[IYAQCDPDLDDG] Chapitre V

IL Y A QUELQUE CHOSE DE POURRI DANS LE DUCHÉ DE GASCONNIE


CHAPITRE V

LA SARABANDE DU NOUVEL AN

La neige avait cessé de tomber peu avant l’aube. Le ciel au-dessus du chemin avait pris une teinte gris pâle qui annonçait un jour indécis. Sous les hautes branches du pin qui abritait la compagnie, un petit feu crépitait en dégageant des senteurs de résine. Les chevaux somnolaient à l’écart. Une assemblée se tenait au pied du tronc, sur un tapis d’aiguilles sèches.

« Reprenons toute l’affaire, fit Armand.

Lorsque nous fûmes hébergés à l’Abbaye Noire, voilà deux jours, Brionne parvint à obtenir de l’abbé Rostang des renseignements sur l’histoire de la famille de ce Florian de Clairac qui semble mener la secte dans la région de Valfons. Nous apprenons alors qu’il descend d’un nommé Cathelin Beaufort de Clairac, brûlé jadis à La Tour comme sorcier après l’enquête d’un prêtre du clergé de Morr, Thibaud Roqueviel. Les archives de l’abbaye, cependant, restent vagues. On retrouve néanmoins dans son histoire ces mêmes enlèvements de jeunes enfants qui frappent aujourd’hui le duché.

Au hameau de Jouvenargues, dernière demeure du clerc Thibaud Roqueviel, nous découvrons une lettre qui lui avait été adressée peu avant sa mort par un chevalier, Pons de Champclos. »

Armand ressortit la lettre et la mit à plat devant lui.

Spoiler:

« Il raconte comment il a, avec un autre chevalier, pris part à l’arrestation de Cathelin sur l’ordre du clerc Thibaud. Tenu au secret, il ne précise pas quelles horreurs il a pu découvrir en son logis, mais la vue de dizaine de cadavres de malheureux enfants semble bien assez pour marquer un homme à vie. Il évoque ses craintes de voir le fils de Cathelin s’intéresser de trop près aux véritables raisons de la condamnation à mort de son père. Il rappelle, sans qu’on puisse comprendre à quoi il fait allusion, que cinq jours après l’arrestation du sorcier eut lieu dans des collines qu’il ne situe pas une certaine bataille d’Asperac. Il termine en lui demandant s’il a finalement trouvé un moyen de prévoir la venue d’une Nuit de la Chèvre dont Onésime nous a dit qu’il s’agissait du nom que les paysans donnent à une conjonction d’étoiles. Mais il ne dit pas pourquoi.

La réponse se trouve peut-être dans le traité du prêtre Thibaud que nous avons découvert en même temps que la lettre, puisqu’il semble s’agir d’un ouvrage compilant ses recherches en astronomie. Hélas, il faudrait un clerc de grand savoir pour comprendre ce chaos de tables, de calculs et de notes en vieille langue classique.

Mais il y a plus urgent encore. La nuit dernière, l’homme masqué que vous avez capturé et brièvement questionné, qui se disait sire de Renans et vassal du baron de La Tour, vous a avoué les plans mis en œuvre par Florian de Clairac et ses sbires. S’il a dit vrai, le comte de Fontanes aurait conclu quelque ignoble alliance avec les bandes d’hommes-bêtes et de mutants de la forêt de Sombrefeuille et s’apprêterait à les envoyer mettre La Tour à feu et à sang, avant de prendre lui-même possession de la baronnie. D’après lui, le comte Albéric tiendrait en réserve quelque grande sorcellerie pour hâter sa victoire, ce qui laisse penser que l’attaque aura lieu autour du Nouvel An, à la Nuit des Sorcières que l’on dit propice à toute mauvaise magie. Le Nouvel An sera là une fois passé le trente-troisième jour du mois ; nous sommes aujourd’hui le vingt-neuf. En combien de jours pouvons-nous espérer atteindre La Tour ?

- On pourrait y être demain soir ou après-demain en suivant la grand-route, estima Onésime. Mais y a des chances que votre Florian de Clairac prendra le même chemin. L’est p’t-être encore derrière nous à c’t’heure, mais, pissemerdre, si y peut trouver un cheval frais, il aura pas de mal à nous dépasser. En tout cas, y s’attendra à c’qu’on prenne cette route. Y a un autre chemin : à travers champs, en évitant les villages et la grand-route. Là, il aurait toutes les peines du monde à nous tendre des embûches. Mais avec l’hiver de c’t’année qu’est une mauvaise merdre, ça risque au moins d’nous rallonger l’voyage jusqu’au double -on arriverait guère avant le trente-trois à La Tour.

- Eh bien, que pensez-vous de tout cela ? demanda Armand. Il est encore temps de faire des plans à partir de ce que nous savons, mais il faut les faire vite. Et tout d’abord, il nous faut choisir entre ces deux voies : la plus rapide et la plus sûre. »

- La fatigue est sans doute mauvaise conseillère, et j'avoue à mon grand déplaisir être totalement épuisé...
Il n'était pas seul. Au vu des visages alentours, haves et pales, tous semblaient à bout de force, quelque soit l'âge ou la condition.
...mais, pour ma part, je suis las des voyages en campagne : la route la plus directe me conviendrait mieux.
En premier lieu, car chaque jour et même chaque heure compte : il nous faudra du temps pour convaincre le baron de la Tour de nous recevoir, avant que de pouvoir lui prouver notre foy.
Quand aux dangers qui nous attendent sur cette route, ils ne sont pas assurés : de Clairac pourrait tout aussi bien nous tendre une male trappe aux portes de la ville ; nous aurions à l'affronter d'où que nous venions et ce chemin direct nous évite de perdre deux jours en vain. J'ajoute que le passage sur cette route, même s'il est moindre qu'à l'accoutumée, nous amènera peut être un peu d'aide lors d'une possible bastaille, et qu'il y sera plus aisé d'y trouver aide et assistance pour nos blessés.
Je ne sais si ma dernière proposition rencontrera un assentiment général, mais il est également possible de revêtir de nouveau les frocs de ces braves moines : ils sont déchirés, tachés de sang et de terre, mais ils peuvent encore faire illusion.

Il préféra passer sous silence son ultime argument : la médiocre confiance qu'il avait envers le gnome inverti et ses itinéraires.

- Si, d'aventure, vous choisissez la voie plus sûre, je vous suis de tout cœur. En l'état de nos force, il s'agit peut être de la voie de la sagesse.

"Ma chè, la sagesse ? On fonce, c'est tout, on n'a pas le temps.
Je ne comprends plus rien à toute cette histoire, j'ai perdu le fil depuis longtemps, mais il y'a une chose que je crois avoir comprise : nous devons rejoindre La Tour au plus tôt.
Alors, rassemblons nos forces et notre courage, et prions les dieux que la voie la plus rapide ne soit pas celle qui mène à une mort certaine.
Avanti, compagni !"

Foin de fatrouille : fonçons !

Nonobstant son irritante personnalité et les suspicions sérieuses que l’on pouvait nourrir quant à ses préférences sexuelles, Onésime avait eu raison sur un point : la grand-route de La Tour était sans doute la voie la plus rapide de la région, toujours large et dégagée même lorsqu’elle traversait des terres rendues désolées par l’hiver. Leurs montures allaient maintenant à vive allure malgré le froid.

Din, Beppe, Brionne et Marius, qui étaient les moins lourdement armés, avaient repris les robes noires qui les identifiaient comme prêtres du clergé de Morr ; les rares voyageurs, pèlerins ou charbonniers qu’ils avaient croisé en ce début de matinée inclinaient le chef avec déférence sur leur passage, baisaient superstitieusement quelque médaille à leur cou pour conjurer le mauvais sort ou, parfois, les arrêtaient pour demander leur bénédiction. Armand et Leustant avaient renoncé à porter l’habit de moine, laissant les plus présentables à leurs compagnons, et se faisaient passer pour leur escorte. Quant à Onésime, si la question leur était posée, il était convenu de le présenter comme leur valet.



Même après les arbres enchevêtrés de la forêt de Sombrefeuille, le pays qu’ils traversaient n’était pas riant ; autour d’eux, la terre était gelée et la végétation torturée. Les hameaux et les fermes isolées qu’ils apercevaient étaient le plus souvent d’austères bâtisses aux volets bâclés, à moitié fortifiées et percées de meurtrières pour certaines. D’après Onésime et Marius, la région était beaucoup trop proche de la forêt pour être sûre, et les gens y étaient rudes, méfiants, voire franchement paranoïaques. En revanche, c’était dans ces coteaux, dans ces vignobles en terrasses séparés par des murets de pierres sèches que l’on produisait l’inégalable (selon les habitants de la baronnie) vin rouge de Sombrefeuille. Mais pour l’heure, les ceps étaient nus.

La première rencontre notable qu’ils firent eu lieu peu avant midi, alors que la route traversait un village d’une demi-douzaine de maisons perchées au flanc d’une vallée abrupte. Devant la petite chapelle de l’endroit poussait un gros chêne sur lequel on avait cloué un parchemin. Marius ne connaissait que trop bien ces mises à prix de hors-la-loi que les seigneurs de la baronnie avaient coutume d’afficher à l’attention des chevaliers de passage, seuls voyageurs à la fois assez instruits pour pouvoir lire l’avis et assez bien armés pour pouvoir s’acquitter de la capture. Le nom de Marius Aigrefin, promis à la potence comme bandit, devait sans doute encore figurer sur bien des places de villages et des portes de temples, avec la forte récompense promise pour sa tête.

Ils s’approchèrent pour lire l’affiche.



« Ung sacré maudit foutu pendard, celui-là, eh ! » fit une voix.

Le personnage qui venait de s’exprimer si élégamment, un homme d’armes aux chausses de fer maculées de boue, s’approcha en s’appuyant sur la hampe de son maillet, boitant un peu. Un autre soldat, assis sur le perron d’une maison, les observait sans dire mot.

« J’ai bieng l’honneur de présenter mes hommages à vos seigneuries, dit l’homme en se courbant gauchement. Si je peux, sans offense, vous demander quoi que c’est que vous venez faire-z-ici, et ousque vous allez ? »

- Nulle offense, mon fils. Je suis au contraire fort aise qu'un soudard fasse bravement son métier, ignorant avec superbe toutes les malvaisies sur le compte de notre ordre. Combien de fois n'ai-je ouï ces racontars clamant à tous vents qu'entraver un prêtre de Morr n'était que signer son propre arrêt.
Brionne tenta de prendre un ton sinistre, aidé en cela par le capuchon qu'il n'avait pas daigné remonter.
- Sache donc, courageux soldat, que nous sommes mandés par l'abbé Rostang, qui dirige l'abbaye noire, afin d'encontrer l'archidiacre de Morr qui réside en la bonne ville de la Tour. Souhaitons y trouver meilleur chère que sur notre chemin : ce n'est partout que laments et désolations. J'ai par devers moi une recommandation à son encontre.
Je dois l'entretenir d'une question importante sur le transferts de certaines reliques qui ne peut guère attendre. Ces précisions te suffisent-elles ou comptes-tu nous retarder davantage ?

Brionne et ses compagnons avaient suffisamment croisé de paysans qui n’osaient pas leur jeter plus qu’un regard à la dérobée pour savoir que le clergé de Morr était perçu avec quelque crainte dans le pays. Le soldat sembla penser qu’il détournerait le mauvais œil en se montrant particulièrement obséquieux.

« Faites escuses, monseigneur, fit-il en s’inclinant derechef. J’avais point-z-idée que vos seigneuries auraient de si grosses affaires à s’occuper. Je vous prie bieng de pas prendre ombrage si je vous dis que c’est une route périlleuse que vous avez devant vous. C’est loing, La Tour, et y a comme vous diriez des pendards coupe-jarrets qui rôdent, témoing l’avis placardé dessus l’arbre, si vous voyez. Vous devriez attendre le temps que notre bong sire de Grailhy leur coupe les oneilles et le reste. Y a justement à même pas une journée d’ici le restant de notre troupe qu’a livré bataille et qu’a personne pour dire les prières sur les morts. Alors, vous voyez, si vous vouliez faire une charité… »

Le soldat prit un air sombre qu’il voulait sans doute inquiétant mais qui n’était guère convaincant.

« C’est des hommes-bêtes de la forêt que je vous parle ici, messeigneurs. Deux fermes et trois hameaux qu’y-z-ont mis le feu, et ceusses qui s’y sont trouvé, eh beh… ça vaut mieux de pas dire qu’est-ce qu’y leur-z-ont fait. Ong leur a tombé dessusse avec notre bong sire de Grailhy, et y poseront plus de souci. Enfing, cette bande-là, passque y eng d’autres qui rôdent, et je parle pas des écorcheurs qui surveillent la grand-route. »

Son compagnon, qui s’était approché, acquiesça.

« Ça serait bieng plus sage à vous de pas prendre trop de risques. C’est pas dans votre monastère qu’ong vous aura appris à vous tirer d’une attaque de brigands. Par contre, dire les prières aux morts, je gage que vous savez y faire. Vous devez avoir vos aises, à l’abbaye, et peut-être bieng que vous savez pas comme les petites gens souffrent, cet hiver. Même qu’y eng a qu’hésitent plus à dire des choses pas jolies sur les seigneurs, les juges et les prêtres qui bouffent tout sans rieng vouloir lâcher. Alors quand ong saura dans le pays que des moines de l’Abbaye Noire y-z-ont pas même voulu cracher trois vilains psaumes sur de pauvres bougres d’hommes d’armes qui se sont fait crever la gidouille pour la défense du bong peuple… »

L’autre soldat le fit taire d’un signe, songeant que son ami commençait à aller trop loin.

- Baste, les desseins de Morr sont impénétrables : il écoute toutes médisances et choisit qui il laisse sauf. 
Le regard bleu acier de Brionne fixa intensément le nouveau venu qui finit par  baisser les yeux en bredouillant. 
- ... Il nous faut partir céans : le service de notre dieu l'exige, et tant pis pour les médisants. Qu'ils chantent tout leur saoul.
Brionne affermit sa prise sur les rênes de sa monture et en frappa les flancs des deux talons.

Pendant ce temps, dans une ruine perdue…

Les pas du chevalier résonnaient sous la voûte à demi effondrée de la vieille chapelle du Graal. Tandis qu’il s’approchait de la porte pour jeter un œil au dehors, il entendait le vent froid s’engouffrer par le trou béant ouvert au-dessus du chœur et venir siffler dans les tuiles posées en équilibre.

« C’t’un vilain temps, hein, messire capitaine ? » lui fit Yvon, le soldat chargé de faire le guet, emmitouflé dans une couverture en lambeaux.

Urien répondit d’un vague grognement et se hâta de refermer la porte ; elle ne tenait que par un gond et ne servait plus qu’à éviter les courants d’air. Il se dirigea vers les bagages de la troupe et le peu de provisions qui leur restaient, remplit un gobelet en étain terni, le vida et fit la grimace ; le vin des coteaux de Sombrefeuille, mal conservé, commençait à aigrir. Dépité, il se remit à faire les cent pas.

Il eut en passant un regard pour son heaume à grandes cornes de taureau très-horrifiques, qui avait durement souffert des dernières batailles. Faute d’un meilleur endroit, il l’avait déposé sur la tête barbue d’une statue de bois représentant un quelconque saint local.

Dans un coin de l’église, Maillart et Guérin tuaient le temps en jetant des pierres à la figure des nobles personnages d’une fresque.



Urien monta dans la chaire de bois branlante du temple, tel un bon prêtre prêchant devant ses ouailles, songeant aux événements des derniers jours. Avec si peu d’hommes, les espoirs de s’en tirer étaient minces. Même si certains d’entre eux parvenaient à échapper à la potence, ils n’auraient d’autre choix que de traverser la forêt de Sombrefeuille en direction de l’est, au pire moment de l’année, ou bien de faire route vers le sud-ouest et la ville forte de La Tour, au risque d’être reconnus et pris en chemin.


Mais revenons sur la grand-route où une singulière compagnie de moines noirs chevauche à bride abattue…


Le bruit des sabots retentissait violemment sur la terre gelée de la grand-route. Onésime, installé en croupe derrière Leustant, s’efforçait de ne pas laisser choir la tête de l’ignoble Quatrezoneilles, conservée dans un sac sanglant ; étant mise à prix, il fallait espérer qu’elle pourrait leur être de quelque utilité.

« C’te fois, on est bons pour d’la neige en pagaille, fit le gnome en montrant le ciel. Encore heureux qu’on est presque au hameau de la Vabreille. »

Quelques flocons commençaient à tomber, indiquant qu’il ne se trompait sans doute pas dans ses prévisions.

« Ce n’est pas le moment de nous effrayer d’un peu de neige, messire gnome, lui répondit Armand. Et puisque nous approchons d’un village, nous pourrons nous accorder une courte halte. Les chevaux iront meilleur train après cela, et nous parviendrons peut-être à nous faire héberger un instant au chaud.
- J’y compterais pas trop, ricana Onésime. Ça porte malheur d’avoir un prêtre de Morr chez soi. De toute façon, dans c’pays, dès qu’y s’agit d’rendre service, tout porte malheur. »

La route fit une large boucle et quelques maisons apparurent au tournant. La neige tombait peu à peu plus dru.



Ils s’avancèrent entre les maisons mais distinguèrent bientôt devant eux une demi-douzaine de cavaliers en armes et à peu près autant d’hommes de pied. Un chevalier se détacha de la troupe et leva la paume pour les saluer. Armand répondit par le même geste et ses compagnons arrêtèrent leurs montures.

« Les dieux vous gardent de mal, messeigneurs ! fit le chevalier. Je suis Sicard de Grailhy, seigneur des terres où vous vous trouvez. Ceux de mes hommes que vous avez rencontrés tantôt m’ont prévenu par pigeon de votre passage. J’ai pris les gens qui se trouvaient avec moi, et nous avons attendu votre arrivée. Peut-être vous a-t-on dit que le pays est en émoi : nous avons fort à faire avec une bande de coupe-jarrets de la pire espèce. Ils se sont réfugiés dans une ruine à moins d’une demi-heure de marche d’ici. J’ai bien posté des guetteurs, mais toute ma troupe ne nous a pas encore rejoints, et nous ne voulons pas risquer l’assaut pour le moment, car nous ne savons pas au juste combien ils sont encore. Inutile de vous dire que poursuivre votre route serait une folie.
- Nous vous savons gré de cette mise en garde, messire, fit Armand. Je me nomme Armand de Brahic, et j’ai pour mission d’escorter ces bons prêtres jusqu’à La Tour. Nous sommes porteurs d’un message d’importance pour monseigneur l’archidiacre du clergé de Morr. Nous avons été mandés en hâte par l’abbé Rostang, de l’Abbaye Noire ; et je dois vous dire que notre voyage ne peut guère souffrir de délai.
- Je crains qu’il ne vous faille cependant en souffrir un, répondit le seigneur de Grailhy. Je ne puis vous autoriser à poursuivre votre route. Mais par égard pour messire l’abbé, je veux malgré tout vous offrir mon aide. Le gros de mes troupes, ainsi que celles de mes vassaux et alliés, se trouve à un peu plus d’une journée de marche d’ici, avec de nombreux morts et blessés. Beaucoup de nos soldats rechignent à se remettre en marche. Suivez-moi là bas, donnez le repos à ceux qui sont tombés, rassurez les autres par vos prières, c’est le mieux que vous ayez à faire à présent. Je suis disposé après cela à vous donner bonne escorte et sauf-conduit.
- C’est de hâte que nous avons besoin, messire, insista Armand. Nous n’avons pas, hélas, été envoyés pour soulager les souffrances de vos gens. Ne pourrions-nous faire un crochet pour nous éloigner de ces brigands, puis rejoindre la route ?
- Non point, fit le seigneur de Grailhy. Je suis maître en mes terres, et suis en droit d’exiger votre assistance. L’abbé Rostang est un digne prêtre et un homme de bien, mais il n’a aucune autorité sur mes domaines. »

Ne voulant se trahir par son accent par trop méridional, Din se taisait. Mais il devint nerveux, la situation lui déplaisant fortement.
Il jeta un coup d'œil alentour afin de jauger l'éventualité d'une fuite...

Devant eux, la voie était fortement tenue par les hommes d’armes du sire de Grailhy, lance ou vouge au poing et casque en tête. Regardant discrètement par-dessus son épaule, Din s’aperçut de plus qu’à quelque pas derrière eux, une poignée de soldats étaient adossés au mur d’une grange. S’ils avaient déposé leurs armes et ne semblaient pas sur leurs gardes, ils risquaient fort de vouloir leur barrer la route s’ils cherchaient à faire demi-tour.

Din remarqua cependant sur sa gauche, entre deux maisons, un passage étroit qui donnait apparemment sur les champs entourant le village ; le chemin ne serait pas aisé à emprunter pour des cavaliers, mais cela pouvait justement leur permettre de ralentir leurs poursuivants, si les choses tournaient au vinaigre.

Suivant le regard de son compère tiléen, Brionne étudia l'éventualité d'une fuite. La position des soldats la rendait délicate. De plus il était las de cette course perpétuelle. Ajouter un seigneur qui semblait puissant aux nombreux quidams occupés à vouloir leur trouer la panse ne l'enchantait guère.
Il se résolût a faire avancer sa monture vers le sire de Grailhy:
- Ah ça, par la Dame, dites moi sur l'heur quelle mouche peut piquer un chevalier en grand arroi tel que vous pour l'amener à quérir aide et assistance à trois malheureux moines pelés, épuisés et tout juste rescapés d'une attaque d'homme-bêtes ? Vous risquez d'être fort marri par ce que nous offriront en échange de ces deux jours de retard que vous imposez : les prières aux dieux ne sont jamais si mauvaises que dites sous la contrainte.
Mais avant que de nous envoyer au diable vauvert, n'est-il pas moyen de nous employer plus utilement ?
Vous parliez de coupe-jarrets qui nous attendraient aval.
Dites-nous en plus !
Les temps sont troubles, l'hiver approche*, et il est parfois peu de choses séparant l'honnête chevalier du misérable forcé de courir les chemins, vendant son épée au plus offrant. J'ai souvenance d'un cas où il fut possible de ramener un tel parti à raison et même d'en faire de très vaillants auxiliaires de justice.
Si vous le permettez, nos frocs peuvent permettre de les approcher à seule fin de leur faire quelques propositions convenant à tous. Ils n'est parfois besoin que d'un peu d'or et de considération pour les faire se comporter comme des lions face à toute menace. Il semble qu'en pareille circonstance, quand le pays est mis à feu et à sac par des hordes d'hommes bêtes, quelques épées de bon achier ne sont pas à dédaigner.

*mais d'où je peux bien sortir ce truc, moi ??

Le seigneur de Grailhy, pris de cours par la proposition de Brionne, ne répondit d’abord rien. Certains des soldats jetaient au faux moine des regards ouvertement moqueurs, faisant peu de cas de ses talents supposés de diplomate, mais d’autres paraissaient impressionnés par son courage, à moins qu’ils ne fussent simplement soulagés à la pensée qu’ils n’auraient peut-être pas à combattre les hors-la-loi en fin de compte. Deux chevaliers échangèrent de brèves paroles à voix basse, et l’un d’eux mit pied à terre pour parler au seigneur.

« Cousin, fit-il, ce prêtre nous fait une offre vaillante. On aimerait rencontrer toujours autant de cœur chez un moine ! S’il est disposé, avec ses frères, à se risquer jusqu’à la chapelle où les routiers se sont retranchés, conduisons-les sur l’heure. Vos gens ont bataillé jusqu’au bout de leurs forces ces derniers jours ; ils ne seront que trop heureux de voir cette affaire réglée par des paroles et non par leurs armes.

- Je suivrai ton conseil, Amaury, répondit lentement le sire de Grailhy. Soyez remercié, messire prêtre, et vos compagnons de même. Mais je dois vous avertir que vous n’aurez pas là tâche facile. Ce sont de véritables assassins, des écorcheurs sans rémission qui se terrent dans cette ruine. Leur capitaine, tout particulièrement, est le plus infâme bandit à avoir jamais déshonoré le titre de chevalier. Pour lui, il ne peut y avoir nulle merci. Nous allons vous mener au plus près que nous pourrons. Délivrez-leur mes conditions avec toute l’éloquence dont vous êtes capable : s’ils acceptent de se rendre, de disperser leur troupe et de me faire serment sur reliques qu’ils quitteront sur-le-champ mes domaines sans plus jamais chercher à me nuire, alors je leur promets la vie sauve à tous, sur ma foi de gentilhomme. À tous sauf à leur capitaine ; tout mon peuple l’a en haine et maudit ses crimes : j’exige qu’ils me le livrent, afin qu’il soit par moi jugé. J’épargnerai les autres vies au prix de celle-là. Si vous parvenez à leur faire entendre raison, alors je vous déclarerai libres de tout autre service à mon endroit, et vous donnerai de surcroît une bonne escorte pour vous conduire à La Tour au plus vite. Rappelez-vous cependant ce que je vous ai dit sur ces ribauds : ils risquent fort de vous trancher la gorge avant que le premier mot n’en soit sorti. Êtes-vous toujours prêts à prendre ce risque ? »

Brionne pris son temps pour répondre. La position était délicate : entre un fort parti de soldats et un autre de rouliers il leur fallait jouer finement pour tenter d'échapper sans coups férir. Il avait l'impression désagréable de jongler avec deux torches enflammées.

- Sachez au premier chef que je ne puis m'engager qu'en mon nom : la discipline de l'abbaye ne s'applique guère en ces terres où, vous l'avez souligné, l'abbé Rostang n'a aucune autorité ; mes frères compagnons n'ont aucune obligation à me suivre après les épreuves qu'ils ont dû subir pour arriver céans, et auxquelles vous ajoutez encore par vos exigences.
Pour ma part, je suis prêt à me risquer au sein de ce nid de frelons, mais il me faut par avance cognoitre jusqu'où peux s'étendre votre clémence.
La condition fixée pour la réddition des estropiats concernant leur chef, me semble, en l'état, bien sévère. Je vous parle d'or et de considération, vous répondez hast et branchage au premier arbre. J'entends bien que ses torts fussent grands et les griefs reprochés moult étendus mais penser que ces soudards nous donneront leur chef sans barguigner est fantasque. Ils ne le feront que si la dissension en leur sein est déjà forte, et rien ne rassemble plus les hommes qu'un danger commun. Item, je vois mal ce pendard se livrer pour permettre à ses compaings d'échapper à une mort certaine. L'altruisme est une vertu, hélas, fort peu répandue au sein de la soldatesque.
Si vous m'en croyiez, vous proposerez à ce félon de nous accompagner jusqu'à la Tour pour y être jugé par le baron et sa justice, lui permettant de sauver la face et de garder quelque espoir de garder son chef sur les épaules. L'escorte que vous proposiez trouverait ainsi bel usage, tant plus que pour nous garder saufs, pauvres moines qui n'intéressons guère les malandrins.
À l'encontre, si vous ne le cédez en rien, mon entremise a toute chance de n'être que simple mortaille et le rôle que vous m'y faites jouer n'a rien pour me réjouir.
IL marqua un léger temps d’arrêt, scrutant le visage du sire de Grailhy qui restait de marbre.

... Et puisque votre peuple, qui gronde et grogne tout bas, a ce frappard en grande haine, offrez lui en pâture le bandit Quatrezoneilles. Sans être grand cognoisseur de la racaille qui fréquente habituellement vos terres, il me parait que ce triste sire est bien plus horrificque et malvaise engeance. Il hante les bois de Sombrefeuille depuis plus longtemps qu'il n'eut dû et l'annonce de sa mort devrait satisfaire les bas instincts de la populace. Nous avons sa tête par devers nous et je suis tout prêt à vous céder la gloire de sa mort, même si je préfèrerais que la clicaille de la mise à prix en revint au sire Armand de Brahic qui fit moult bel exploit en mortissant le misérable.

Le dit sire de Brahic ébaucha un geste de la main, comme pour contredire le moine, mais garda sagement le silence. Brionne baissa lentement sa tête encapuchonnée, dans ce qu'il espérait faire passer pour un geste de recueillement.

Cette fois-ci, le sire de Grailhy ne se laissa pas fléchir.

« Non, messire prêtre, point de salut pour cet homme, et point d’autre promesse pour lui, si la troupe rend les armes, que celle de subir ma justice. Ce que vous me proposez là n’est rien de moins que laisser aller les écorcheurs ; cela, je l’eusse bien pu faire sans votre secours. Ma clémence, la voici : renoncer à pendre ses compains, qui ne sont guère moins coupables que lui, et offrir à ce misérable un droit jugement, où il lui sera permis de se défendre de vive voix.

Quant à ce Quatrezoneilles, on a si souvent vu par le pays de bas coquins promener partout quelque tête tranchée en clamant que c’était la sienne que chacun maintenant se méfie. Le peuple croira qu’il est mort lorsque l’on pourra de nouveau traverser Sombrefeuille sans le croiser. Si cependant vous dites vrai, c’est auprès du baron qui vous pourrez en retirez quelque récompense, et non en mes terres. Mais c’est assez parler pour peu dire. Vous allez nous suivre jusqu’aux ruines de l’église, et là-bas vous ferez au mieux, si vous voulez mériter ma bienveillance. »

Le sire de Grailhy monta en selle et fit signe à quelques-uns de ses cavaliers d’escorter les prétendus moines. Il était difficile de discuter davantage ; ils se mirent en route sans oser échanger plus que quelques regards, entourés par les gens du seigneur. Ils eurent bientôt quitté la grand-route, prirent à travers champs et s’engagèrent dans un mauvais sentier grimpant une côte boisée.



« Vous voudrez sans doute connaître toute l’histoire des méfaits de cette bande-là, fit Sicard de Grailhy, se tournant vers eux tout en chevauchant. La voici : au début de l’hiver, une harde d’hommes-bêtes est descendue des hauteurs de Sombrefeuille pour venir s’en prendre aux fermes isolées et aux hameaux. Il n’y a plus en cette saison de cultures à ravager, mais ils pillaient les celliers et emportaient le bétail, sans parler des horreurs auxquelles ils se livraient sur les petites gens. Il nous a fallu mener une traque éprouvante avant de réussir enfin à les surprendre, tout cela, hélas, pour être repoussés. J’ai alors fait appel à mes parents et amis, sans perdre mon temps à adresser de vaines suppliques à mon noble suzerain le baron, qui a décidé de s’enfermer dans sa forteresse pour y boire son vin jusqu’à ce que l’hiver ait pris fin. J’ai aussi offert une forte récompense à tous ceux qui viendraient en armes soutenir notre parti ; plusieurs compagnies de gens d’armes répondirent à cet appel, et ensemble, nous pûmes mettre un terme aux tueries des hommes-bêtes.

Mais il s’en trouva parmi les chevaliers sans fief ni seigneur à la tête des mercenaires qui prétendirent me faire chanter. La somme convenue leur semblant soudain trop faible, il la firent tripler, et m’accusèrent d’avoir manqué à ma parole quand je ne voulus pas céder à leurs menaces. Ce qu’ils racontèrent à leurs hommes de notre entrevue suffit à décider ces vauriens à se payer sur mes possessions, en volant à nouveau mes paysans, et en commettant pour certains des exactions dignes de celles des hommes-bêtes. J’étais décidé à céder en partie à leurs exigences pour arrêter le bain de sang, aussi leurs capitaines et moi-même convînmes d’un entretien. Mais ils vinrent en grand harnois de guerre, dans l’idée de me mettre à mort ; grâce aux dieux, nous fûmes les plus forts, et ces chevaliers-brigands reçurent le sort qu’ils méritaient. Par malheur, l’un d’eux en réchappa, l’un des pires, un dénommé Urien qui rallia quelques-uns de ses plus fidèles coupeurs d’oneilles. Nous crûmes d’abord qu’ils étaient parvenus à fuir mes terres, mais les routes sont bien gardées : ils ne purent s’échapper. Nous avons fini par découvrir leur repaire, une vieille chapelle du Graal à demi ruinée. Et c’est là que nous vous emmenons. »

Ils s’arrêtèrent à un détour du chemin, sous un haut châtaignier. On n’apercevait pas encore la chapelle. Le ciel s’était pour le moment dégagé, et il ne neigeait plus.

L’un des chevaliers qui accompagnaient Sicard de Grailhy, le nommé Amaury, leur indiqua la direction à prendre.

« Suivez simplement ce sentier avec prudence jusqu’à ce que vous soyez en vue des ruines. Lorsque vous serez là-bas, ne quittez pas vos montures des yeux ; ils pourraient être tentés de ne pas vous laisser repartir. Si comme il faut le redouter ils refusent de se rendre, retournez sans tarder vers nous. Tâchez de vous faire une idée de leur nombre, sans éveiller leurs soupçons ; s’ils sont assez peu nombreux, disons pas plus d’une dizaine, il nous reste une chance de prendre l’église et de les passer tous par le fil de l’épée sans avoir à attendre de renforts. Nous n’avons pas voulu nous y risquer, car nous ne sommes encore qu’une poignée, et ils sont bien retranchés. En fait, si vous voyez que l’attaque peut réussir, le mieux serait de leur proposer des conditions impossibles afin qu’ils les refusent et de rompre les négociations au plus vite. Si nous pouvons les tuer sans grand péril, cela vaudrait bien mieux que d’avoir à épargner le moindre de ces pourceaux. Maintenant, allez ! »

Un par un, les compagnons s’avancèrent dans le sentier.

« Nous voilà poliment envoyés là-bas comme espions, si j’entends bien le cas, maugréa Armand lorsqu’ils se furent suffisamment éloignés. Je serais presque tenté de fausser compagnie aux gens de ce sire de Grailhy sans passer rendre visite aux bandits. Mais s’ils s’en avisaient, je crains qu’ils ne nous rattrapent bien vite, connaissant mieux que nous le pays…

- J’ai peut-être des nouvelles qui vous feront changer d’avis, fit Onésime avec un ton de comploteur, adressant un regard entendu à Leustant. Pissemerdre, cet Urien, si c’est l’même que c’lui de l’affiche, alors je crois le connaître. Il n’y a pas longtemps que j’ai eu à faire route avec lui et avec messire Leustant, avant qu’on soit séparés. Mais j’peux guère vous en dire sur lui. C’t’un brave sire, pas de doute, mais faut bien avouer que j’suis pas bien surpris de le trouver pris dans pareille merdre. »

Brionne était parti sans prendre le temps de maudire le sire de Grailhy, lui, sa maisonnée et sa descendance jusqu'à la septième génération. Il s'en voulait amèrement. Il aurait assez aimé également lui faire manger une partie du chef de Quatrezoneilles qui séchait dans son sac de toile... Une autre fois, peut être ?
La remarque d'Onésime le sorti de sa rêverie :
- Si vous permettez, sire gnome, celle dans laquelle nous nous trouvons est assez croquignole. Vous semblez connaitre notre futur hôte, voilà qui ne manque pas de m’inquiéter : il ne peut que s'émouvoir de vous trouver en compagnie de moines noirs. Lors, il serait sans doute plus sage de nous présenter pour ce que nous sommes, des hommes d'armes accoutrés en froc. Vous êtes-vous quittés en bon termes, ou devons-nous nous attendre à une accueil à la semblance de tous ceux encontrés jusqu'au jour d'hui ?

« De par ma merdre, j’espère bien qu’y sera content de me revoir, fit Onésime. Moi, vous savez comment j’suis : j’aime me faire des amis. Mais c’t’un grand et rude homme de guerre, cet Urien, alors, voyez, il est un peu vif.

- Un peu vif, c’est ce qu’il semble, si ce que le seigneur de Grailhy nous a dit est vrai, fit Armand. Mais hâtons-nous, à présent ; toute cette histoire nous détourne de notre vrai but, aussi tâchons de nous en tirer au plus vite. »

Adossé à un gros rocher au sommet encore blanchi par la neige des derniers jours, Fulgance s’efforçait de ne pas céder au sommeil, mais ne pouvait s’empêcher de dodeliner de la tête. L’épée tirée du fourreau, une lourde cape jetée sur ses épaules, il ne quittait pas du regard le sentier abrupt et tordu en contrebas. C’était presque l’unique chemin qui menât à la vieille chapelle qui était devenue leur refuge, et le seul praticable pour des cavaliers. Non loin de là, hors de vue mais à portée de voix, l’un de ses compagnons d’infortune, le mercenaire de Marienburg, montait lui aussi la garde.

Les espoirs de Fulgance s’étaient évanouis comme la terre gelée disparaissait sous la neige. Lorsqu’il avait accepté de se joindre à cette troupe de chevaliers sans fief ni avoir, il n’avait dans l’idée que de chevaucher plus sûrement jusqu’à la cité forte de La Tour, où la compagnie comptait se rendre. Un chevalier de plus en grand harnois, sachant monter et manier la lance, était toujours le bienvenu. L’offre du seigneur de Grailhy avait paru honorable, elle aussi ; s’il devait plaider sa cause devant le baron de La Tour, mieux valait sans doute avoir quelques exploits à lui conter : quoi de mieux que d’avoir pris part au massacre d’une bande d’hommes-bêtes sur les terres d’un de ses proches vassaux ? Pourtant tout s’était déroulé de travers. Il s’était rendu compte trop tard que les routiers peu scrupuleux l’emportaient de beaucoup sur les honorables gentilshommes au sein de leur troupe. Et comment aurait-il pu prévoir la fausseté de Sicard de Grailhy, invoquant les prétextes les plus absurdes pour réduire la somme promise de moitié ? Leur compagnie avait vaillamment contribué à la victoire, et cependant leurs capitaines avaient été attirés dans un lâche guet-apens et taillés en pièce pour faire taire leurs protestations. Fulgance se rappelait comment l’un d’eux, Matthieu de Guennes, avait tenté d’empêcher ses hommes de se livrer au pillage pour forcer le sire de Grailhy à respecter ses engagements. Il avait été tué avec les autres.

Il revoyait encore la panique qui avait saisi leur campement lorsqu’un des soldats rescapés s’était traîné jusqu’à eux, plus mort que vif, et leur avait appris le sort de leurs chefs. Fulgance avait alors en grande hâte rassemblé son équipement. Chacun fuyait le camp, craignant que le sire de Grailhy ne leur tombe dessus par surprise. Au milieu de la débandade, un homme était resté ferme : échappé on ne savait comment de la sanglante entrevue avec Sicard, il avait rallié quelques soldats autour de lui. Fulgance l’avait suivi, faute d’un meilleur choix, et avec lui était venu Othon, l’homme de Marienburg. C’était ainsi que, parti pour plaider honorablement sa cause devant le baron Fulcrand, il se retrouvait malgré lui hors-la-loi, proscrit et promis à la potence. La vieille église en ruine risquait d’être son dernier foyer, qu’ils partageraient avec ces hommes dont il ne savait presque rien ; en tout et pour tout, ils étaient sept. Le seul qu’il connaissait auparavant de vue était l’ancien capitaine qui les avait réunis derrière lui, cet Urien venu du nord du royaume. Mais il ne savait que penser de ce chevalier qui se disait engagé dans la sainte quête du Graal, et dont l’honneur lui semblait pourtant plus que douteux.

Fulgance fut tiré en sursaut de sa maussade rêverie. Quelqu’un marchait à grands pas sur le sentier. Fulgance, dissimulé derrière son rocher, l’observa, les doigts serrés sur la poignée de son épée. Il fut soulagé de reconnaître Thomas l’Édenté, un des soldats de la bande de rescapés. Fulgance sortit de sa cachette et lui fit signe de le rejoindre.

« Ô merdre, qu’ong dirait que ça va mal, messire, souffla Thomas. Le gros fils à putaing de sire de Grailhy arrive de ce côté-là, dites, et avec bieng quinze hommes au moins. »

Fulgance fit taire le soldat et tout deux attendirent un instant, prenant soin de n’être pas visibles depuis le sentier en contrebas. Puis ils aperçurent une demi-douzaine de cavaliers, dont plusieurs prêtres en robes noires.


(Maxence, c'est à toi. )

Le froid, le rationnement et la fatigue n'avaient que peu entamé les sens du jeune banni mais en voyant arriver la troupe il douta pourtant du spectacle que ses yeux lui offraient. En effet, les prêtres de Morr, étaient désormais seuls avec quelques hommes et un gnome sur le chemin, bien loin des autres. "Qu'est-ce donc que cette estrange compagnie," pensa-t-il ?

"Par tous les bordeleaux de Bretonnie," s'exclama Thomas, "qu'est-ce qu'il nous envoig des frocqués de Morr ? Z'auraient pas décidés des fois de nous bièrer avant que 'on ne soig crevés ?"

"Veux-tu bien bien t'exprimer taisablement," lui chuchota Maxence excédé, "Cherches-tu donc à être visamment repéré ?"

Thomas baissa le ton : "on va point commencer à craindre les curetons, quand même ?"

"Et par quel sentier crois-tu qu'ils arrivent céans ? S'ils y sont, c'est volonté de sire de Grailhy."

"Je l'entends bieng, mais qu'est-ce que ça change au fait que ce soit quelques malheureux moinillons, accompagnés de peu d'hommes d'armes et d'un demi-homme ?"

"Je gouste bien la singularité de la chose, et je douste qu'ils soient céans pour croiser l'acier. Mais pourquoi le sire de Grailhy nous les envoie-t-il ?"

"Faudrait voir à leur demander," plaisanta Thomas.

"Tu as raison, je vais céans leur mander la question."

"Oh, là ! T'es pas sérieux ? C'est le frais ou le manque de victuailles qui te rend cong ou quoi ? Et si c'est un piège ?"

"Alors, j'escompte sur toi pour l'avengement de ma mort. Prestes-toi de reporter cela à Urien, pendant que je m'entretiens à eux."

Thomas n'eût pas les réflexes pour retenir le fougueux Fulgance qui bondit en direction des cavaliers ; Thomas, pris de court, décida que de reporter les évènements à ses autres compagnons d'infortune restait probablement la meilleure chose à faire et laissa donc Fulgance à sa destinée.

Fulgance n'était pas serein au fur et à mesure qu'il approchait, et rien ne lui garantissait que les chevaliers de la compagnie n'allait se jeter sur lui avant qu'il ne termine son exposé, mais perdu pour perdu, il était prêt à courir ce risque, et puis ce serait une fin à la hauteur de la pantalonnade que fut sa vie : il aurait la satisfaction de mourir l'épée à la main et non le corps soumis aux caprices du vent au bout d'une corde. Quand il arriva à porté des soit-disant ecclésiastiques, il héla la troupe :
"Halte là, mes doulx gens ! Je ne sais ce que des envoyés du dieu sombre font sur ce sent, mais je me douste que sire de Grailhy vous a tenu quelques méchants contes à nos égards. Pourquoi alors aller plus avant ?"
Fulgance essayait de cacher son malaise, il était seul face à eux, et si les épées venaient à être dégagées du fourreau, il serait probablement vaincu, mais inconsciemment, sa main s'était posé sur son pommeau, prêt à toutes éventualités.

Brionne qui avait pris la tête de la petite colonne en compagnie des autres "moines" poussa un soupir de soulagement en voyant la silhouette du jeune chevalier sortir du couvert et se camper au milieu de la sente. Il se sentait observé depuis quelques temps et commençait à craindre qu'une volée de flèches ne récompensa le courage de leur ambassade.

- Assurément, nous avons bien ouï les contes du sire de Grailhy. Je pense qu'il nous a pris pour bons coquarts, mais il y a loin entre ouïr et croire.
Nous voulons encontrer au plus tôt Urien de Havras qui commande votre troupe. Si je ne me trompe pas, nous sommes peut être sa seule chance de finir la journée encore vif, comme vous tous, soldats de fortune, qui l'accompagnez.

Fulgance avait du mal à en croire ses oreilles ; ô certes, il avait espéré ardemment que les choses se passent ainsi, mais ils pensaient avoir fait là un voeux pieux et bien peu réaliste. Il lâcha donc son pommeau et s'adressa à la délégation :

"Si ce que vous me distes est vérité, c'est la Dame elle-même qui vous envoie, et je me ferais grand joie de vous guisder jusqu'à la chapelle qui nous fait office de place forte. Tenez-moi donc de ce projet de finir vif en ce jour : ce passage eût une consonance des plus aimables à mes oneilles."

Le jeune homme présentait plutôt bien en vue des épreuves qu'il affrontait ; certes, il avait les joues légèrement creusées, indiquant qu'il ne mangeait pas à sa faim depuis quelques jours, et couvertes d'une barbe naissante qu'il n'avait pu raser. Son surcôt, frappé d'un dragon banc sur fonds rouge et de quelques autres coquetteries héraldiques, était émaillé et dissimulé sous une épaisse cape de fourrure qui était censé le protéger du froid, mission qu'elle ne remplissait pas entièrement vu les rougeurs visibles sur son visage. Mais mis à part ça, il avait un port altier qui trahissait sa noble origine et des mouvements vifs qui trahissaient sa jeunesse. Quant à ses yeux noisettes, ils avaient au fonds cette lueur de ceux avec qui la vie n'avait pas été tendre.

"Suivez-moi et mirez bien que nul ne soit derrière vous, car si je vous accorde confiance, je ne peux prester même foi à l'homme qui vous envoie par devant moi. Je vais vous causer de notre version qui sera, à ne pas en douster, bien différente de celle qu'on vous a tenu. Mais souffrez que je me présente à vous : je suis Fulgance, de la famille de Châtelrac, vassaux du trèsestimé baron de La Tour, jusqu'à que mon frère décide de trahir serment, mais fi de mes histoire de famille dont vous n'avez probablement que foutre, je m'en vais que tenir de ce que je sais de notre encours. J'avoue n'avoir moi-mesme que peu d'amabilité à l'égard d'Urien de Havras, mais j'en ai encore moins pour seigneur de Grailhy qui est de ces gens, dont j'ai la naïveté d'espérer qu'ils ne sont que minorité, qui utilisent leurs titres comme paravent à leurs vices, en l’occurrence avarice et parjure. Je ne dis point que nostre troupe n'estoit composée que de gens de biens, mais ils ont fait leur peine telle qu'elle leur avait été quéri et, mesme si je ne peux témoigner pour tous, le capitaine que j'avois eust conduite exemplaire en réfresnant les bas instincts de ses hommes, qui avoient pourtant toutes raisons d'estre en ire. Sieur de Grailhy n'eust cesse de trouver billevesées pour retarder paiement, et quand celui-ci arriva il estoit ampusté de fort montant ; il justifia cela de frais fictifs comme le paiement des taverniers pour les chambres que nous occupasmes, chose absurde puisque nous dormions dans des camps de fortune, sous des tentes qui n'offrait qu'une mince protection aux intempéries. Ce brave capitaine ne méritoit point de crever dans un piesge, il ne désiroit que négocier avec sieur de Grailhy afin qu'il respecte sa parole donnée, mais il fust occis avec tant d'autres juste parce qu'il réclamoit ce dont ils avoient le droit."

Fulgance leur parlait de tout ça tout en marchant, régulièrement, il se retournait pour vérifier que nul ne les suivait.

Citation :

sauf Din qui s'abstenait de tout commentaire de peur que son accent n'éveille les soupçons

rêvassait depuis quelques lieues dans une féérie de gnocchis. Le froid, probablement...

Le bagout, la fougue et l'enthousiasme du jeune chevalier faisaient plaisir à voir. Son comportement de jeune chien fou rappelait confusément à Brionne celui de ses jeunes années.
- Moult merci pour votre récit, gentil damoiseau. Il ne m'apprend rien dont je ne me douta quelque peu. Ce sire de Grailhy semble se complaire dans les fourberies, déportements et autres menteries. Je puis même vous apprendre itelle tripot qui nous concerne tous et à propos duquel je compte m'entretenir avec le sire de Havras ...
Il fut interrompu par des éclats de voix en provenance d'une ruine quelques toises plus amont. Aussitôt après jaillit sur le sentier un soldat dépenaillé. Il suait et soufflait, volant plus qu'il ne courait ; il longea la petite colonne et disparut entre les arbres derrière eux en l'espace d'un instant. Il prit cependant le temps de jeter un regard assassin au jeune Fulgance de Châtelrac en lui adressant une grimace grotesque qui dévoila une dentition à l'agonie.

Alors que le sentier devenait à chaque pas plus raide, Fulgance fit mettre pied à terre à la petite troupe. Les chênes verts se rejoignaient au-dessus de leurs têtes, laissant tomber bas leurs branches et rendant la voie malaisée pour des cavaliers s’ils ne descendaient de leurs montures. Le sol était rocailleux et traître sous les sabots des chevaux, qui manquèrent une ou deux fois de piétiner le malheureux Onésime.

Après un brusque détour du chemin, la vieille église apparut à travers les branchages. On comprenait aisément pourquoi elle avait été choisie comme refuge par la bande ; bâtie sur un promontoire rocheux dont plusieurs flancs étaient à vif, elle semblait presque impossible à prendre par surprise. Elle rappelait beaucoup celle de Jouvenargues, massive et sans guère d’ouvertures autre que la porte, mais plus petite et surtout à demi ruinée. Plusieurs pans de murs à l’arrière de l’édifice étaient effondrés, ainsi qu’une partie du toit. La cloche rouillait au vent sous l’arche brisée du clocher. Seul le tympan rappelait encore la gloire passée de la chapelle.



La porte branlante s’entrouvrit et un homme à la barbe grisonnante parut, vêtu d’une vieille brigandine et d’une aumusse rouge, trop riche pour avoir été acquise honnêtement. Il fit signe à la compagnie de s’arrêter.

« La bienvenue chez nous, messeigneurs, fit-il. Guérin Troussecol, pour vous servir. Le capitaine va vous entendre, et sans tarder. Mais pas d’armes dans notre bonne chapelle : faut voir à pas fâcher les saints qu’ont leurs statues là-dedans. »

À ces mots, Onésime lorgna sans beaucoup de discrétion sur le large fauchon que le soldat portait lui-même à la ceinture. L’homme lui adressa un sourire tordu.

« Oh, t’eng fais donc pas pour ça, sire nabot. Les nôtres, d’armes, y sont habitués. »

Il fallut abandonner les armes, du moins les plus visibles. Pendant qu’Armand se débarrassait de son épée, il jeta un regard entendu à Din et Brionne derrière lui ; les robes de moines pouvaient cacher bien des choses. Beppe demeura avec les armes et les chevaux pendant que les autres passaient le portail de l’église derrière le soldat.



Un silence tendu régnait dans la chapelle. Guérin s’en alla rejoindre deux autres compains à la mine aussi engageante que la sienne, appuyés sur leurs vouges et observant les moines et leur escorte sans dire mot.



Devant l’autel se dressait un haut fauteuil de bois sculpté, comme une douteuse parodie de trône. En ce fauteuil se tenait un jeune sire aux cheveux clairs, une lourde fourrure d’ours jetée sur ses larges épaules, à ses pieds un grand écu à la peinture si malmenée que l’on n’en pouvait plus guère connaître les armoiries, sur son genou une longue lame qui indiquait le statut de chevalier de la Quête. Tel était le très-véridique portrait du capitaine Urien de Havras.



(Tremblez, mortels : Urien est revenu. )

Assis sur son trône de fortune, faiblement éclairé par la lumière blafarde qui émanait d’un vitrail brisé, le noble Urien de Havras semblait perdu dans ses pensées. L’annonce de l’arrivée d’une troupe de moines le laissait sceptique et il commençait à se demander quelle nouvelle coquefabue ce forceur de poules de Sicard était en train de lui jouer.
Il repensa aux événements de ces derniers jours, à la manière héroïque dont il s’était comporté lors de la dernière bataille qu’il avait livrée contre les enfants du chaos, et ce malgré une épouvantable gueule de bois, au peu de reconnaissance du sire de Grailhy et à la façon dont les choses avaient empiré depuis lors. Oh, l’attitude de Sicard n’avait guère surpris Urien qui avait jaugé l’homme d’un simple coup d’œil, reconnaissant en lui un semblable, mais la manière dont cet abject personnage avait osé attenter à sa vie malgré leur accord secret lui restait en travers de la gorge.
Le plan visant à éliminer les autres capitaines mercenaires était sorti de son esprit et de nul autre, et s’il avait fait l’effort de le soumettre à Sicard de Grailhy, il n’était pas fou au point de l’avoir fait sans un levier pour faire chanter le seigneur félon.
Mais il avait manifestement sous-estimé la fourberie de son adversaire qui ne lâcherait certainement pas la traque avant d’avoir pu récupérer les quelques documents compromettants qu’Urien avait en sa possession.
Tout cela était bien fâcheux et la situation était à présent des plus périlleuses. Malgré tout, la mémoire du chevalier de Havras ne put s’empêcher de s’attarder sur la jeune servante qui lui avait remis si gentiment, en échange de vaines promesses, les chartes et les lettres d’immunité signées de la main de son maître en faveur du seigneur de Fontanes, pourtant ennemi de son suzerain.

Bientôt cependant, la voix du vieux Guérin le tira de sa rêverie.

« Sire capitaine ! Sire capitaine ! Z’êtes encore avec nous, cong ? »

- Plait-il ? Balbutia Urien, qui venait de passer brutalement de l’image d’une jeune fille aux jambes douces et blanches à la face tordue et fort peu avenante de son subordonné.

- Les visiteurs… ils sont là, cap’taine !

En voyant devant lui Fulgance entouré d’une bande d’inconnus, le cœur du chevalier de la quête fit un bond dans sa poitrine. Il se dressa d’un geste vif et s’exclama en s’étouffant à demi.

- Qui garde ma foutue route ! Qui protège mes chemins ? J’ordonne que l’on surveille et l’on quitte son poste pour m’amener directement ici quelque bande d’assassins.
Puis, se mettant à faire les cents pas comme une bête en cage, il ajouta, comme s’il parlait pour lui-même : « Ah Fulgance ! Si vous vouliez ma mort, vous pouviez tout aussi bien me poignarder dans mon sommeil ! Misère ! Malheur ! Pauvre de moi ! Comme tous les hommes de bien, l’on veut ma mort ! On m’assassine alors que je sue sang et eau pour nous sauver tous d’un grand péril ! Odieux destin que celui du héros qui n’obtient pour seule reconnaissance que le mépris et la trahison.»

- Hum… chef ? L’interrompit Maillart, un autre de ses soldats. P’t-être que c’est pas l’meilleur des moments pour ça, putaing.

- Quelle est la première de nos règles ? Questionna Urien après un instant de silence.

- On n’interrompt pas l’capitaine, capitaine ! Récita fièrement Maillart.

- Bien ! Tends tes doigts.

- Cap’taine… je…

- Tends tes doigts te dis-je, le drôle ! Explosa Urien.

- Oui messire capitaine, répondit lamentablement le mercenaire qui reçut sur-le-champ un bon coup du plat de l’épée sur ses doigts déjà meurtris par le froid.

- Mais tu as raison malgré tout, reprit le capitaine. Haut les cœurs, jarnidame ! Nous sommes encore bien vivants et si j’ignore ce que mijote l’infâme Giscard de Granny, qu’il ne pense pas qu’une bande de moinillons de Morr me fera prendre mes jambes à mon cou. Retournez donc auprès de votre maître lui dire que le message manque quelque peu de subtilité !

- Ce cong-là est presque pire que dans mon souvenir, laissa échapper le gnome Onésime, manifestement atterré (comme tous les autres) par la scène qui se jouait sous ses yeux.


La vue du gnome réveilla en Urien quelque souvenir désagréable. Il sentit dans son dos perler quelques gouttes de sueur et prit enfin le temps de scruter un à un les visages des nouveaux arrivants.
Après un instant d’hésitation, il éclata d’une joie assez ouvertement feinte : « Onanisme, mon ami gnome ! Leustant, mon frère ! Quel plaisir de vous voir en ces lieux ! Dites-moi donc quel bon vent vous amène dans mon humble aula.»

Fulgance soupira pendant le long monologue d'Urien... Il s'était habitué à ses longs moments où il s'y présentait comme une victime ; par contre il avait plus de mal avec ses accès de tyrannie où il n'hésitait à malmener ses hommes dans le seul but de rappeler qu'il était le chef. Fulgance n'en était d'ailleurs pas à son premier manquement aux ordres, mais Urien était plus permissif avec le jeune chevalier, probablement que malgré tout, Urien se rendait compte qu'il ne pouvait abuser d'un noble, tout déchu et jeune soit-il, aussi aisément que de gueux malandrins.

Cependant, le dernier échange surprit Fulgance :

"Par tous les dieux, vous vous connaissez ?"

On put lire à ces mots un certain embarras sur le visage de Leustant.

« Heu, nous nous connaissons… c’est beaucoup dire… nous nous sommes trouvé faire route ensemble. C’est une longue histoire. Nous étions partis de la ville de Massillargues, malgré le siège qui est mis devant ses murs, et avions pour mission de ramener quelque armée en renfort. Mais je crains que nous n’ayons échoué…

- Vous… hm, vous avez tout de même l’air en forme, messire Urien, fit Onésime avec quelque hésitation. Je comprends bien que c’est sans doute pas l’meilleur moment pour venir vous déranger, pissemerdre, mais, voyez, on s’est laissé dire que vous et vos compains étiez, eh ben, dans une situation un peu difficile…

- Mais nong, tout va bieng, grommela Maillart, massant ses doigts meurtris.

- Ce sire de Grailhy qui vous veut tant de mal, poursuivit Onésime a bien voulu que nos bons amis ici présent (Onésime désigna Din et Brionne de la main, et Marius en lui tapotant affectueusement le bas du dos) essaient, eh ben, d’arrondir les angles, pissemerdre. Sûrement que vous êtes toujours aussi généreux et ouvert au dialogue et à la négociation, messire ? »

Se détournant sans rien ajouter, Urien retourna calmement vers son trône et s’y avachit complètement. Visiblement amusé par ce retournement de situation inattendu après des jours d’ennui et de frustration, il se mit à sourire en observant les mines déconfites de ses hôtes.

« Oh ! Leustant… comme vous me peinez, lança-t-il. Après tout ce que nous avons vécu, ensemble.
Mais qu’importe ! Vous ne tombez effectivement pas au moment idéal pour tailler le bout de gras. Sicard de Graillon nous aura bientôt rejoints, votre présence ici même le confirme, et si je ne puis imaginer les fariboles qu’il vous conta pour vous mêler à cette triste affaire, soyez bien certains qu’il ne renoncera pas à son assaut malgré votre ambassade.
Tous les hommes ici réunis ont pu goûter à sa justice et savent combien sa parole a peu de valeur. Pour ma part, je sais assez de vilénies sur son compte pour qu’il me veuille tudé et roide avant la nuit… aussi éviterai-je à votre place d’accorder trop de crédit à la mission qu’il vous confia car il me semble clair comme un vin de Bordeleaux que vous n’êtes en la matière qu’une distraction, somme toute efficace puisque mes gardes comme moi-même nous retrouvons loin de nos postes...»

Il marqua alors un temps d’arrêt qu’il mit à profit pour mieux se caler dans son siège.

« Mais, je devine malgré tout qu’il y a également de votre côté quelque histoire méritant d’être contée. Et je gagerais par ailleurs que vos moines n’en sont pas vraiment. Or, si j’ai pu en deviner autant, il serait bien fou de votre part de croire avoir dupé le sire Sicard. En d’autre terme, vous voici pris dans la nasse avec nous. Soyez les bienvenus !»

Avant l’arrivée de la bande d’inconnus, le plan sur lequel s’était arrêté Urien consistait à faire fuir sa petite troupe en deux groupes, l’un composé de Maillart, Yvon et Guérin, l’autre comprenant les quatre autres membres de la compagnie: envoyer les premiers fuir en longeant la grand-route -où ils n'auraient pas manqué d'être vus- après avoir équipé Guérin, le plus grand et robuste du lot, de ses armes et de son heaume cornu aurait certainement donné suffisamment de temps au deuxième groupe pour s’éclipser.
A présent, de nouvelles options semblaient s’offrir à lui, mais la coopération des nouveaux arrivants lui était nécessaire…

Les retrouvailles entre les anciens compagnons de route ne s’annonçaient pas des plus cordiales. Avant qu'un silence pesant ne vint encore compliquer leur situation, Brionne s'avança d'un pas.

- Assurément le temps presse et je crois le sire de Grailhy fort capable de vous emberlucoquer en attaquant malgré notre présence céant.
Il nous a envoyé auprès de vous pour deux choses : s'enditter sur le nombre, la force de vos gens et vous faire malhonnête proposition. Je vais d'une phrase résumer icelle : il est prêt à toute extrémité pourvu qu'Urien de Havras finisse pendu au bout d'une corde ou noyé au fond d'une facque. J'ai malencontreusement évoqué un équitable procès en la baronnie de la Tour, il s'est fermé tel bernicle et à brisé là notre entretien.
Il est en effet en position de force : si, pour l'heur, il ne dispose que d'une vingtaine d'homme (à ce que nous avons vu), il attend sous peu un renforcement important de sa troupe. Si vous attendez trop avant, il réduira votre convers sans grand peine ou attendra au dehors que la faim ai raison de votre courage.
Je conviens avec vous que le sire de Grailhy est sans doute foimenteor, ce qui me fait accroire que nous avons peut être plus à gagner en votre compagnie.

Il écarta négligemment sa robe de bure pour laisser apparaître quelques mailles de son haubert.

- Vous dites vrai lorsque vous nous prêtez des buts et des capacités fort différentes des habituels prêtres de Morr, mais je ne pense pas que le sire de Grailhy nous ai percé à jour. Si nous trouvions un terrain d'entente, nous pourrions retourner auprès du dit sire de Grailhy pour l'informer de votre feinte faiblesse, peut être même lui donner la fablerie d'une vôtre blessure afin de le presser à donner l'assaut sans tarder.
Nous pourrions même en ultime recours assaillir sa troupe par derrière ; en ce cas, nul doute que la victoire vous reviendrait aisément : la place est forte et aisée à défendre, votre troupe déterminée et en nombre au moins égal.
... n'est-ce pas ?