. Après tout, cela aurait pu expliquer l'étrange équilibre des pouvoirs qui s'était installé dans la région, chacun attendant cette fameuse nuit de la Chèvre pour lancer quelque plan horrificque. N'y avait-il d'ailleurs pas un dieu des plaisirs parmi ces quatre puissances du Chaos ? La chose aurait fort bien pu séduire ce baron hédoniste qui résidait à La Tour.
Par malheur, même si tel était le cas, Fulcrand demeurait tout de même leur meilleur espoir et son aide leur serait utile pour survivre à cette pénible mésaventure. Urien ignorait la quête dans laquelle étaient lancés ses compagnons de route, mais il semblait évident qu’elle était liée d’une manière ou d’une autre à ce qu’il avait vécu jusque là. En bref, leur voyage à la Tour serait moins plaisant et oisif qu’il ne l’avait escompté.

Il entendit alors Armand commander à Othon de partir seul à la recherche de Leustant alors qu’il savait, lui, que quelque rôdeur se trouvait non loin. Et si Othon ne revenait pas à son tour, que comptait faire ce bougre d’idiot ? Envoyer un autre membre de la compagnie seul pour le chercher ?

« Ah ! Sans doute m’avez-vous tous jugé bien sévèrement après l’incident de cette journée, mais sachez que je n’étais pas devenu capitaine de ces soudards sans raison… on n’envoie pas un homme seul pour en chercher un autre, déclara Urien d’un ton moqueur, en se redressant d’un bond. Je vais vous accompagner. »

"Che vous remercie, Capitaine, lança Othon au chevalier de Havras, tout en rangeant le médaillon hideux dans une poche de son vêtement où il conservait ce genre d'objets. Allons troufer ce pauvre Leustant, et espérons qu'il n'est que perdu et pas prisonnier."

Othon était surpris par l'attitude d'Urien ; normalement, celui-ci aurait envoyé Thomas ou Fulgance le seconder, au lieu de l'accompagner en personne. Peut-être le chevalier se sentait-il coupable de ce que était arrivé quelques heures plus tôt et tentait à présent de se racheter ?

"Par où est-il parti, déchà ?" demanda le marienburger, tout en vérifiant si ses pistolets étaient bien en place et en dégainant sa longue épée, car il ne tenait pas à se faire surprendre désarmé dans cette forêt, où Sigmar seul savait ce qui se terrait.

« Essayons par là.» décréta Urien en désignant l'endroit où il avait vu disparaître son rôdeur, quelques minutes auparavant.
Emmitouflé dans sa cape, le visage enfermé dans sa peau d'ours, Urien avançait, l'épée coincée sous le coude gauche pour maintenir le fourreau à l'abri du vent glacial et se tenir prêt à dégainer de la main droite.

La nuit était sombre et nuageuse, aussi le jeu de piste s’annonçait-il ardu. Urien eut quelque peine à retrouver l’endroit où il croyait avoir vu disparaître le vagabond. Les sentiers disparaissaient sous la neige, et les arbres, qui paraissaient tous semblables aux yeux des deux hommes, ne leur fournissaient presque aucun repère. Ils découvrirent finalement des traces de pas qui étaient sans nul doute celles du rôdeur : elles étaient régulières et rapprochées, comme celles d’un homme marchant lentement.

En cette époque de l’année qui précédait le Nouvel An, les deux lunes étaient presque pleines ; malgré les nuages et le couvert des arbres, Othon et Urien mirent à profit ce peu de lumière pour suivre les pas dans la neige. Les traces s’éloignèrent d’abord nettement de la ferme en ruine pour s’enfoncer dans les bois avant de changer brusquement de direction, comme si le marcheur hésitait sur la route à prendre. Mais ils n’avaient fait que quelques pas dans cette nouvelle direction lorsque la piste s’arrêta net ; elle traversait un bosquet de pins dont le sol sans neige, tapissé d’aiguilles brunies, ne permettait plus de distinguer la moindre trace de pas.

Ils durent revenir sur leurs pas pour suivre la piste dans l’autre sens. Là encore, les pas changeaient plusieurs fois de cap, sans raison apparente. L’homme n’avait suivi aucun sentier visible ; à voir ses traces, on aurait pu penser qu’il était égaré, ou même aveugle. Ils arrivèrent, après quelques détours, en vue du charnier, élégamment indiqué par un poteau de bois au sommet duquel trônait un vieux crâne décrépit. L’hypothèse rassurante d’Urien selon laquelle l’homme était peut-être un simple villageois venu pleurer ses morts semblait raisonnable : l’inconnu s’était bien rendu auprès des tombes ; cependant, si c’était le cas, il avait emprunté un chemin différent à l’allée et au retour, car il n’avait laissé qu’une seule piste et non deux.

L’endroit aurait pu passer pour un simple lopin de terre retournée si la puanteur des cadavres n’y avait flotté d’une façon aussi nette. Peut-être d’ailleurs était-il sage de ne pas s’approcher davantage si les morts récents étaient ceux de quelque épidémie maligne, comme celle survenue dans le village de Jouvenargues. Ils étaient encore plus ou moins à couvert parmi les arbres lorsqu’Othon arrêta soudainement Urien d’un geste et lui montra sans mot dire, au milieu des mottes de terres, une silhouette étendue. Urien ne l’avait pas remarquée, son attention emportée par un autre détail non moins important : il était sûr d’avoir vu, à l’autre bout du terrain, un homme passer entre les arbres.

Les deux hommes échangèrent un regard. Sans doute craignaient-ils tous deux de savoir qui gisait devant eux.
« Nous ne sommes pas seuls, prévint Urien. Il y avait quelqu'un d'autre ici à notre arrivée.»

Dégainant son épée, le chevalier fit signe à son camarade de le couvrir puis s'approcha de la silhouette d'un pas hésitant.

Tandis qu’Othon restait en arrière, ses doigts engourdis crispés sur ses armes, Urien avança avec précaution à travers le terrain. Sans arbres au-dessus de lui, il voyait mieux où il posait le pied, mais cela ne l’empêcha pas de trébucher une fois ou deux dans un trou masqué par les ombres. La terre avait sans aucun doute été creusée très récemment, avant la dernière chute de neige tout au moins. En plusieurs endroits, Urien devinait des fosses approximatives, peu profondes et apparemment encore vides. Il ne faisait cependant aucun doute que des cadavres pourrissaient là, à en juger d’après l’odeur infâme qui régnait. À mesure qu’il s’approchait du corps gisant face contre terre, il lui semblait percevoir une présence sur sa gauche, mais il ne parvenait pas à en être certain.

À côté du corps étendu se trouvait un petit tas de bois. Sachant ce que cela devait signifier, Urien retourna le corps de façon à voir son visage. Malgré le peu de lumière, aucun doute n’était possible. Leustant. Assommé, d’après le sang caillé qui souillait ses cheveux. Son visage était tuméfié comme s’il avait été roué de coups. Urien baissa le regard sur la poitrine du jeune chevalier, et tout espoir disparut. Son cou était horriblement déchiqueté, comme si un chien errant l’avait mordu à la gorge puis dévoré en partie. Ses mains étaient dans le même état.

Fulgance faisait de son mieux pour atteindre les branches les moins hautes de l’arbre tordu qui poussait à deux pas de leur abri. En attendant Leustant et les autres, il fallait bien nourrir le feu. Il cassa suffisamment de branchettes pour patienter jusqu’à leur retour, s’ils ne tardaient pas, et s’apprêta à rejoindre la maison en ruine, presque confortable en comparaison du dehors.

Il ne tourna la tête qu’au dernier moment, alors qu’il était presque sur le seuil. Des bruits de pas très nets se rapprochaient. Il ne tarda pas à voir un homme se diriger vers lui, à quelque distance. L’homme marchait dans l’ombre des arbres, mais ne cherchait aucunement à se dissimuler et avançait sans hâte. Il ne semblait pas armé. Fulgance se retourna tout à fait pour mieux observer l’inconnu. Il vit alors qu’il n’était pas seul. Un peu plus loin sur la gauche, du côté de la vieille grange, un autre homme s’avançait dans sa direction.

Dans le ciel nocturne, les nuages semblèrent se dissiper un instant et le charnier reçut une pâle lueur de lune. Othon, qui écarquillait les yeux dans sa surveillance des environs, crut distinguer une silhouette humaine. Oui, il n’y avait aucun doute possible : un homme s’avançait vers Urien qui lui tournait le dos, absorbé par son examen du cadavre, et ne l’avait pas encore entendu s’approcher.

Brionne avait d'abord profité du départ d'Othon suivi d'Urien pour s'approcher du feu et réchauffer sa vieille carcasse. Mais le sort du jeune Leustant le préoccupait toujours, et lorsque Fulgance sortit à son tour, il abandonna sa place pour se diriger vers la porte : c'était maintenant quatre compagnons qui couraient le guilledou dans cette forêt enneigée. Tous ses sens aux aguets, il écoutaient les bruits du sous bois, clignant des yeux pour tenter d'habituer sa vue à l'obscurité ambiante.

Fulgance était sur le point de rentrer, il pensait encore à cette conversation avec Armand, et à quel point le baron de Clairac qu'il lui avait décrit ressemblait à son frère de par sa félonie. Mais le froid avait mis court à leur conversation, et Fulgance demanda à interrompre les explications le temps qu'il aille chercher de quoi entretenir feu.

C'est en revenant qu'il entendit les pas craqueler dans la neige, puis aperçut une silhouette et puis une autre qui s'approchait dangereusement vers lui.
"Othon, Urien, Leustant, est-ce vous ?" Lança-t-il d'une voix peu assurée mais sonore.
Des années d'errance et de traque l'avait rendu méfiant, et avant même d'avoir fini sa phrase, le fagot était à terre, lâché par la main encore valide du jeune preux afin que celle-ci se porte vers le pommeau de son épée.

L'absence de réponse finit à parfaire la méfiance du chevalier qui dégaina son arme en criant : "Armand, Maillart, Brionne, Din, aux armes ! Nous avons compagnie en ces lieux et je douste fortement qu'elle ne soit plaisante !"

Sans apenser plus avant, Brionne dégaina son épée et sa miséricorde pour se précipiter aux cotés du fougueux Fulgance (ça le fait, hein, "fougueux Fulgance" ? ).

Le premier réflexe d'Othon fut le suivant : "Urien, attention, terrière fous, z'est affreux !". En même temps, il avança vers la sombre silhouette, bras tendu afin de diriger son épée droit devant lui, comme il avait appris à la faire durant son enfance à Murienburg, avec son vieux maître d'armes.

Urien était anxieux. Le cadavre de l'un de ses anciens camarades gisait devant lui, tandis que des mouvements se faisaient entendre dans son dos. L'avertissement d'Othon ne le fit pourtant pas se retourner. La main crispée sur la poignée de son arme, il ferma les yeux et se mit à respirer lentement. Il n'aurait qu'une seconde pour agir et en était parfaitement conscient.
Le bruit de pas, quoiqu'un peu couvert par les battements de son propre coeur, semblait à présent tout proche, sa cible ne devait plus être à plus de deux mètres de lui.
A à peine un mètre derrière, le bruit d'un craquement se fit entendre. Il n'y avait plus à hésiter. Rouvrant les yeux, Urien se retourna d'un geste. Dans un violent cri de rage, il frappa à hauteur de tête quiconque se trouvait derrière lui.

La lame siffla dans l’air froid et Urien sentit qu’elle avait touché quelque chose. Un objet lourd tomba sur le sol meuble avec un bruit étouffé.

Le cœur battant la chamade, Urien recula vivement et se mit en garde du mieux qu’il put. Un instant, il craignit en dépit de toute logique d’avoir manqué son coup ; c’était pourtant bien la tête de l’inconnu qu’il avait entendu tomber. Cependant l’homme avait continué d’avancer droit devant lui, quoique son chef ne se trouvât plus sur ses épaules. Passé le premier instant de surprise, Urien se rappela qu’il avait déjà été témoin d’étrangetés de ce genre ; il était après tout fréquent qu’une volaille continue de courir dans la basse-cour le cou tranché. Othon mit un terme à cette marche obscène et transperça le cadavre, l’envoyant à terre une bonne fois pour toute.

Le silence retomba instantanément. Les nuages revinrent et le peu de lumière que donnait la lune fut obscurcie. Dans ces conditions, il devenait difficile de distinguer quoi que ce fût autour d’eux. Conscients du danger, les deux hommes se turent et tendirent l’oneille. Ils n’entendirent rien pendant ce qui leur parût un long moment. Puis à nouveau, des bruits de pas, devant et derrière eux. Une silhouette parut, trébuchant un peu dans la terre du charnier, et s’arrêta sans dire un mot, comme si elle attendait de la part d’Urien ou d’Othon quelque parole de bienvenue.

Côte à côte, toutes lames tirées, Brionne et Fulgance demeuraient immobiles devant le pas de la porte. L’obscurité régnait autour d’eux, si bien que la petite ferme en ruines paraissait perdue dans la nuit.

Derrière eux, ils entendaient Din, Armand et les autres s’armer en hâte contre ils ne savaient quoi.

« Que quelqu’un tienne avec moi la brèche du mur ! fit Armand. Onésime, placez-vous à une fenêtre et surveillez au moins les environs, si vous ne voulez pas vous battre. Et qu’on garde un œil sur les chevaux. »

Les deux hommes continuaient d’avancer lentement dans la neige. S’ils avaient entendu le tumulte causé par leur arrivée, ils n’en laissèrent rien paraître. Brionne en vit un autre émerger de la pénombre, et un quatrième contourner le côté de la vieille grange. Il les montra du doigt à Fulgance, qui lui répondit en indiquant un cinquième homme qui arrivait sur leur droite.



HRP : Comme la fois précédente, les petites lettres rouges symbolisent vos persos : Fulgance, Brionne, Din, Beppe, Onésime, Armand, Thomas. Les espèces de boudins sont une licence artistique pour représenter les chevaux du groupe. Ils sont attachés à des anneaux de fer fixés au mur ou à des poteaux de bois fichés dans le sol.

Les murs sont encore relativement solides et ne s’effondreront pas si quelqu’un éternue un peu trop fort. On peut entrer facilement dans la maison en passant par la porte ou par la brèche dans le mur. La porte peut être plus ou moins fermée par une porte de bois en mauvais état, mais elle ne résistera pas longtemps. La brèche est large, mais peut être défendue comme un mur bas. Aux prix de quelques acrobaties, un homme pourrait également entrer par une fenêtre.

Cette fois-ci, Othon décida de jouer la carte de la simplicité. Il sortit un de ses pistolets, visa le torse de la créature et s'apprêta à tirer. A cette distance-là, il aurait peu de chances de la rater. Il décida d'attendre quelques secondes, au cas où la créature leur adresserait la parole, prêt à l'abattre au moindre signe d'animosité.

Répondant à l'appel d'Armand, Din fit signe à Beppe de le suivre et se dirigea vers le mur effondré. Il ne pouvait cacher son appréhension : quel cadeau empoisonné la nuit leur réservait-elle ?

Le froid parut à Urien plus mordant encore qu'il ne l'avait été jusque là. Il le ressentait jusque dans ses os.
La puanteur, le silence, l'obscurité et la peur que les deux hommes tentaient tant bien que mal d'étouffer rendaient la situation particulièrement insoutenable.
Leurs assaillants étaient de stature humaine et, pour autant qu'il pouvait en juger, parfaitement normaux. Pourquoi gardaient-ils le silence ainsi ? Ne comptaient-ils pas au moins le blâmer d'avoir quelque peu décoiffé leur compagnon ?

« C... cet homme m'a attaqué, déclara-t-il d'une voix aussi assurée qu'il le put. S'il était votre ami, prenez son corps et partez. Aucune querelle ne nous oppose.»

Mais ces derniers mots ne furent guère plus qu'un murmure tant sa gorge s'était nouée. Quelque chose n'allait pas, il le sentait.

« Par tous les dieux, si vous ne voulez finir la gidouille tout éventraillée, parlez !» finit-il par exploser.