[Les 15 ans du forum] La Quête du Graal

Les deux adversaires étaient épuisés. Réduits à l’état d’enfants maniant des épées bien trop lourdes pour eux, Sofia et Rinquessat n’avaient plus rien des nobles aventuriers qui s'étaient si courtoisement défiés quelques minutes plus tôt. Les souples esquives avaient cédé la place à des titubations maladroites, tandis que les blocages entraînaient systématiquement la chute du défenseur. La fin était proche. Tous les deux en avaient désormais une conscience très claire, sans savoir lequel tomberait et lequel s’élèverait vers les plus hautes sphères.

Sans doute parce qu’elle savait devoir jouer son va-tout, la grande duchesse ne laissa pas à Rinquessat d’avantage de temps pour rassembler ses esprits ou maîtriser sa douleur. Cette brève interruption lui avait suffit à retrouver un semblant d’équilibre après la mutilation de sa jambe, et c’est en une petite foulée bondissante qu’elle se rapprocha du chevalier pour terminer le travail. Sa blessure au flanc rendait la chose difficile. Lever le bras au dessus de l’épaule lui était devenu impossible ; aussi dut-elle se contenter d’une petite série de coups secs qui bousculèrent Rinquessat et le contraignirent à céder toujours plus de terrain. Ces attaques étaient dénuées de toute force, donc vouées à l’échec. Serrant les dents en prévision des souffrances indescriptibles qui l’attendaient, Sofia lança le bras en arrière avant de le propulser vers l’avant dans un grand mouvement de balancier. Dès qu’elle franchit le point critique, le déplacement de ses os brisés mit tous son être à la torture. Ses yeux se voilèrent et ses jambes flageolèrent, incapables de la soutenir d’avantage. Au milieu de ses propres cris, elle parvint cependant à capter les signes d’une petite victoire : Rinquessat venait lui aussi de pousser une exclamation assourdie. Et de fait, l’épée de Sofia l’avait frappé à la tête. Non pas du tranchant, car un tel coup aurait certainement été à même de l’occire, mais du plat ; ce qui eut tout de même pour effet de lui fracturer la boite crânienne et de sérieusement le commotionner. Rendu à son tour presque aveugle par ce choc temporal, Rinquessat balaya désespérément devant lui. Il n’était plus question de chercher à blesser son adversaire - ses hémisphères en compote ne lui permettaient pas de l'envisager -, mais simplement de tenir à distance celle qui pouvait lui ôter la vie. En un sens, il réussit. Sofia était étendue de tout son long, et les moulinets désordonnés du chambellan constituaient un grave danger. Le bras droit presque mort, elle s’aida de son bouclier en le plantant dans la terre meuble pour se traîner par à-coups jusqu’à une distance de sécurité.

Tous deux étaient à présent au bord du gouffre. Celui qui parviendrait à mobiliser ses dernières ressources avant l’autre remporterait probablement le saint calice, si tant est qu’il parvienne à ramper jusqu'à lui…                    

Résultats:

Il semblait que la forêt, l'herbe, les pierres, Sofia, absolument tout était devenu rouge. Rinquessat s'essuya les yeux d'un revers de manche. Ah non. C'était parce que le sang qui jaillissait de sa nouvelle bosse à la tête avait coulé dans ses yeux. Les sons résonnaient dans sa tête comme les matines dans un clocher, le monde semblait tournoyer et le sol se mouvoir sous ses pieds. La douleur sourde qui envahissait son crâne lui avait fait presque oublié la blessure à son ventre. Il aurait dû prendre le temps de mettre son heaume au lieu de charger comme un imbécile au début du combat ; son camail seul ne pouvait pas arrêter une arme lourde aussi facilement, fût-ce seulement son plat.

Exténué et incapable de réfléchir, il rassembla ses dernières forces et tituba lentement tel un pantin désarticulé, se tenant toujours le ventre d'une main et son épée dans l'autre, en direction de son adversaire, prêt à en finir.

Une fois à distance de sécurité, Sofia se releva, poussant un râle de douleur, la blessure au flanc continuait de vider son sang, et ses bandages de fortune n'étaient pas très efficaces pour sa cuisse. Elle le savait, c'était sa dernière chance, et son adversaire ne voulait pas lui concéder sa victoire, très têtu ! Un peu comme elle cela dit. Une fois vaguement debout, chancelante, elle reprit une grande respiration, erreur, ses côtes brisées se rappelèrent à son bon souvenir.

Elle avait, à ce moment, complètement oublié pourquoi elle était là, pourquoi elle se battait. Un peu par énergie du désespoir, un peu par rage aussi, sans doutes, elle réussit à charger à nouveau. Enfin, elle avait l'impression de charger, pour un éventuel spectateur, elle se traînait plutôt.

« Maintenant ou jamais ! » Telle une lente expiration sur des braises mourantes, cette pensée attisa ce qui restait d’esprit combatif chez Sofia et Rinquessat, les poussant à se rapprocher pour la dernière fois.  

La duchesse n’eut aucun mal à prendre son adversaire de vitesse. Sonné comme il l’était, il se déplaçait avec moins d’assurance sur ses deux jambes qu’elle sur une seule. Restait le problème de son bras armé. Réitérer le dernier exploit qui avait fissuré la tête de Rinquessat comme une vulgaire coquille de noix était hors de question. Elle le sentait avec une terrible acuité : des esquilles d’os n’étaient pas loin de lui perforer un poumon. Si une telle catastrophe devait advenir, l’affaire serait pliée sans que le chevalier ait à lever le petit doigt, et elle finirait noyée dans son propre sang.

La seule option viable qui lui restait consistait à se reposer sur son bouclier pour viser un point sensible. La moitié du travail était déjà faite. Il suffisait somme toute d'élargir la faille jusqu’à ce que la cervelle de Rinquessat puisse apprécier l’air ambiant.

Un large pan de bois, de cuir et d’acier ne se manie malheureusement pas avec autant d’aisance qu’une lame bien équilibrée. La friction du vent à elle seule gêna copieusement Sofia, dont le premier coup fut évité sans effort. A la seconde tentative, son audacieux mouvement ascendant manqua d’atteindre Rinquessat en plein sur la pommette, juste en dessous de sa précédente blessure. Cette attaque menée avec le bord bardé du bouclier n’aurait pas manqué d’envoyer l'importun au tapis et pour de bon, mais l’allonge lui fit défaut. Cette jambe ! Toujours cette jambe qui la freinait et réduisait son champ d’action ! Malgré l’excellence de la dame en matière de combat rapproché, le manque de mobilité jouait contre elle, et Rinquessat en profita. Terre, ciel, rivière et arbres avaient enfin cessé de tournoyer en tous sens pour reprendre leur immobilité de bon aloi. Un élancement terrible continuait de lui tarauder les hémisphères au rythme de ses pulsations cardiaques, mais il pouvait enfin se consacrer à autre chose qu'à son seul équilibre. Deux pas en retrait le mirent hors de portée d'un dernier mouvement offensif et ouvrirent la voie à sa riposte.

L’assaut n’était guère brillant. Décidé à chasser un double de Sofia qui se tenait à cinquante centimètres de sa position réelle, le chambellan taillada l’air d’une main mal assurée. L’absence de contact l’enjoignit à rectifier le tir.

Un peu plus à gauche.

Les armes s’entrechoquèrent avec un son clair.

Encore un rien plus à gauche…

« Aaaaaaaarrrh ! »

Là.

Le dernier tiers d’une épée enfoncé dans l’épaule, la grande duchesse du Solland s’effondra dans l’herbe verte où elle perdit connaissance. Sa clavicule n’avait pas résisté. Quant à l'omoplate, le bilan devait être terrible. Pourtant son armure lui avait une fois encore sauvé la vie. En faisant barrage au tranchant et en répartissant la force de l’impact, elle avait préservé l'artère sous-clavière d'une redoutable déchirure. Le cas contraire, c'est une hémorragie massive qui eut tôt fait d’emporter l’aventurière vers les jardins de Mórr.            

Demeuré seul au milieu d’une nature silencieuse, Rinquessat posait un regard vide sur le corps de son adversaire.

Résultats:

Rinquessat tomba à genoux, épuisé physiquement et mentalement par ce combat où il avait clairement laissé des plumes.

Croyant son adversaire morte, il voulut lui rendre hommage pour s’être bien battue. Il détacha de son cou son pendentif en forme de coquille d’escargot (c’était même peut-être bien une vraie petite coquille d’escargot) qu’il tenait de sa grand-mère, une fervente adoratrice de Bavmorve, et le posa dans la main ouverte de Sofia. Il comprenait que le dieu escargot géant tout baveux ne l’avait peut-être pas laissé tomber après tout, mais avait peut-être tenté de protéger cette combattante impériale car il voyait en elle une potentielle adepte.

Il lui fallut toute sa volonté pour se relever puis aller chercher sa mule qui broutait paisiblement non loin, et enfin continuer sur son chemin, mais il était déterminé. Le bretonnien n’avait pas fait tous ces efforts pour abandonner sa quête sacrée alors qu’il touchait pratiquement au but. Il suivit le cours du ravin pour trouver un autre moyen de traverser, et n’en trouva guère jusqu’à ce que le tumultueux torrent d’eau se déverse en une cascade. La cascade se jetait à son tour depuis le haut d’une falaise dans un petit étang entourée de peupliers ainsi que de saules pleureurs, et couverte de nénuphars en fleur. Il mit pied à terre et continua à pied après avoir attaché sa mule à un arbre. Après s’être frayé un chemin à travers la dense végétation et les rochers glissants jusqu’en bas de la falaise qui le séparait de l’étang, Rinquessat retira son gant droit et plongea sa main dans l’eau. Elle était fraîche et limpide, et il décida d’en boire une gorgée.

Peut-être était-il déshydraté car cela lui fit un bien fou. Déjà il ne sentait presque plus sa blessure au ventre, et son mal de tête semblait s’estomper. À bien y regarder, cet étang n’avait pas l’air normal. Une étrange brume s’était soudain levée, et sous les nénuphars à quelques pieds sous la surface quelque chose de brillant pulsait d’une lumière dorée...

La blessure à la tête de Rinquessat était décidément sévère : oubliant complètement que le Graal se trouvait à quelques pas de lui, il avait attrapé sa mule, tourné en rond dans les bois durant une bonne heure, rejoint le cours de la rivière en amont et crapahuté à travers les buissons ; tout cela pour revenir à son point de départ et passer à côté du corps de Sofia sans même s’en rendre compte. L’étendue d’eau où il se désaltérait n’était autre que le site de son récent fait d’armes, et cette réalité lui échappait encore... Heureusement pour lui, il ne passa pas à côté du plus important.    

A son approche, l’eau toute entière se mit à irradier d’une lumière dorée, littéralement transformée en flaque de lumière. En jaillirent plusieurs blocs auréolés de magie qui faisaient jadis partie du vieux pont, détruit par les premières charges des deux aventuriers. Dans un magnifique et hypnotique ballet virevoltant - presque incongru pour d’aussi lourdes pièces de maçonnerie -, chaque composant de l’arc vint retrouver la place qu’il occupait jadis, reconstituant le passage par-dessus la rivière. D’un pas hésitant, Rinquessat s’avança et posa un premier pied sur le viaduc. La pierre s’affaissa presque imperceptiblement sous son poids avant de se rehausser quand il relâcha la pression. La volonté de la Dame était à l’œuvre ici. Il n’était plus temps de manquer de foi.

Parvenu au milieu du pont, l’ancien chambellan vit les flots s’animer. Un petit tourbillon se forma, repoussant l’eau jusqu’à mettre à sec une portion du lit de la rivière. C’est alors qu’il le vit. Il reposait là, immaculé, éclatant flambeau qui éclairait un peuple entier depuis des âges immémoriaux : le Sainct Graal !

La coupe entama une lente ascension par lévitation. Avec une parfaite régularité, elle dépassa la surface de la rivière qui se referma derrière elle sans un bruit, arriva sous les premières pierres du pont, puis franchit le niveau de circulation et, finalement, s’arrêta juste sous les yeux écarquillés d’un chevalier émerveillé de toucher ainsi au but.    

Au moment même où les mains de Rinquessat entrèrent en contact avec le Graal, tout fut bouleversé. Le métal s’anima d’une pulsation qui allait sans cesse grandissante et se propageait dans l’air environnant à la manière d’une onde troublant la surface d’un étang. Partout où elle passait, le charme qui avait fait verdir prématurément ces bois perdait de sa force et finissait par se dissiper. Jusque là maintenu à distance, l’hiver déferla pour reprendre ses droits. Les feuilles se détachèrent des branches, jaunirent, se craquelèrent, et tombèrent en poussière avant même de toucher le sol. La surface de l’eau se recouvrit en quelques secondes d’une épaisse couche de glace, tandis qu’un vent mordant déferla dans la vallée. Dans son sillage s’avançaient d’épais nuages gris qui eurent tôt fait de masquer les derniers reliquats de ciel bleu.

Arraché à sa contemplation par des secousses dans la masse du pont, Rinquessat bondit aussi vite qu’il le pu pour regagner la rive. Derrière lui, synchronisées sur sa progression, les pierres perdaient leur équilibre et retournaient s’enfoncer dans les eaux de cet affluent du Morceaux. Plus jamais elles n’en bougeraient, du moins pas avant que le long défilé des siècles ne les ait changées en sable et charriées jusqu’aux abysses de la mer occidentale.

Le retour au calme autorisa Rinquessat à reporter son attention sur l’objet de ses désirs. Après tout ce temps passé en vaines recherches, après toutes les souffrances endurées au cours de ses voyages – celles d'aujourd'hui n’étant pas des moindres ! -, enfin il était là, tel qu’il se l’était imaginé. Les mains tremblantes d’excitation et de fatigue, il éleva la coupe et fut étonné de la voir encore remplie d’une eau limpide. Etrange. Il était certain de l’avoir secouée dans tous les sens durant sa course. Comment pouvait-elle encore contenir plus de quelques gouttes de liquide ? Intrigué, il l’inclina pour tenter de verser une part de son contenu dans sa paume : l’eau refusa obstinément de franchir le rebord du récipient ! Même retournée, pas une goutte ne s’en échappa. Rinquessat sourit en comprenant que le contenu du Graal ne le quitterait que dans une seule situation. Il éleva le calice d’or, d’argent et de pierreries jusqu’à ses lèvres encroûtées de sang coagulé. Au moment même où le liquide sanctifié ruissela dans sa gorge, un transfert extraordinaire et indescriptible se produisit. C’était une expérience que seuls les chevaliers du Graal pouvaient appréhender, et qui pouvait grossièrement se comparer à une nouvelle aurore. Rinquessat sentit chaque blessure, chaque coup, chaque imperfection de son corps être balayés par un torrent purificateur, tandis qu’une vie nouvelle déferlait en lui.  

A mesure que se développait son nouvel état de chevalier ayant bu au Graal, la lumière de la coupe diminua progressivement pour ne plus laisser derrière elle qu’un léger halo. Le rayonnement allait complètement s’éteindre lorsqu’une poignée de filaments argentés s’en échappèrent et convergèrent vers le corps de Sofia. Ces voiles de brume scintillante s’insinuèrent dans ses différentes blessures, accélérant leur cicatrisation jusqu’à ne plus laisser derrière elle qu’une simple marque laiteuse. La Dame avait imposé un âpre combat pour désigner le nouveau gardien du Graal, mais, en divinité bienveillante qu’elle était, l’exécution d’une valeureuse aventurière et alliée du royaume ne faisait pas partie de ses plans. Sitôt les dernières plaies refermées, un souffle profond et paisible anima la poitrine de la duchesse. Elle vivrait. Mieux encore, elle rejoindrait les siens, narrerait ses incroyables exploits et régnerait à nouveau sans partage sur le Solland. Si une gorgée au Sainct Graal ne lui avait pas été accordée, elle découvrirait bien assez tôt que la déesse de Bretonnnie lui avait offert sa bénédiction, la dotant d’une force indomptable qui la soutiendrait jusqu’à la fin de ses jours.

Pour Rinquessat, le moment du choc passé, l’heure était venue d’affronter les rigueurs de l’hiver et d’entamer son long chemin de retour vers le nord. Couronne l’attendait les bras ouverts. Il y serait certainement porté en triomphe pour avoir accompli le rêve de tant de chevaliers qui s’étaient lancés sur les routes.


Couronne, palais royal, quelques jours plus tard.  

Une étrange rumeur courait dans les couloirs de service du château de Louen ; une rumeur à laquelle peu de monde prêtait foi, tant elle était l’invraisemblable. D’un simple on-dit lancé par un laquais soi-disant bien informé, l’information était passée de bouche à oreille jusqu’à faire le tour de toute la domesticité, et, par la même occasion, du palais. Contrairement à ce qui arrive souvent dans pareille situation, les données originelles ne subirent aucune altération due à l’imagination fertile des rapporteurs. Et pour cause, l’objet de toutes ces discussions était déjà au-delà de tout ce que l’esprit le plus fertile pouvait imaginer : il se disait que le seigneur Mictlantecuhtli était… content.    

Absolument. Content. Et même d’humeur radieuse, si l’on allait jusqu’au bout du délire.

Le larbin chargé de lui apporter ses repas ne revenait pas avec un bol de soupe trop chaude renversé sur la tête, le préposé aux écritures ressortait du bureau sans que ses doigts aient été broyés par un sceau, et le personnel d’entretien avait même été gratifié d’un « merci » distrait alors qu’il vidait une poubelle. D’aucuns prétendaient l’avoir entraperçu sourire, sans que le reste du visage ne laisse transparaître une intention sadique. A ces colporteurs de l’énormité la plus inconcevable, l’on répondait d’ordinaire par un « C’est ça ! A d’autres, hein ! », avant de tourner les talons pour aller s’en jeter une.  

Et pourtant, les rares admis dans le bureau qu’occupait le sire d’Aurevallis à côté du pigeonnier avaient bel et bien été les témoins de ces phénomènes surnaturels.

D’abord révolté par la tâche ingrate de coordinateur que le Roy lui avait confiée en réprimande déguisée de ses emportements lors d’une séance plénière du Conseil, il avait fini par se prendre au jeu et appréciait désormais d’être au centre de cette gigantesque toile de renseignements. Même l’horrible odeur du pigeonnier voisin avait cessé de l’indisposer. Ce repaire de volatiles le forçait certes à prendre deux bains par jour, mais il en retirait une quantité phénoménale de nouvelles venues des quatre coins du royaume. En un délai ridicule de deux semaines, il lui était possible d’exiger et de recevoir des rapports circonstanciés depuis la Gasconnie ! Cette technologie de pointe était décidément au summum de son efficacité ; tant et si bien qu’il décida de la promouvoir en créant et installant officiellement dans cette aile du château le siège de l’Office Ultrarapide et Aérien d’Information de Bretonnie (sobrement surnommé OUAIB). L’idée avait un extraordinaire potentiel ; il en était convaincu. Un jour peut-être, tous les illustres personnages du royaume pourraient ainsi dialoguer. Sans doute ne faudrait-il pas moins d’une quinzaine d’années pour que le système dévoile son plein potentiel, mais tout vient à point à qui sait attendre.

C’est en sifflotant la ballade des deux gueux écartelés* que Mictlantecuhtli rejoignit son bureau ce matin là. Le chemin connu par cœur - jusqu’au nombre de marches à monter pour accéder à la tour des communications -, il laissait à ses pieds le bon soin de le conduire à destination et se plongeait dans la relecture d’un des comptes-rendus de la veille. Certains de ces chevaliers vivaient décidément des aventures extravagantes, au point qu’il en attende le prochain épisode avec une pointe d’impatience.  

*exquise comptine que les nourrices emploient pour initier les tout-petits aux joies des mathématiques par division.

Sans quitter le parchemin des yeux ni ralentir le pas, il leva son bras libre et rencontra une porte dans la seconde qui suivit. Bien huilée, elle pivota sur ses gonds d’une simple poussée, laissant apparaître un local saturé de paperasses. Certaines avaient été réunies en épaisses liasses fermement ficelées, soit autant de dossiers classés relatifs aux pistes stériles qu’avaient suivies bien des chevaliers depuis le début de cette quête. Empilés les uns sur les autres, ils s’élevaient à présent en véritables colonnes jusqu’à la voûte du plafond. Sur un espace dédié de la table de travail - péniblement dégagé jour après jour par des assistants surmenés -, une pile des missives les plus récentes attendait en frémissant dans le courant d’air créé entre le feu de cheminée et la porte ouverte. Ces quelques feuillets représentaient à eux seul un gigantesque travail de la part des employés du OUAIB : véhiculées sur de minuscules rouleaux par les pigeons voyageurs, les messages destinés au palais devaient être retranscrits par des copistes sous une forme qui soit plus agréable à consulter. Aussi, à mesure que le budget des écritures explosait, de nouvelles échoppes de fabricants d’encre et de vendeurs de parchemin ne cessaient d’ouvrir en ville.

Aurevallis se laissa tomber dans son fauteuil habituel tout en lâchant la page qu’il tenait.

— Un lapin blanc trancheur de gorges… Et puis quoi encore ? soupira-t-il.  

Les nouvelles fraîches étaient là à l’attendre. Inutile de ressasser du vieux.  

Abatant la main sur le sommet de la pile, il se saisit du premier document.

Il le lu.

Il le relu.

Il le re-relu.

Il hurla.

— QWWWÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂÂ ?!



Quelques dizaines de mètres plus bas, dans ses appartements privés, le Roy Louen fut réveillé en sursaut. D’abord outré par ce tapage matinal, il éclata de rire en reconnaissant la voix, puis retourna à la douceur de son oreiller avec un sourire apaisé. Cela faisait des semaines qu’il se faisait du souci pour la santé mentale d’un de ses plus proches conseillers. Cette explosion sonnait en quelque sorte un retour rassurant à une forme de normalité. Tout allait bien dans son royaume.


Mictlantecuhtli fulminait d’une rage incendiaire en arpentant le bureau. Sur son passage, les feuilles volaient pour atterrir dans l’âtre ou tapisser le sol, et les meubles traversaient la pièce avant de se briser sur les murs dans un vacarme de fin du monde (quand ils ne passaient pas tout bonnement par une fenêtre). Au milieu du carnage, il se mit à faire les cent pas en relisant la note qui n’avait pas quitté son poing fermé :


Cette prose dégoulinante avait échoué à ne serait-ce que minimiser le courroux du destinataire - qui se jurait déjà d’infliger les plus cruels sévices à l’infortuné rapporteur -, car sous une signature malhabile figuraient ces mots en pattes de mouche presque illisibles :



Rinquessat ! Rinquessat ! Un tel casting ne pouvait être le fruit que d’un esprit malade ! Les premiers rapports faisaient pourtant mention d’une aventurière impériale fort proche du lieu que les différents indices recensés semblaient désigner ! Elle aurait tout aussi bien pu se saisir du Graal !

Certes, c’était une étrangère.
Mais noble !
Certes, c’était une femme.
Mais noble !
Certes, c’était une hérétique sigmarite.
MAIS NOBLE !!!

Même elle aurait mieux valu en comparaison d’un obscur sous-fifre qui, jusqu’à très récemment, torchait les fesses du comte de Castagne ! A cette pensée, Mictlantecuhtli interrompit brièvement ses déambulations rageuses pour admettre que l’homme ne manquait pas d’un certain courage… Qu’importe ! La Dame devait être bourrée au vin d’Havras pour permettre à semblable individu de poser ses doigts crasseux sur le Sainct Graal !

Planté devant une fenêtre, brisée, comme toutes les autres, il lança un morceau de table à la tête d’un larbin venu lui demander si ledit meuble avait besoin d’être dépoussiéré. Une nouvelle rumeur se répandit dans le château comme une traînée de poudre : le sire d’Aurevallis était redevenu lui-même.

Les heures passèrent sans que le conseiller du Roy ne bouge d’un cil ; son corps était devenu l’aiguille d’un cadran solaire géant qui promenait son ombre sur le dallage parsemé de feuilles et d’éclats de bois. Tout ce temps, il demeura plongé dans l’élaboration d’une stratégie à côté de laquelle les plus hauts faits d’armes du pays passaient pour de vulgaires escarmouches entre gueux éméchés : comment annoncer ça à Louen sans y laisser son titre ? Rinquessat ne mettrait que quelques jours à rallier Couronne, et il n’en faudrait certainement pas moins pour inventer une excuse valable.

Elle se sentait s'élever, hors de son propre corps, celui-ci était là, exsangue, quelques pieds sous elle, elle monta, s'éloignant du sol, de ses souffrances, elle comprenait ce qui lui arrivait, et en avait des regrets. Elle vit une forme humanoïde, couverte d'une longue robe dont la capuche projetait une ombre sur le visage.

Pas encore Duchesse, certains ont encore des projets pour vous

Son âme chuta alors brutalement en direction de son corps alors qu'elle voyait des filaments lumineux aller d'un objet que tenait son adversaire à elle-même. Puis plus rien. Puis elle se redressa brutalement en prenant une grande bouffée d'air maintenant froid.

Son adversaire semblait hébété en regardant l'objet dans ses mains, le Graal, cela ne faisait aucun doute. Elle arriva dans son dos, posa sa main gauche sur son épaule, et lui tendit sa main.

Félicitation, me feriez fous l'honneur de fous accompagner jusqu'à Couronne ?

Au début, Rinquessat s'était plaint qu'utiliser le fait qu'il possédait le Graal pour réquisitionner de vrais destriers bretonniens dans les châtelleries sur leur chemin et se faire offrir des vivres par les paysans venus les acclamer n'était peut-être pas si chevaleresque que ça, mais il devait avouer que les idées de dame Sofia et les leçons sur "comment se comporter comme un noble" qu'elle lui avait enseigné pendant la route pouvaient se révéler bien utiles, pour lui qui venait du bas peuple, lorsqu'il rencontrerait enfin le Roy en personne.

C'est ainsi qu'ils entrèrent dans Couronne, revêtant les plus riches armures qu'ils avaient pu trouver (et qu'ils n'avaient bien sûr pas payé), chevauchant des destriers frais et pleins de vigueur protégés par des caparaçons chatoyants, passant par la grande porte de la capitale bretonnienne avec son énorme pont-levis. Une horde de pélerins du Graal les suivait, tenus à distance respectueuse par des unités de sergents montés qui leur envoyaient des volées de flèches lorsqu'ils s'approchaient d'un peu trop près, et ils étaient précédés par une escorte de gardes du Roy armés de vouges. Les badauds s’amassaient sur leur trajet pour mieux apercevoir le Saint Calice, et pour faire place au cortège, les gardes n'hésitaient pas à pousser les inconvenants dans les douves.

"Ça valait quand même le couuuuuuuuuuuuup..." s'écria l'un des malheureux avant de terminer sa chute dans un "plouf !" au fond de celles-ci, où coulait une rivière d'urine, d'excréments et d'immondices en tous genres.


A cet instant précis il n'y avait pas grand-chose à voir car le Graal était encore enveloppé de tissu, mais bientôt Rinquessat et Sofia arrivèrent sur la grand-place devant le palais royal, celle-là même où leur quête avait commencé. Le Roy Louen Coeur-de-Lion les y attendait, avec à ses côtés le seigneur d'Aurevallis, le noble Toison d'Or, Paps, Magnan, Agilgar de Grizac, Arthas de Corgenon, le Baron de Havras, le Baron Guilhem de la Tour, et le comte Dangorn de Castagne qui arriva légèrement en retard comme à son habitude.

"Bien, mon garçon," (NDLA: oui, le Roy est très paternaliste) "montre-nous donc ce que tu as là. J'espère que ce n'est pas un simple bocal à anchois, comme pour le dernier chevalier qui disait avoir trouvé le..."

Il s'arrêta de parler, les yeux écarquillés, en regardant Rinquessat retirer le tissu qui couvrait le Graal.

Cliquez pour dévoiler le Graal:

La mirifycque vue du récipient sacré de la Dame avait en effet de quoi susciter l'émerveillement. Lorsqu'il fut révélé dans toute sa magnificence, même ceux qui y avaient déjà trempé les lèvres, dont Dangorn, ne purent en détacher leur regard.

Après un moment de silence et d'admiration béate, les chevaliers du Graal commencèrent à discuter entre eux:
"Il était plus petit dans mes souvenirs."
"Non, légèrement plus grand, mais avec moins de gemmes."
"Ce n'était pas une sorte d'amphore ?"
"N'importe quoi. C'était clairement un saladier, je me rappelle très bien."
"Vous êtes sûrs que vous avez bu au vrai Graal, vous deux ?"

Le Graal resta à Couronne quinze jours durant.

Selon la volonté du Roy, une petite plateforme fut installée au sommet de la plus grande fontaine de la ville pour le recevoir. Etroitement gardée jour et nuit par trois rangs successifs de chevaliers en armes, les pèlerins n’étaient autorisés à l’approcher que par poignées afin de plonger leurs mains dans les eaux bénies. La nuit venue, d’innombrables points lumineux se mettaient à danser sous la surface, comme autant de gemmes scintillantes sous un soleil au zénith. Le spectacle attirait une foule nombreuse et pressée, si bien que les propriétaires des habitations et commerces longeant la place se dégagèrent un copieux bénéfice en louant leurs étages pour quelques minutes de contemplation.

Bien des miracles eurent lieux durant cette période. Les estropiés voyaient leurs membres repousser, les aveugles recouvraient la vue, et les malades abandonnaient les litières qui les avaient convoyés. D’ordinaire dispersé entre les nombreuses divinités du vieux monde, le peuple de Bretonnie témoigna d’une extraordinaire ferveur envers la Dame qui lui donnait témoignage de sa présence.

Mais le Graal n’était pas destiné à devenir un outil entre les mains de la populace ou de ses dirigeants. Au matin du seizième jour, lorsque les premiers rayons de l’aube vinrent caresser les flancs de la coupe, la foule toujours aussi dense se figea dans une stupeur muette. En apparence le Graal était toujours là - identique jusqu'à son plus infime détail au calice rapporté par Rinquessat - et pourtant quelque chose d’intangible l’avait quitté. Le métal qui brillait jadis de son propre feu ne faisait plus que refléter la lumière qui le frappait, les pierres précieuses avaient perdu leur extraordinaire profondeur et les perles elles-mêmes étaient passées du blanc immaculé des premières neiges à un lustre entaché d'une infime pointe de gris.

Face au terrible désarroi de ses sujets, le Roy ordonna que le Graal soit retiré de son présentoir.

Comme cette aventure avait débuté par un tête à tête entre Louen et l’Enchanteresse, ainsi devait-elle s’achever. A nouveau réunis dans la petite bibliothèque logée à mi-hauteur de la tour nord, le Graal éteint posé entre eux, les deux plus hauts personnages du royaume débattaient des récents évènements et de leurs implications.        

— Serait-ce un présage de mauvaise augure ? questionna Louen avec inquiétude.
— Je ne pense pas, lui répondit la dame sur un petit ton enjoué. Voyez comme tout ce qui avait été prédit est à présent accompli : votre royaume, sire, s’est uni comme jamais derrière une cause commune, vos voisins ont marché sous la bannière de la Quête, les liens d’amitié avec l’Empire s’en trouvent renforcés, et le Graal a bien été exposé au peuple tout entier. Les promesses de la Dame sont tenues jusque dans leurs moindres détails.
— Certes, admit Louen sans conviction, mais cette… transformation… si je puis l’appeler ainsi, a semé un grand trouble dans le cœur du peuple. Même les chevaliers sur le point d’entamer leur quête se demandent s’il reste encore quelque chose à trouver au terme de leurs errances.

L’Enchanteresse eut un léger rire cristallin, témoignage de la confiance absolue qu’elle plaçait en sa déesse tutélaire. Le temps aurait beau changer le visage du royaume, balayer des seigneuries, infléchir les frontières et abattre des monarques, jamais le Graal ne disparaîtrait tant que les vertus de la chevalerie animeraient les preux bretonniens.

— Ne craignez rien, rassura-t-elle. Avant peu, vous verrez un chevalier clamer haut et fort, preuves à l’appui, qu’une gorgée au Graal lui a été accordée. Alors, jusque dans la plus humble masure du domaine de votre majesté, chacun saura que la véritable coupe est retournée à sa juste place ; là où elle attendra toujours les chevaliers méritants.  

La magicienne avait l’art de convaincre son auditoire. Quant à sa confiance débordante, elle s’avérait vite contagieuse. Louen finit par se décrisper et saisit la coupe, à présent dénuée de tout pouvoir, pour l’examiner attentivement.

— Que devrions-nous faire de ceci ? interrogea-t-il en la faisant tourner entre ses doigts.
— Ma foi, traitez-la pour ce qu’elle est devenue : un simple trophée. Rinquessat sera certainement heureux de conserver une preuve de ses exploits.

Rinquessat… Le Roy ne put réprimer un sourire face aux souvenirs que ce nom faisait rejaillir dans sa mémoire. Comme si sa tête était déjà inclinée vers le billot, Aurevallis s’était perdu en explications inutilement compliquées lorsqu’il s’était agit de lui apprendre la nouvelle de son succès. Sur la fin, ce malheureux conseiller était à deux doigts d’une crise d’apoplexie. Un gueux élevé à la dignité de chevalier du Sainct Graal, voilà qui n’était pas commun et créait un dangereux précédent, mais les laborieuses conclusions de Mictlantecuhtli n’en contenaient pas moins une importante vérité : aucune demoiselle bien née ne risquerait l’opprobre de toute la noblesse en s’unissant à un ancien gueux ; chambellan du pot de surcroît. Rinquessat avait donc toutes les chances de s’éteindre sans avoir engendré une descendance qui puisse se mêler à l’élite bretonnienne. En attendant, il demeurait un vivant symbole d’espoir pour toute une population qui rêvait d’ascension sociale. Oui, l’Enchanteresse n’avait pas tort. Tout était accompli.

Enfin disposé à passer à d’autres affaires, Louen jeta un ultime regard sur la pièce d’orfèvrerie, puis la déposa dans un écrin prévu pour l’accueillir. La boite en chêne ornementée de scènes héroïques fut ensuite scellé à la cire et remise sans tarder au jeune Balian avec mission de la convoyer jusqu’à son légitime propriétaire.

— Un dernier verre ? proposa le Roy quand son page fut parti.
— Un demi alors, lui répondit la dame. Je chevauche ce soir.

En versant l’un des meilleurs crus d’Havras dans les verres en cristal qui attendaient son bon vouloir, Louen savoura intérieurement un tout autre nectar : celui du contentement. Les choses allaient bien dans son royaume et son avenir s’annonçait radieux.