Je suis tombé là-dessus chez Gibert l’autre jour. L’édition m’a paru bien ficelée, avec une présentation pas trop tarte, des commentaires et des notes assez judicieux, et surtout une traduction qui sait rester simple et se veut proche de la langue d’origine. Comme c’est l’usage pour ce genre de bouquins, le texte médiéval est placé en vis-à-vis du texte en français moderne. Le style de Villehardouin est plutôt dépouillé, il emploie en gros toujours les mêmes tournures et le même vocabulaire ; si comme moi vous êtes relativement familier du vieux français (ou que vous êtes latiniste, ça aide aussi), vous pouvez vous lancer hardiment dans une lecture du texte original en ne vous reportant à la traduction que pour lever certains doutes.
La Conquête de Constantinople raconte l’histoire de ce que nous appelons la quatrième croisade, telle que la vécut Geoffroy de Villehardouin, un seigneur champenois. Villehardouin naquit, pense-t-on, vers 1148 ; il aurait donc autour de cinquante ans à l’époque de la croisade. S’il ne s’agit pas d’un vieillard au sens où nous l’entendons (les chevaliers peuvent continuer de porter les armes assez tard, jusque vers soixante-dix ans pour certains d’entre eux), il commence malgré tout à être âgé. C’est par ailleurs un homme d’une importance certaine : il est maréchal du comte de Champagne, ce qui lui donne de hautes fonctions militaires, et sa parole est écoutée. Il est en mesure de rapporter les discussions qui eurent lieu entre les chefs de l’ost croisé, prend parfois directement part aux décisions et se trouve souvent envoyé comme négociateur ou ambassadeur.
Le style de Villehardouin est franchement austère, alors que les chroniqueurs médiévaux prennent souvent plaisir à décrire telle scène impressionnante ou pittoresque, à rapporter des anecdotes. Sa chronique est à des lieux de celle de Joinville sur la vie de saint Louis, par exemple. Il est clair que Villehardouin n’a pas un grand talent d’écrivain. Il parle essentiellement de la façon dont les seigneurs de l’ost mènent l’expédition ; quand il doit dépeindre un assaut sur les murailles de Constantinople ou l’aspect d’une ville, il se contente de reprendre des formules éculées à la littérature épique de son temps : le vacarme est si grand que l’on croirait que le monde s’effondre, jamais on ne vit si belle et forte cité, etc. La contrepartie est qu’il peut être assez précis quand il s’en donne la peine. Par exemple, dans sa description de l’armée croisée, il ne nous laisse pas ignorer que les chevaliers sont accompagnés de sergents (terme qui désigne apparemment les simples soldats), écuyers, archers, arbalétriers, et machines de guerre embarquées avec les troupes depuis Venise. Il sait aussi rendre compte de l’organisation de l’ost en « batailles », c’est-à-dire en contingents assez indépendants rassemblés selon la région d’origine des croisés qui les forment, en s’appuyant sur l’autorité des seigneurs féodaux.
Une des ambitions manifestes de la chronique est de défendre la quatrième croisade contre ses détracteurs. On sait en effet que l’expédition aboutit non pas à une campagne en Palestine, mais à la prise de Constantinople, accompagnée des pillages que l’on sait. Villehardouin prend le temps d’expliquer comment les croisés en sont arrivés là. Sa défense consiste en gros à dire qu’il avait été décidé de louer les services de la flotte vénitienne pour parvenir en Terre Sainte, mais que plusieurs seigneurs croisés ont préféré prendre un autre chemin et ne pas se rendre à Venise. Les bateaux mis à disposition par le doge sont donc trop nombreux pour l’armée, qui n’arrive pas à payer les Vénitiens pour les frais qu’ils ont engagés dans cette flotte. D’où accord foireux : les croisés obtiennent un délai pour le paiement de leur dette en acceptant de prendre pour le compte de leurs alliés la ville de Zara, une ancienne possession vénitienne en Croatie actuelle. Leur parvient ensuite un appel à l’aide du fils de l’empereur byzantin Isaac II, détrôné par son frère Alexis : il promet de payer la dette des croisés s’ils reprennent Constantinople et rétablissent sa famille. Un programme chargé qui va évidemment compromettre la croisade en tant que telle. Et bien sûr, Villehardouin ne se fait pas prier pour désigner les responsables de ce souk : les petits salauds qui n’ont pas rejoint l’ost à Venise.
Le témoignage de Villehardouin aide à comprendre à quel point le commandement d’une pareille expédition pouvait se révéler ardu. Même lorsque les croisés se sont mis d’accord pour élire un marquis italien, Boniface de Montferrat, comme chef, le moins que l’on puisse dire est que son rôle paraît souvent minime : les décisions semblent toujours prises par l’assemblée des seigneurs, le marquis reste en retrait au propre comme au figuré et Dandolo, le doge de Venise, peut souvent imposer ses vues aux croisés. Les chefs de l’ost ont par ailleurs du mal à tenir leurs troupes. L’armée des croisés est essentiellement formée de soldats et de chevaliers de diverses régions de France auxquels viennent s’ajouter des Vénitiens et probablement pas mal de pèlerins « civils » plus ou moins miséreux, quoique Villehardouin ne les évoque pas. Il faut sans doute imaginer chaque petit groupe obéissant de façon pas forcément satisfaisante à son propre seigneur, capitaine ou religieux charismatique et ne se souciant guère du marquis de Montferrat, qui semble surtout présider l’assemblée des chefs de la croisade. Alors que l’ost occupe Zara, Vénitiens et Français en viennent aux mains pour une raison quelconque. Manifestement, c’est chose courante, et Villehardouin ne perd pas de temps à en chercher l’explication. Cette fois-ci, la situation échappe tellement aux seigneurs que les disputes dégénèrent en batailles de rue où plusieurs soldats trouvent la mort. Villehardouin rapporte la tâche de Sisyphe des seigneurs qui tentent de rétablir l’ordre : ils doivent s’armer eux-mêmes avec leurs gens pour entrer dans la mêlée et séparer les combattants, mais dès que le calme revient à un endroit, la bataille reprend à un autre.
Lors de la seconde prise de Constantinople, défendue par l’empereur Murzuphle qui avait usurpé le trône d’un Alexis IV tout juste mis en place par les croisés, Villehardouin raconte le partage du butin, intéressant à plusieurs égards. On est assez loin de la légende noire des croisades : n’importe qui ne peut pas faire main basse sur n’importe quoi. Les richesses amassées sont mises en commun et comptées, puis réparties entre les Français et les Vénitiens. Les Français cèdent ensuite une partie de leurs gains aux Vénitiens en paiement de leur dette. C’est l’occasion d’apprendre que le butin reçu par chaque combattant dépend avant tout de son statut au sein de l’armée et non de sa noblesse ou de sa conduite lors de la bataille : un sergent reçoit une part, un sergent à cheval deux, un chevalier quatre. C’est aussi une nouvelle illustration du caractère bordélique de l’ost, qui menace toujours de n’en faire qu’à sa tête : ceux qui soustraient des richesses à la mise en commun sont prévenus qu’ils risquent l’excommunication (rappelons que sont présents des légats du pape). Malgré cela, on doit pendre de nombreux voleurs, dont un chevalier.
Autre aspect marquant du livre, tout à la fois gênant et intéressant : Villehardouin est très clairement de parti pris. Tout au long de sa chronique, il ne décolère pas contre ceux des croisés qui ont refusé de rallier la flotte de Venise et se sont rendus notamment en Syrie, ni contre ceux qui protestent ou même abandonnent l’armée lorsqu’il devient clair que la croisade va être détournée sur Constantinople avant de pouvoir entrer en Terre Sainte, si elle y entre jamais. Villehardouin met tous ces gens dans le même sac et résume leur point de vue en disant qu’ils veulent « despartir l’ost », le disperser. Il présente souvent cela comme un simple manque de courage et un désir de rentrer chez soi en laissant tomber la croisade, alors que les raisons sont évidemment plus complexes. On comprend facilement que de nombreux barons qui pensaient combattre les Sarrasins en Terre Sainte aient eu envie de se retirer de l’expédition quand elle fut dirigée contre des chrétiens. Lorsque l’appel à la croisade avait été lancé, le pape avait promis d’absoudre tous ceux qui y prendraient part au moins un an ; lorsque Zara fut prise, le pape fut obligé de condamner Vénitiens et croisés, et même de les excommunier pour un temps. Par la suite, il s’accommoda de la tournure des événements, mais il restait évident que la croisade avait été largement déviée.
Voilà. C’est un livre utile pour comprendre ce qu’a été la quatrième croisade, trop souvent décrite comme une entreprise de pillage menée par des croisés avides et sans cervelle, manipulés de surcroît par les fourbes Vénitiens. La chronique de Villehardouin rend compte de l’état d’esprit des chefs de l’expédition et renseigne sur la politique et la guerre au début du treizième siècle. D’un autre côté, c’est un texte sans ornement, parfois très fastidieux, et qui se termine en outre de la façon la plus abrupte qui soit. Si les croisades vous intéressent mais que vous cherchez quelque chose de plus riant, rabattez-vous sur Joinville, ça vaudra mieux.